Chez les personnes migrantes en situation de précarité1, adultes comme mineurs, la prévalence des troubles psychiques oscille entre 40 et 60 % selon leur parcours migratoire et leur confrontation à des expériences difficiles tout au long de leur vie2. Le trouble du stress post-traumatique, la dépression et les troubles anxieux sont les plus fré-quents3. De nombreux patients vont nous être adressés en psychiatrie pour traiter ce type de problèmes, mais leur prise en charge est complexe pour diverses raisons. Souvent, les personnes migrantes se focalisent sur leur situation de précarité, qu’elles considèrent comme la seule cause de leur détresse psychique.
La précarité correspond à la limitation de certains besoins des individus dans les domaines relationnels et affectifs, impactant aussi leurs conditions de vie — tels que les déterminants sociaux de la santé. Cela fait référence aux « conditions dans lesquelles les personnes naissent, grandissent, travaillent, vivent et vieillissent, ainsi que les forces plus larges qui façonnent les conditions de la vie quotidienne. La majeure partie de notre santé est déterminée par ces causes profondes non médicales de mauvaise santé, notamment l’accès limité à une éducation de qualité, à des aliments nutritifs et à un logement et des conditions de travail décents4 ». La précarité génère une insécurité variable selon la personne et le contexte. Les conséquences peuvent être graves si elle persiste, pouvant aggraver des troubles psychiatriques préexistants ou en générer de nouveaux.
De surcroît, l’écart culturel entre le patient et le professionnel de santé peut provoquer des malentendus importants sur la compréhension de l’origine du problème et du traitement à proposer. Le modèle explicatif de la maladie varie selon les cultures5. Là où le professionnel de santé perçoit un trouble anxieux ou dépressif et propose un traitement psychiatrique, le patient peut l’interpréter comme un problème d’ordre spirituel (« c’est le destin » ou « je ne me suis pas comporté adéquatement selon la rigueur religieuse »), magique (possession ou mauvais œil), physique (puisque l’anxiété est ressentie au niveau du corps : boule à l’estomac, gorge serrée, douleurs diffuses…), ou simplement percevoir l’option d’un traitement psychiatrique comme stigmatisante. Par conséquent, il peut plutôt envisager de solliciter un guérisseur, un tradipraticien, une personne de référence dans sa religion ou un médecin ayurvédique.
À cela s’ajoutent la problématique d’engorgement des services psychiatriques, les délais d’attente, le manque de formation en approche transculturelle chez de nombreux professionnels de santé, ainsi que le manque d’interprètes. Cela provoque des problèmes de compréhension mutuelle qui se soldent souvent par des rendez-vous manqués soit que le patient ne comprend pas l’utilité de la psychiatrie, ou que le professionnel décide d’arrêter le suivi, estimant que le patient ne souffre pas d’un problème psychiatrique, mais uniquement d’un problème d’ordre social. En conséquence, de nombreux patients ne seront pas pris en charge, ou le seront avec beaucoup de retard, ce qui impacte leur qualité de vie, favorise l’évolution vers des pathologies psychiatriques chroniques et réduit leurs chances d’intégration dans le pays d’accueil.
Comment approcher cette problématique ?
Un début de réponse commence en écoutant les personnes migrantes attentivement. Elles ne nous parlent pas de dépression, de troubles anxieux ou de trauma, mais évoquent souvent la précarité sociale et les pertes. Cela doit nous faire réfléchir aux multiples deuils auxquels elles sont confrontées6, soit :
- ce qu’elles laissent derrière Il peut s’agir des êtres chers, décédés ou disparus, de l’éloignement de leurs familles et de leur quotidien familial, de leur quartier, leur lieu de travail et leurs écoles, leur cercle d’amis ; de la lumière ou de la température, des parfums de leurs lieux habituels ; de leur place dans la famille, leur rôle social, leurs filiations, affiliations et appartenances culturelles mises sous tension ;
- ce qu’elles n’ont pas trouvé dans le pays d’accueil et qui avait motivé leur Cela fait, par exemple, référence à une situation économique et sociale meilleure, ou à la reconnaissance de leurs études ou acquis professionnels. Ces derniers n’étant pas reconnus, les personnes sont contraintes de travailler dans des métiers moins qualifiés. De surcroît, la précarité sociale ne leur permet pas de se sentir en sécurité pour que le processus naturel de deuil puisse se déployer.
Il est important de se rappeler que le deuil est la réaction psychologique normale face à la perte d’un être cher, mais plus largement face à la perte de tout « objet » concret ou symbolique investi affectivement de manière significative7. Les personnes migrantes en accumulent beaucoup et nous avons tendance à les sous-estimer ou à psychiatriser toute forme de détresse psychique. Il s’agit de trouver le juste milieu et de déterminer quels professionnels doivent s’impliquer dans le cadre de cette prise en charge et comment. En effet, il me semble fondamental que au-delà des professionnels de la santé mentale, ceux du domaine du social, de l’enseignement et de la médecine de premier recours s’intéressent aux notions de pertes ainsi que de deuils et les abordent ouvertement. Ceci contribuera à catalyser la construction du lien de confiance entre les personnes migrantes et les professionnels, à réduire les écueils pour accéder à la psychiatrie, si cela s’avère nécessaire, et à élargir les options thérapeutiques avec des approches en santé mentale communautaire, moins coûteuses et qui aideront à désengorger les services psychiatriques.
Construire le lien de confiance Reconnaître la multitude de pertes auxquelles la personne migrante est confrontée favorisera chez elle le sentiment d’être comprise. Parler de pertes et de deuils est un acte universellement partagé, donc non stigmatisant, et bien plus facilement accepté comme un problème à prendre en compte. Cette universalité aidera aussi le professionnel dont la psychiatrie n’est pas le domaine, pouvant se sentir incompétent ou inapte à traiter ou à apporter des solutions face à la dépression, aux troubles anxieux ou aux traumas psychologiques. Or face à une personne endeuillée, il s’agit surtout d’accompagner — plus que de traiter —, de reconnaître que la détresse ressentie a un sens et qu’il est légitime de ne pas aller bien dans un tel contexte. Le professionnel pourra alors plus facilement aider à élaborer la perte, transformer le lien avec ce qui a été perdu, le réinvestir autrement, pour par la suite faciliter le tissage de nouveaux liens significatifs.
Par ailleurs, les professionnels peuvent ressentir un sentiment de décalage ou d’étrangeté face à la différence culturelle de la personne migrante et, par conséquent, avoir l’impression de ne pas la comprendre. Parler de pertes et de deuils est alors un pont de compréhension mutuelle car tout le monde peut aisément comprendre que la perte peut générer une souffrance psychique. Le professionnel aura plus de chances de développer de l’empathie face à la détresse de la personne migrante et le lien de confiance se tissera réciproquement.
Réduire les écueils pour accéder à la psychiatrie
Si un traitement psychiatrique est nécessaire, le deuil peut être considéré comme une « thématique pont », un sujet de conversation qui permet la rencontre entre deux mondes culturellement distincts. Parler de deuil permet d’introduire les notions de tristesse, de nervosité, de ruminations, de troubles du sommeil, voire d’émotions plus complexes, telles que la culpabilité envers les défunts ou ceux restés au pays, ou encore la honte de ne pas avoir « réussi » sa migration. Cela permet d’ouvrir un espace psychique pour réfléchir ensemble à ce qui tourmente, tout en apportant une contenance relationnelle8 qui aidera aussi à penser ce qui peut aider à soulager cette souffrance. Il importe alors de s’intéresser aux références culturelles de la personne migrante, à ce qu’elle ferait dans son pays, mais aussi d’introduire la manière dont nous utilisons la psychiatrie « chez nous », en la présentant de manière nuancée pour réduire le stigma qui peut l’entourer. En présentant la psychiatrie comme une approche pour mieux gérer les effets du deuil, et non pour « traiter » une dépression ou un trauma psychologique (des concepts souvent absents dans d’autres cultures), nous rendons ces approches plus accessibles. Il ne s’agit pas de nier que les personnes migrantes souffrent de dépression, d’anxiété ou de trauma, mais de permettre une introduction progressive à ces concepts à partir d’un « objet commun partageable » qui permet d’abord de construire une relation de confiance, socle de toute prise en charge.
Élargir la palette d’options thérapeutiques via des approches communautaires
Nous avons mentionné que ces personnes souffrent surtout de précarité et de pertes pouvant provoquer ou aggraver des troubles psychiatriques. Il est donc nécessaire d’élargir les options de prise en charge en proposant des approches communau-taires9 qui renforcent la socialisation, l’occupation, mais aussi redonnent du sens, du pouvoir d’agir et une structure au quotidien. Ces approches ont été largement prouvées comme étant efficaces10. Le soutien apporté par des assistants sociaux, éducateurs ou enseignants, peut également aider à trouver des solutions concrètes au quotidien. En effet, les personnes migrantes sont souvent confrontées à l’attente d’une décision sur leur demande d’asile, à la menace d’une expulsion et à l’impuissance de ne pas pouvoir décider quant à leur sort. L’approche communautaire permet de recréer des liens, de valoriser la solidarité, de relancer la capacité à penser et à être créatif, et par là, de réactiver des processus de deuil gelés, mis en attente, en lien avec la précarité sociale, affective et relationnelle.
Pour conclure, prendre soin de la santé mentale et de l’intégration des personnes concernées par la migration forcée est essentiel à l’amélioration de la qualité de vie de celles-ci et à notre cohésion sociale. Cela constitue donc une responsabilité collective. S’intéresser aux deuils, envisagés comme un « objet commun partageable » ou une « thématique pont », permet de rapprocher des univers culturels parfois très éloignés entre les professionnels et les personnes migrantes. Cela met également en évidence que la souffrance liée aux pertes n’est pas seulement un fardeau, mais témoigne aussi d’une qualité fondamentale pour la vie, celle de pouvoir tisser des liens, d’investir et d’aimer. Un problème se révèle rarement être en même temps une solution, sauf si sa compréhension et sa présentation sont modifiées.
Notes de bas de page
1 Cet article se concentra sur les personnes concernées par la migration forcée, soit pour des raisons économiques, de désordre ou de violence d’État dans leur pays d’origine.
2 Müller, et al. (2017). Santé mentale des requérants d’asile traumatisés : état des lieux et recommandations. Rapport à l’intention de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), section Égalité face à la santé, Interface Politikstudien Forschung Beratung, Lucerne.
3 Carroll, A., Kvietok, A., Pauschardt, J., Freier, F. et Bird, M. (2023). Prevalence of common mental health disorders in forcibly displaced populations versus labor migrants by migration phase: A meta-analysis. Journal of affective disorders, 321, 279-289.
4 Organisation mondiale de la Santé (OMS). (2025). Déterminants sociaux de la santé. OMS.
5 Kleinman, (1981). Patients and Healers in the Context of Culture: An Exploration of the Borderland between Anthropology, Medicine and Psychiatry. University of California Press ;
Sanchis Zozaya, J., Tzartzas, K., Dao, M., Bodenmann, P. et Marion-Veyron, R. (2018). L’apport de la psychiatrie transculturelle aux soins de premier recours : pour une approche pragmatique pour des rencontres complexes. Swiss Medical Forum, 18(15), 325-331.
6 Sanchis Zozaya, (2021). J’ai peur de les oublier. Deuil et accompagnement chez les adolescents requérants d’asile. Georg Éditeur. Les Presses de l’Université de Montréal.
7 Hanus, (1998). Les deuils dans la vie. Deuils et séparations chez l’adulte et chez l’enfant. Maloine.
8 Ciccone, A. (2009). Le concept de fonction contenante. Santé mentale, 135, 22-27.
9 Thornicroft, G. et al. (2016). Community Mental Health Care Worldwide: Current Status and Further Developments. World psychiatry: official journal of the World Psychiatric Association (WPA), 15(3), 276-286.
10 Turrini, G., Purgato, M., Acarturk, C., Anttila, M., Au, T., Ballette, F., Bird, M., Carswell, K., Churchill, R., Cuijpers, P., Hall, J., Hansen, L. J., Kösters, M., Lantta, T., Nosè, M., Ostuzzi, G., Sijbrandij, M., Tedeschi, F., Valimaki, M., Wancata, J. et Barbui, (2019). Efficacy and Acceptability of Psychosocial Interventions in Asylum Seekers and Refugees: Systematic Review and Meta-analysis. Epidemiology and psychiatric sciences, 28(4), 376-388.