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Soigner les cultures, cultiver le soin

Floriane Derbez - Docteure en sociologie, chercheure associée – Centre Max Weber – Équipe Politique de la connaissance

Année de publication : 2022

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°82 – Vivre la nature (janvier 2022)

A l’heure où la situation du monde agricole peut légitimement, et à plusieurs titres être considérée comme préoccupante, voire alarmante – au regard notamment du taux de suicide observé dans cette catégorie socio-professionnelle1, la plus affectée par ce phénomène, mais également des polémiques récentes autour de « l’agribashing2 » ou encore des effets, de plus en plus problématiques, de l’agriculture dite « conventionnelle » (phénomènes de pollution, réduction et érosion de la biodiversité, contribution à l’émission de gaz à effets de serre et au changement climatique) –, cette contribution entend, à partir de l’expérience d’un collectif d’agriculteurs rhônalpins engagés dans la production de maïs dits « populations », tracer un sillon alternatif.
Loin du « malaise paysan3 », cet article s’attache à rendre compte d’une manière singulièrement joyeuse de pratiquer l’agriculture qui, et c’est ce qui sera défendu ici, s’appuie sur ce que certains chercheurs ont thématisé sous le concept difficilement traduisible de « care ». Les agriculteurs, en choisissant de semer des maïs populations et de reproduire leurs semences, réintroduisent de la biodiversité dans leurs cultures (considérablement « simplifiées » par la modernisation et la spécialisation), développent une attention et un soin particulier à l’égard de leurs semences. Je soutiens que ce soin et cette attention sont « contagieux » dans la mesure où ils s’étendent à l’ensemble de leurs systèmes de production ainsi qu’aux membres du collectif avec lesquels ils sont engagés dans la production – particulièrement contraignante et chronophage – de ces maïs et sans lesquels ils ne pourraient mettre en oeuvre une telle pratique.
Finalement, cette expérience met en lumière une manière singulière d’être agriculteur aujourd’hui, de prendre soin de la terre et des autres (vivants, générations futures, voisins, collègues), qui va à l’encontre d’un modèle agricole « productiviste », dévastateur pour l’environnement comme pour les hommes. Celle-ci peut être source d’inspiration (et de contagion !) dans un contexte où les enjeux autour de l’agriculture et de l’alimentation – et plus généralement de la santé – deviennent de plus en plus prégnants et interrogent le rapport que nous entretenons à la terre et au(x) vivant(s).

Maïs hybrides versus populations, petit détour par la génétique

Des éleveurs laitiers des départements de la Loire et du Rhône ont fait le choix4 – pour certains depuis près d’une dizaine d’années maintenant – de se tourner vers des semences de maïs dit « population » pour s’affranchir des contraintes liées à l’usage (quasi monopolistique) des semences hybrides (dépendance aux firmes semencières et aux conseils associés, faible implication du cultivateur dans l’acte productif, nécessité de racheter annuellement des semences) et regagner une certaine autonomie sur leurs fermes. On parle de maïs « population » par opposition aux variétés hybrides. Contrairement aux plantes hybrides qui sont le fruit « moderne » du croisement de deux lignées « pures5 » produites en conditions « dirigées », les variétés de maïs population évoluent en pollinisation libre, au champ. Hétérogènes, elles ont une base génétique plus large (d’où le terme de « population »), qui les exclut de fait du catalogue officiel qui impose aux semences de répondre aux normes de distinction, d’homogénéité et de stabilité (DHS) pour pouvoir être commercialisées6. Les épis issus des populations se caractérisent, à la différence des hybrides uniformément jaunes, par l’étendue de leur gamme de couleurs, qui, pour celles cultivées par le groupe, s’étend du rouge au blanc en passant par des teintes bleutées et par toutes les variations de l’oranger.
Le choix de revenir à des semences qualifiées de « paysannes », donc sélectionnées par et pour les paysans depuis des décennies, alors même que, aux dires d’un agriculteur du groupe, « les maïs, on a tous appris que ça ne se ressemait pas » constitue en soi un renversement particulièrement intéressant à observer7. Cela est en même temps particulièrement impliquant pour les agriculteurs qui doivent apprendre à produire ces semences (s’en procurer, se familiariser avec elles, puis les sélectionner, les trier, les conserver, les égrener…) alors même que ces savoirs et savoir-faire ont disparu avec la modernisation agricole et l’introduction, puis la généralisation massive des hybrides de maïs dans les champs à partir des années 1960.
La production de semences de maïs population est une opération délicate. Plante allogame, le maïs se reproduit par croisement. Contrairement aux plantes autogames qui s’autofécondent, comme les blés par exemple, les organes reproducteurs du maïs, s’ils sont situés sur une même plante, arrivent à maturité de manière différée dans le temps. Cette situation induit que les fleurs femelles d’une plante (les soies qui donneront lieu, après fécondation, à l’épi) seront fécondées par le pollen des fleurs mâles (panicules) d’autres plantes, transporté par le vent. Cette caractéristique de la plante impose, en pratique, certaines précautions, car les maïs peuvent se croiser avec n’importe quel pollen de maïs environnant – hybrides compris – entraînant de ce fait la perte des caractéristiques de la population (couleur et forme des épis). Dans ce cas, les agriculteurs évoquent des phénomènes de « pollution » de la population. Pour pallier ces éventuelles dérives, le groupe préconise de maintenir une distance d’un minimum de 300 mètres de toute autre culture de maïs (hybrides ou population). Or dans des secteurs comme les monts du Lyonnais, par exemple, caractérisés par une densité importante de culture de maïs8, cette distance d’isolement se révèle particulièrement contraignante, voire problématique. En outre, certains agriculteurs qui exercent dans des secteurs de montagne éprouvent, du fait de l’altitude et de la précocité du gel en automne, des difficultés à produire leurs semences dans la mesure où ils n’arrivent pas à conduire leur maïs à maturité, condition indispensable pour la production des semences.
L’organisation en collectif se présente comme une manière pratique de remédier à ces contraintes. En effet, les agriculteurs du groupe qui bénéficient de conditions adaptées à la production des semences (respect des distances d’isolement, mais également expérience de la multiplication) contribuent à produire de la semence pour ceux qui n’ont pas les moyens de le faire où pour ceux qui souhaiteraient essayer cette culture. Une partie de leurs semences est donc mise à disposition du collectif qui gère ce stock de semences en même temps qu’il constitue un espace très régulier de formation entre pairs.

Apprivoiser le vivant/se laisser apprivoiser par le vivant

Circulent donc entre les membres du groupe des semences9, mais également les connaissances qui leur sont attachées ainsi que des signes qui témoignent des liens privilégiés qui unissent certaines populations à certains agriculteurs. Ainsi, les noms de (re)baptême attribués à certaines populations marquent clairement l’origine (géographique et sociale) de la semence et les liens avec son producteur10. Devenir cultivateur de maïs population consiste donc à hériter d’une histoire, d’un long et minutieux processus d’adaptation conjointe entre hommes et plantes et, de fait, à s’inscrire dans un cadre collectif, puisque les semences initiales sont fournies par un agriculteur du groupe et que la transmission des connaissances nécessaires à leur (re)production se fait lors de temps collectifs.
L’une des variations les plus significatives que les populations de maïs introduisent par rapport aux hybrides concerne le rapport au temps qu’elles impliquent. Lorsque Raymond s’adresse, lors d’un temps collectif au printemps 2015, aux nouveaux candidats à la culture du maïs population, il leur conseille d’abord de faire des essais sur plusieurs années avec la ou les mêmes populations au motif qu’« au bout d’un an, tu ne vois rien. Le maïs [population] c’est comme les vaches, il faut lui laisser le temps d’acheter le pays ». Raymond introduit ici un rapport d’analogie – voire d’homologie – entre le maïs population et les vaches. Alors que l’agronomie moderne a contribué à cloisonner le monde animal et le monde végétal par le biais de la spécialisation, Raymond explique quant à lui que ces deux activités relèvent du même processus d’apprivoisement du vivant. D’ailleurs, il est particulièrement significatif de constater que la diversité génétique que Raymond introduit dans ses cultures (de maïs, mais également de blé, dont il cultive également des populations) trouve un écho dans ses activités d’élevage puisqu’il a fait le choix d’un troupeau « mixte », alors même que les producteurs de lait ont massivement adopté une seule race laitière (et le plus souvent la Prim’Holstein, la plus « productive »). Ainsi, selon Raymond, les vaches et le maïs populations engagent le même type de relations et peuvent chacun se voir attribuer une même compétence : celle de pouvoir s’adapter aux lieux dans lesquels ils évoluent. Se dessine ici un quadriptyque singulier qui lie ensemble les vaches, le maïs, l’agriculteur et le pays et qui fait fi des partages modernes entre nature et culture11. Dans cette configuration, l’agriculteur n’est pas dans une posture de maîtrise puisque le processus se fait aussi sans lui : ce sont les maïs qui achètent le pays. Il explique également que si ce maïs a besoin de plusieurs années pour s’adapter aux conditions dans lesquelles il est implanté, symétriquement, l’éleveur a également besoin de temps pour apprendre à voir donc former son regard.
Face à l’immédiateté de l’hybride qui circonscrit la relation entre le maïs et l’agriculteur dans le cadre d’une campagne culturale (quelques mois) et de relations strictement utilitaires (acheter des semences, semer, récolter, racheter des semences…), où la participation de l’agriculteur est minimalement requise, le maïs population implique l’instauration de relations durables entre les agriculteurs et leurs plantes, au cours desquelles se déploie une panoplie de gestes qui visent à prendre soin de leurs cultures. Cette implication singulière débouche sur une relation d’attachement à ces maïs, qui brouille les frontières entre espaces professionnels (les champs) et domestiques : des trophées colorés sont ainsi suspendus au seuil des maisons d’habitation.

Soigner l’agriculture… par une contamination joyeuse ?

La pratique singulière du maïs population contribue alors à tisser un réseau mêlant les hommes, leurs maïs, mais également les vaches auxquels ils sont destinés sous forme d’ensilage ainsi que les lieux dans lesquels ils sont cultivés, et qui redéfinit les contours de leur identité professionnelle, de leur manière d’habiter le monde et de travailler – avec les autres et avec la nature.
Basile, l’un des agriculteurs du groupe, signait l’éditorial d’une revue agricole en témoignant à propos de son expérience des maïs population : « Je sème, tu sèmes, ils s’aiment… » Et c’est précisément là, je pense, qu’opère la contagion : c’est la joie et le plaisir pris à faire les choses collectivement – il serait tout à fait vain de décompter le nombre d’heures qu’y passent les éleveurs que j’ai fréquentés – qui sont contagieux et donnent envie à d’autres (parmi lesquels des éleveurs « conventionnels ») de s’impliquer, de s’engager à leur tour et de s’inscrire dans cette entreprise collective de préservation de la biodiversité cultivée.

Notes de bas de page

1 Selon une publication de la Mutualité sociale agricole (MSA) : « Les personnes affiliées au régime agricole, consommant des soins et âgées de 15 à 64 ans, ont un risque de mortalité par suicide supérieur de 43,2 % à celui des assurés tous régimes de la même tranche d’âge », mais également que « les pathologies psychiatriques – et en particulier la dépression – sont les affections entraînant le niveau de surrisque le plus élevé. » Mutualité sociale agricole. (2021). La mortalité par suicide au régime agricole : une préoccupation majeure pour la MSA. Info Stat, p. 1, 2.

2 L’agribashing désigne une forme de dénigrement systématique de la profession agricole.

3 Expression consacrée et réemployée lors de chaque « crise » du monde agricole, qui puise ses racines dans l’ouvrage d’Henri Mendras (1964), La fin des paysans.

4 Ils sont accompagnés dans cette démarche par l’association de développement de l’emploi agricole et rural (Addear 42) qui promeut les valeurs d’une agriculture paysanne, nourricière et pourvoyeuse d’emplois.

5 Pour produire une lignée « pure » de maïs, il faut forcer les maïs à s’autoféconder. Cette opération nécessite une intervention de l’homme, qui seul peut contraindre le pollen des fleurs mâles d’une plante à féconder les fleurs femelles de la même plante.

6 Le catalogue officiel est géré par le Comité technique permanent de la sélection (CTPS) sous l’égide du ministère de l’Agriculture. Les variétés de maïs populations en ont été retirées du catalogue en 1960. Sur l’histoire de la génétique au xxe siècle, voir : Bonneuil, C. et Thomas, F. (2009). Gènes, pouvoirs et profits. Recherche publique et régimes de production des savoirs de Mendel aux OGM. IRD Éditions.

7 Derbez, F. (2020). Les mobilisations collectives pour l’agro-écologie à l’épreuve de leur opérationnalisation : variations sur le thème de l’agro-écologie [Thèse de doctorat de sociologie, Université Lumière Lyon 2].

8 À l’échelle nationale, le maïs représente, en termes de surface, la deuxième espèce la plus cultivée. Agreste. (2010). Recensement agricole.

9 Inaccessibles dans le commerce, puisque non inscrite au catalogue officiel.

10 Un des agriculteurs du groupe, François, se présente d’ailleurs en réunion de la manière suivante : « Je me suis marié avec ma population il y a six ans et depuis je ne l’ai jamais quittée ».

11 Latour, B. (1997). Nous n’avons jamais été modernes. La Découverte ; Descola, P. (2005). Par-delà nature et culture. Gallimard.

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