« Lyrica®, c’est mon médicalement1 ! C’est pour le stress. » Cette phrase est assez commune lorsque nous évoquons la consommation de médicaments au sein de la consultation du dispositif Darjely2. Ce stress, il est parfois difficile pour les patients de le définir ou d’en identifier la cause. Il est souvent décrit comme étant une sensation désagréable qui les empêche de se sentir bien, d’être avec les autres. Pour eux, le Lyrica®, également appelé « Pfizer », « Taxi » ou « sarukh3 », leur évite de vivre ces ressentis, les en éloigne et leur permet « d’être normal ».
Un rapport particulier
Le Lyrica® (ou la prégabaline en dénomination commune internationale [DCI]) est un médicament antiépileptique prescrit en Europe pour atténuer les douleurs neuropathiques et les troubles anxieux généralisés. Il a été, pendant de nombreuses années, présenté comme un médicament sûr. Toutefois, en 2010, des signaux montrant un risque de dépendance auprès de ses consommateurs ont commencé à apparaître. Concernant les jeunes que nous rencontrons, le Lyrica® est rarement le seul produit qu’ils consomment. Il est souvent associé au cannabis, à d’autres médicaments (tels que le Rivotril® ou le Tramadol®) ou substances. Néanmoins, force est de constater que le Lyrica® a une place particulière dans le parcours de ces jeunes et que sa consommation se retrouve souvent au cœur de leur prise en charge en addictologie. Plusieurs éléments peuvent expliquer le rapport particulier qu’ils entretiennent avec ce médicament. Tout d’abord, la rencontre avec le Lyrica® a souvent eu lieu très tôt dans la construction des jeunes que nous prenons en charge, depuis leurs 10 ou 11 ans. Ils décrivent cette période, qui correspond à l’entrée dans l’adolescence, comme un épisode de rupture avec leur famille et une présence plus importante dans la rue. Les effets anxiolytiques, empathogènes et stimulants pouvant être rapprochés des effets de l’alcool sont ainsi recherchés lors de la prise de ce médicament. De plus, le Lyrica® est décrit comme étant très accessible dans la rue, abordable et avec un mode de consommation plus simple, car un comprimé est transportable et la prise est moins stigmatisante que le fait de fumer, de sniffer, ou de boire de l’alcool. La consommation de Lyrica® est donc initialement banalisée par les jeunes et faisait déjà partie, de façon plus ou moins importante, de leur quotidien dans leur pays d’origine.
Une aide face aux difficultés
Lorsque les consommations de Lyrica® ont débuté dans leur pays d’origine, elles sont souvent décrites par les jeunes comme ayant une fonction récréative. La dépendance au médicament semble alors se cristalliser lors de leur arrivée en France, les conditions de vie auxquelles ils sont confrontés et les stratégies de survie qu’ils mettent en place venant majorer leur anxiété. Chaque jeune que nous rencontrons a sa singularité. Toutefois, le public que nous accompagnons relate régulièrement des histoires de vie complexes ainsi que des situations sociales, familiales et professionnelles difficiles. Le Lyrica® peut alors prendre une place centrale dans ce quotidien laborieux. Confrontés à la violence de la précarité, ils utilisent ce médicament pour gérer les émotions qui les traversent. Ainsi, au-delà des aspects neurobiologiques pouvant expliquer les effets de dépendance et de tolérance de cette molécule, le fait de savoir qu’ils ont accès à cette gélule blanche et rouge est déjà un élément rassurant à leurs yeux. Un exemple assez évocateur est celui de Abdel4. Il m’explique en consultation qu’il ne trouve pas de travail, il doit donc vendre des cigarettes dans la rue. Le regard que les passants posent sur lui et la tension qu’il ressent face au risque de rencontrer les forces de l’ordre sont des sources d’anxiété qui lui ont fait augmenter sa consommation initiale de Lyrica®. Débute alors pour lui le cercle vicieux suivant : « J’ai besoin d’argent. J’ai besoin du Lyrica® pour gagner de l’argent. Le Lyrica® me coûte de l’argent. J’ai besoin d’argent. »
Une vie sous emprise
La dépendance au Lyrica® rend les jeunes plus vulnérables. Seule ou mélangée à d’autres substances psychoactives, elle vient altérer leur jugement, facilitant notamment le passage à l’acte violent et les délits. Cette idée est bien comprise et intégrée par les réseaux de traite d’êtres humains. Ainsi, pour inciter les jeunes, et notamment les mineurs, à commettre des délits, ces réseaux vont faciliter l’accès à certains médicaments ou substances illicites, comme la cocaïne. Le climat de violence dans lequel s’inscrivent ces jeunes augmente leur anxiété ainsi que leurs traumatismes physiques et psychiques. Par conséquent, et faute de mieux, ceux-ci ressentent le besoin d’échapper à la réalité par les consommations. Ainsi, si nombreux sont ceux qui viennent consulter en ayant conscience de leur problème d’addiction et avec une authentique envie de se soigner, de multiples questions se posent du côté de ces jeunes. Comment vivre sans ces gélules accompagnant, pour certains, leur quotidien depuis la sortie de l’enfance ? Comment gérer ses émotions et son anxiété quand elles ont toujours été modulées par un composant chimique ? Surtout, comment faire face à cela alors que l’on se trouve dans un environnement anxiogène, violent, sans papiers, sans sa famille et en exil ?
Face à ces situations complexes, l’une des approches que nous utilisons est la prescription du Lyrica®. L’objectif est de venir le remettre à sa place, en tant que traitement, et ainsi de réduire les risques liés à sa prise. La prescription s’intègre donc dans une prise en charge plus globale de la santé du jeune et selon un cadre de soin définit en amont avec lui. Ainsi, le sevrage du Lyrica® n’est pas l’objectif principal de la prise en charge. Ce médicament peut même devenir un outil bénéfique pour l’amélioration de la santé des jeunes. Il reste avant tout important d’assurer un environnement sécurisant afin de leur permettre de développer d’autres stratégies que les produits pour gérer leurs angoisses et leurs émotions. Sans cela, nous ne pouvons espérer leur faire arrêter la prise de produits et les ramener vers la réalité. Cela serait comme retirer les brassards d’un enfant avant de lui avoir appris à nager.
Notes de bas de page
1 C’est de cette manière que les patients prononcent le mot « médicament ».
2 Darjely est un « dispositif référent » du parcours de soins en addictologie et en psychiatrie des jeunes migrants en errance (JME) sur le territoire de la Métropole de Lyon. Il accueille des jeunes de moins de 25 ans au sein du Vinatier psychiatrie universitaire Lyon Métropole.
3 Ce terme signifie « fusée » en arabe et est utilisé pour évoquer le Lyrica® en référence aux couleurs de la gélule.
4 Le prénom de la personne citée a été anonymisé.