Vous êtes ici // Accueil // Publications // Rhizome : édition de revues et d'ouvrages // Rhizome n°95 – Le deuil et au-delà (décembre 2025) // La mort vivante

La mort vivante

Charlotte Doubovtezky - Chargée de mission - Périmortem Plateforme ViP, Relais Ozanam (Groupement des possibles)
Clémentine Gay - Chargée de mission - Périmortem Plateforme ViP, Relais Ozanam (Groupement des possibles)
Marie Millot - Chargée de mission - Périmortem Plateforme ViP, Relais Ozanam (Groupement des possibles)

Année de publication : 2025

Type de ressources : Rhizome - Thématique : TRAVAIL SOCIAL, PUBLIC PRECAIRE

Télécharger l'article en PDFRhizome n°95 – Le deuil et au-delà (décembre 2025)

La mort est une réalité à laquelle sont confronté·e·s les professionnel·le·s de l’accompagnement social, mais aussi les personnes accompagnées. La plateforme vieillissement et précarité (ViP), portée par l’association le Relais Ozanam, membre du Groupement des possibles, travaille avec des professionnel·le·s de l’accompagnement et des personnes concernées par le vieillissement, la fin de vie, la mort et le deuil dans un contexte de précarité1.

« Je veux que les gens sachent. » Irène Appelée à accompagner les équipes des structures d’hébergement confrontées au deuil, cette thématique a été intégrée aux formations menées auprès des professionnel·le·s et aux ateliers destinés au public en situation de précarité menés par la plateforme. Des temps collectifs ont également été organisés et des groupes ont été accompagnés à créer des rituels ou des hommages, par exemple, en mettant en place un coin photo ou en plantant un arbre. Par la suite, l’envie de « faire du beau avec du moche » en faisant du deuil une thématique à explorer, à parler, à jouer, à créer… et à vivre a émergé. La photographie, l’écriture et le jeu ont été mis au service des personnes en situation de précarité endeuillées afin de leur permettre de parler de leurs expériences individuelles, mais aussi de les mettre sur la place publique, de rendre visibles ces morts et ces douleurs invisibles. Une exposition photographique, une série de podcasts, un livre et une pièce de théâtre ont vu le jour. Ces projets, menés avec des modalités adaptées au public – ateliers courts, horaires ajustés aux rythmes de chacun·e, déplacement sur les lieux de vie – et ayant comme finalité la réalisation d’un objet final, ont permis aux langues de se délier, aux récits de se raconter et aux images de se dessiner.

« C’était pas facile, mais waouh, il était temps que ça sorte. » Claire

Les projets ont eu de nombreux effets sur les participant·e·s. Les personnes ont évoqué les spécificités des deuils dans un contexte de précarité tout comme l’universalité des chemins de deuil.

« Qu’on soit à la rue ou pas, les sentiments sont les mêmes, il faut leur dire ça aux gens. C’est juste qu’on ne peut pas les exprimer pareil et qu’on n’a pas forcément les mêmes occasions de le faire. » Irène

Les formes classiques d’accompagnement au deuil ne sont pas forcément adaptées aux personnes précaires. Au sein des groupes de parole, les personnes concernées par la précarité ne trouvent pas toujours leur place. Comment raconter la violence de la rue ou de la migration à des personnes qui ne connaissent pas ces réalités ? Comment relater le fait de vivre des décès répétés autour de soi dans des conditions violentes ? Et, en pratique, comment assurer sa venue à des groupes ou des rendez-vous réguliers lorsque sa vie est une « grande galère » ? Ces projets ont finalement constitué de réels accompagnements du deuil, comme l’illustrent Robert et Claire :

« Au début j’ai dit oui [pour participer à l’exposition photo], en me disant que ça servirait à d’autres et maintenant que je l’ai fait je me rends compte que ça m’a beaucoup servi à moi. » Robert

« Le passage en image m’a permis de comprendre des choses que j’avais jamais comprises. Ça m’a bien fait avancer. » Claire

Les personnes en situation de précarité sont régulièrement exclues des rituels lors de décès de proches, alors que ce sont des moments clés dans les chemins de deuil. En effet, lorsque leurs vies sont marquées par des ruptures familiales, les obsèques peuvent être gérées par la famille « de sang » sans impliquer celle « de cœur ». La participation aux projets et à leurs réalisations ont, pour certain·e·s, joué le rôle de rituel ou d’hommage qui n’avait pu être accomplis.

« Je veux laisser une trace pour ne pas oublier. » Robert

Enfin, l’entraide collective fait partie de la méthode de ViP qui défend le principe de soutien entre pairs. C’est également l’un des supports mobilisables dans l’accompagnement du deuil. Cet aspect a été fortement ressenti par les participant·e·s.

« Ça fait du bien d’être soudés. » Ewen

« Juste en parler je ne l’aurais pas fait, moi c’est le fait que ce soit inscrit dans un projet avec d’autres qui m’a fait accepter… et je ne regrette pas. » Daniel

Aborder la mort et le deuil « sans tabou » ne signifie pas que ces sujets ne doivent pas être considérés comme des sujets complexes. La plateforme ViP, avec ses compagnon·ne·s de route2, a proposé un cadre permettant d’accueillir et de respecter les émotions des participant·e·s. Toutefois, ces précautions n’ont parfois pas été suffisantes, notamment pour des personnes impliquées dans plusieurs projets qui ont raconté plusieurs fois leurs vécus de deuil. Certain·e·s ont vécu cela comme un emprisonnement dans leur histoire, comparable à des « disques rayés3 ». L’accompagnement proposé au groupe d’intervenant·e·s pair·e·s a été reconsidéré par la suite, une analyse de la pratique a notamment été mise en place.

Pour conclure, ces projets ont fait bouger les vivant·e·s : les endeuillé·e·s dans leurs chemins de deuil et donc de vie, mais aussi les professionnel·le·s et les institutions autour d’eux·elles, dans un mouvement d’évolution continuel.

Notes de bas de page

1 L’équipe composée de chargé·e·s de mission et d’intervenant·e·s pairs propose plusieurs types d’actions collectives en Auvergne-Rhône-Alpes. Elle accompagne des acteurs de l’accueil hébergement insertion et logement sur la fin de vie, la mort et le deuil, mais aussi, en miroir, les acteurs de ces domaines sur la précarité. En parallèle, elle crée des ressources à partir des besoins repérés sur le terrain et mène des actions de sensibilisation et de mobilisation collective sur ces sujets. Cet article dévoile des extraits de paroles d’intervenant·e·s pairs de la plateforme ViP issus de la première rencontre autour du projet de l’exposition photographique « Nos galères, nos deuils, nous ! Et vous ? », du bilan de celle-ci (2023), ou du bilan du projet théâtre « Petits conseils pour ceux qui restent… par ceux qui sont restés » (2024). Les personnes citées ont été anonymisées.

2 Soit Mathilde Parquet (photographe), Tiffany Loomans (accompagnante du deuil) et Elsa Dol (monteuse son) pour l’exposition photo, le livre et les podcasts et la compagnie Cent Détours pour le théâtre.

3 Clarisse Brunelle-Juvanon évoque l’image d’un « disque rayé » au sein de ses travaux avec des équipiers de la boutique Solidarité Emmaüs. Fondation Abbé Pierre. (2022). L’engagement solidaire : une contribution à l’émergence d’une nouvelle vision de l’action sociale. Fondation Abbé Pierre.

Bibliographie

POUR ALLER PLUS LOIN…

Découvrez, sur le site internet de la plateforme ViP, l’exposition photographique « Nos galères, nos deuils, nous ! Et vous ? », une série de podcasts, un livre et la pièce de théâtre « Petits conseils pour ceux qui restent… par ceux qui sont restés ».

Publications similaires

Sortir de l’ombre quand on est un invisible

migration - inclusion - asile - identité

Juliette CHAVARDES - Année de publication : 2016

La précarité n’est pas une situation exceptionnelle

accompagnement - mort - hôpital - accompagnement - stigmatisation - précarité - précarité

Régis AUBRY - Année de publication : 2017

Temporalité perdue et temporalité retrouvée

TRAVAIL SOCIAL - temporalité - TRAVAIL SOCIAL - TRAVAIL SOCIAL - exclusion