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La Cantina, un tiers-lieu de liens et de lutte contre la précarité alimentaire

Natacha Carbonel - Assistante de rédaction de Rhizome, Orspere-Samdarra
Gwen Le Goff - Directrice adjointe de publication de Rhizome, Orspere-Samdarra

Année de publication : 2025

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC MIGRANT, PUBLIC PRECAIRE

Télécharger l'article en PDFRhizome n°93 – Être bien dans son assiette

10 h 30, un jeudi matin de février à Villeurbanne, rue Anatole France. Rendez-vous sur un parking en pleine transformation. Des clôtures encerclent des bâtiments préfabriqués surplombés par des engins de construction. Le terrain, qui a longtemps accueilli l’ancien parking Raphaël-de-Barros et plus de 170 places de stationnement, fait l’objet d’un important projet de réaménagement urbain. Le tiers-lieux alimentaire sera bientôt entouré d’un grand parc. Au sein de trois préfabriqués assemblés, dans un espace de plus de 200 m2, Judith Le Mauff, coordinatrice, nous fait découvrir La Cantina, tiers-lieu alimentaire dédié à la lutte contre la précarité alimentaire1. Le lieu accueille trois cuisines partagées et équipées, une buanderie, un café-restaurant ainsi qu’un espace de stockage de denrées alimentaires. L’entrée dévoile un lieu plein de vie et de passages2 : des plannings de couleurs, remplis au feutre, indiquant les disponibilités des cuisines et de la buanderie ainsi que des affiches habillent les murs ; dans un coin de la pièce, des petits chariots individuels avec des ustensiles de cuisine attendent d’être empruntés et, dans un autre, une banque d’accueil met à disposition des arrivants différents prospectus.

Comment s’organisent les tiers-lieux dédiés à la lutte contre la précarité alimentaire ? À quels besoins répondent-ils ? Que permettent ces espaces et, au-delà des activités culinaires qui s’y déroulent, comment sont-ils investis ? C’est afin d’apporter des éléments de réponse à ces interrogations que nous sommes allées découvrir La Cantina, rencontrer les professionnels qui l’animent et les personnes qui la fréquentent.

L’archipel, tiers-lieu alimentaire et social

À la suite de la crise sanitaire et des différents confinements, un appel à projet national3 a été diffusé par les pouvoirs publics afin d’encourager la mise en place de tiers-lieux dédiés à la lutte contre la précarité alimentaire. La ville de Villeurbanne, les Restos du Cœur, déjà présents dans ce quartier et réalisant des distributions alimentaires depuis plusieurs années4, et l’association Le Mas, active dans les secteurs de l’hébergement, du logement et de la grande précarité, se sont associés afin d’y répondre. L’archipel, tiers-lieu alimentaire et social, est constitué de deux bâtiments destinés aux Restos du Cœur et à La Cantina, affirmant ainsi le rôle social et l’identité de cet espace.

Un espace destiné aux personnes concernées par la précarité ouvert sur la ville

La Cantina est un lieu hybride. D’une part, elle propose des cuisines partagées exclusivement ouvertes à des personnes hébergées à l’hôtel ou chez un tiers, mais aussi l’accès à une buanderie. D’autre part, l’espace café, ouvert au grand public, accueille les habitants du quartier. Il est ainsi possible de venir y boire quelque chose ou y travailler. Les personnes en situation de précarité peuvent également charger leur téléphone, profiter de la connexion Wifi ou bénéficier de cafés ou de repas suspendus5.

Tous les jeudis midi, cette grande pièce, chaleureuse, colorée, joliment décorée avec de nombreuses tables nappées, des fauteuils et des chaises dépareillés, se transforme en restaurant en proposant une formule plat-café à 6 euros. Au menu, une recette simple : des gnocchis ; un gâteau est proposé en dessert. La famille Yujad, habituée du lieu, est chargée de leur préparation. De manière ponctuelle, cette salle accueille également des associations, une coiffeuse, un opticien optométriste, une écrivaine publique et des soirées musicales, transformant ainsi les ambiances et mêlant les publics.

Les trois cuisines partagées, ouvertes du mardi au samedi, permettent d’accueillir six familles simultanément. Chaque pièce, spacieuse, comporte deux espaces de cuisine distincts (soit un réfrigérateur ainsi que deux plaques de cuissons, deux fours, deux éviers et deux plans de travail) et deux tables, permettant aux personnes de partager un repas. En effet, au-delà d’un lieu où les personnes peuvent cuisiner et bénéficier d’un certain confort matériel, celui-ci a également été pensé afin de pouvoir leur proposer un espace d’intimité et de convivialité, loin de la promiscuité qu’implique la vie à l’hôtel. Afin d’améliorer la qualité des produits alimentaires auxquels les personnes ont accès, qui est l’un des autres objectifs du projet de La Cantina, une épicerie sèche est également à leur disposition dans chaque cuisine6.

En cuisine, les personnes sont libres de préparer ce qu’elles souhaitent et comme elles le souhaitent : elles choisissent aussi bien les recettes que les modalités de cuisson et les produits qu’elles consomment – qu’elles ramènent en partie de l’extérieur. L’équipe est là, présente et disponible, mais elle fait le choix de ne pas adopter un rôle d’éducation alimentaire afin d’éviter de prendre une posture qui peut être moralisante.

Derrière les fourneaux

Au-delà de la contrainte de devoir cuisiner pour nourrir sa famille et de la précarité subie, les personnes sont invitées à partager un moment agréable en cuisine. Plats simples du quotidien, recettes du pays, transmissions culinaires… la cuisine est investie de différentes manières.

Ce jour-là, la plus grande des cuisines est entièrement réservée à la famille Yujad. Les enfants jouent autour de la table et dessinent pendant que les parents préparent les plats et dressent les assiettes de desserts qui seront servis à midi au restaurant. Dans une autre cuisine, la famille Oláh est pour l’instant seule. La jeune fille précise : « On vient souvent ici, parfois on réserve trois fois par semaine. Chaque jeudi, une autre dame vient avec son petit enfant, on l’attend. On se rencontre ici et on partage les plats syriens et albanais. » Elle confectionne, avec sa mère, un plat albanais « riche », à base de viande et de légumes. « Parfois on cuisine des pites ou des beureks. Chaque fois que l’on vient, on fait des choses différentes, on les imagine et on les prépare. On expérimente, on s’inspire aussi des recettes d’Internet. On aime cuisiner. Ma mère adore, c’est une passion. C’est elle la cheffe », nous explique-t-elle. Mère et fille amèneront ensuite les plats cuisinés à Monsieur, actuellement hospitalisé. « Là-bas, il ne mange rien, surtout si nous ne sommes pas avec lui. Mais quand nous sommes là, il mange bien. Parce que l’amour vient de l’estomac », conclut-elle en riant.

La dernière cuisine est partagée par deux femmes. Madame Sissoko, hébergée à l’hôtel avec ses quatre enfants, prépare deux recettes simultanément – une à base de poulet et de vermicelles (adorée par ses petits), l’autre de poisson – et du riz. Elle a aussi amené du linge à laver. « Cela ne sera pas possible ce matin », lui annonce Léa Stemmel, animatrice sociale du lieu, après avoir essayé de lui trouver une place sur le planning de la buanderie de la matinée, bien chargé. N’étant pas inscrite, elle devra revenir en début d’après-midi. Madame Bah, venue avec son enfant de un an et demi, prépare quant à elle un « plat du pays », le mafé, à base de pou- let et pâte d’arachide. Elle tend un piment avant de le hacher, en précisant : « Je le rajoute aussi, à côté, parce que nous on aime beaucoup. »

Avant de rattraper le fils de Madame, qui était parti gambader dans les couloirs, et de le raccompagner en le portant dans les bras pour le ramener à proximité de sa mère, Lionel Pacaud, animateur social, lui signale que sa machine à laver est terminée. Il s’est donc permis de sortir le linge et de le mettre à sécher. Posé dans ses bras et emmitouflé dans sa combinaison d’hiver, le petit s’endort. Lionel suppose qu’il a un peu de température.

Au cœur de cette cuisine partagée, l’ambiance est conviviale. Tout en cuisinant, les deux femmes discutent, échangent et rient. Au loin, l’équipe constate leurs interactions et, discrètement, s’en réjouit.

Au-delà de la cuisine et des actions de lutte contre la précarité alimentaire, La Cantina est un lieu de liberté, de rencontres et de création de liens au sein duquel les personnes retrouvent du pouvoir d’agir, mis à mal par les épreuves de la précarité et de la migration, à travers ce qu’elles préparent, mangent et les relations qu’elles y tissent.

Notes de bas de page

1 Nous remercions, pour leur accueil, Judith Le Mauff, coordinatrice de La Cantina, Léa Stemmel et Lionel Pacaud, animateurs sociaux, ainsi que les personnes présentes ce jour-là dans les cuisines de La Cantina. Les noms des familles cités sont anonymisés.

2 En 2024, La Cantina a accueilli plus de 300 personnes, dont la moitié sont des enfants.

3 Soixante-neuf tiers- lieux dédiés à la lutte contre la précarité alimentaire disséminés sur l’ensemble du territoire ont été créés suite à l’appel à projet « Création et développement de tiers lieux favorisant l’accès à l’alimentation des personnes hébergées à l’hôtel » émis, en 2021, par la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement.

4 Les distributions alimentaires se déroulent à partir de 19 h 30 du lundi au vendredi. Deux cents à trois cents personnes bénéficient de la distribution de repas.

5 Le concept des cafés et des repas suspendus consiste à payer sa commande en double afin qu’une personne qui ne peut les payer puisse en bénéficier.

6 Pâtes, riz, sauces tomate, farine, pois chiches, haricots blancs, levures, semoules, huiles, sauces tomate… Les produits sont issus de la coopérative Vrac qui propose des produits bio, en circuit court et locaux.

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