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La « socio-économie de la santé » au défi de la précarité

Lahsen ABDELMALKI - Maître de Conférences à l’Université Lumière Lyon 2

Année de publication : 2000

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC PRECAIRE, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°3 – L’offre de soin entre politique et subjectivité (Décembre 2000)

L’économie politique se préoccupe traditionnellement des phénomènes ayant trait à la vie individuelle ou collective des hommes qui s’accompagnent de la formation de la valeur. Les économistes se distinguent des sociologues par le fait qu’ils sont des “ spécialistes ” du calcul économique. Même si un hôpital, par exemple, est une institution essentielle de notre système de soins, l’économiste dira dans quelles conditions, de coût et de facturation notamment, l’offre d’un service est justifiée. L’économiste ne s’arrête donc pas à l’utile, il envisage aussi ce qui est économiquement possible ou pas.

Cette précision liminaire appelle, cependant, une nuance. Le calcul économique est différent selon qu’il est privé ou public. Sur le marché des téléviseurs (bien privé), l’acheteur recherche en principe, le “ meilleur rapport qualité-prix ”. Ce que les spécialistes de la microéconomie qualifient de “ maximisation de l’utilité sous contrainte budgétaire ”. Dans cette sphère, le calcul économique ne peut être fictif. L’individu ne peut acheter que ce qu’il peut payer, sinon il s’expose à l’insolvabilité. Dans la perspective du calcul économique public, celui qui préside à la réalisation des projets collectifs, les prix fictifs – faute de marché parfois – remplacent les prix réels. Les choix procèdent alors de la confrontation des avantages (ou de l’efficacité) des projets et es décisions à leurs coûts. Les projets et infrastructures qui sont réalisés sont généralement censés répondre, dans une certaine conformité, à cet objectif d’efficacité sociale.

Pourtant, aussi éclairante qu’elle soit, cette distinction entre logique publique et logique privée reste caricaturale. On sait par exemple que les infrastructures collectives de soins en France doivent leur existence à la “ viabilité culturelle ” aujourd’hui inespérée d’un système de santé qui continue de reposer sur une certaine idée du service public. Le triomphe de l’idéologie de l’économie du marché et les perspectives qu’elle laisse miroiter de pouvoir rechercher des profits dans une “ vente ” plus large de soins, fait craindre à une partie de l’opinion (et des professionnels) que ce triomphe détruise l’hôpital et, avec lui, le terreau culturel sur lequel il s’est historiquement construit. Certains redoutent même que la conversion de l’hôpital public à la logique privée vienne compromettre la part d’altruisme sans laquelle le lien social ne peut se perpétuer.

Au fond, ce qu’il faudrait aujourd’hui, c’est une véritable “ socio-économie de la santé ”. C’est-à-dire une discipline capable d’appréhender la relation de soins dans le cadre des rapports de société. Il ne s’agirait pas alors seulement d’affecter des coûts à des actes ou de mettre en relation une offre de soin avec la demande correspondante. Il s’agirait fondamentalement de se pencher sur la logique d’expression de l’offre (qui offre quoi et pourquoi ?) ou de la demande (comment naissent les besoins, comment les usagers traduisent-ils ces besoins en demande ?). Ces questions, certes anciennes, revêtent un caractère particulièrement aigu dans le contexte de crise économique et sociale des vingt dernières années. En effet, un nombre important d’individus, d’abord exclus du marché du travail puis évincés des autres lieux de sociabilité, peinent à se présenter comme des usagers à part entière du système de soins. A leur égard, une analyse en termes d’offre, de demande, de coût et de prix perd toute signification. A l’intention de ces catégories précaires, notre tâche doit d’abord consister à redéfinir le rapport que nous souhaitons établir entre économie de marché et démocratie, entre efficacité économique et justice sociale. C’est le prélude indispensable à une clarification de notre attitude collective à l’égard de l’exclusion et de la précarité.
Cette discipline que l’on peut souhaiter avec toute l’ardeur que peuvent inspirer les temps actuels si difficiles pour nombre de nos concitoyens n’existe pas encore. Mais, est-elle au moins en train de se construire ? On peut en douter. Concilier l’efficacité économique (qui est un fait) à la justice sociale (qui est à consolider) n’est pas simple dans une société qui secrète l’exclusion comme un fait organique.

Pourtant une société démocratique, comme la France, doit bien tenter de trouver des réponses à une question qui est aussi vieille que l’économie de marché elle-même : d’où viennent les miséreux et les précaires alors que la richesse ne cesse de croître ? Les pays où l’économie libérale est reine (USA, Royaume Uni) ont trouvé la parade : laissons donc les miséreux et les précaires à eux-mêmes ! Cette non réponse relève d’une conception des lois de l’économie qui incite à penser que se préoccuper des pauvres serait “ contre-productif ” pour eux-mêmes et pour la société dans son ensemble.(…)

Mais, qu’on ne s’y trompe pas. La France si prompte à se proclamer “ berceau des droits de l’homme ” n’a jamais non plus assumé un véritable débat public sur la question de la justice sociale. Métamorphosée par près de vingt années de conversion à l’idéologie de l’économie de marché, la France a oublié de penser la précarité. On peut constater l’irresponsabilité de cette politique dans le fait que si la précarité a affecté au début les plus fragiles (les moins qualifiés, les plus jeunes, les femmes, les étrangers, les pauvres, etc.), elle a fini par approcher ou par affecter tout le monde. L’Etat lui-même a été touché à mesure que sa politique devenait adaptative, conservatrice et manquait d’audace face aux défis d’une économie de plus en plus mondialisée.

Traiter de la question des soins dans la société d’aujourd’hui, la “ socio-économie de la santé ” doit accepter sereinement de le faire en considérant que le problème obéit, en schématisant, à la fois à une logique de demande et à une logique d’offre. Dans le premier cas, il n’y a pas que la demande révélée et solvable, il y a aussi la demande diffuse, celle qui rencontre des difficultés à s’exprimer et à se financer. Mentionner la logique de l’offre, c’est d’emblée tenir compte de la compétition entre les laboratoires, les établissements et les praticiens qui impliquent, au plus haut niveau, les affrontements entre les industries et les nations, d’une manière qui peut faire de l’enjeu de la santé un simple prétexte pour la justification des intérêts commerciaux.

La “ socio-économie de la santé ” ne peut s’abstenir d’affirmer une doctrine. Celle-ci peut tenir dans deux propositions simples. En premier lieu, si l’offre de soins engage une dépense, elle est aussi le socle sur le quel repose la force physique, mentale et morale qui sont le fondement de la richesse des nations. Le grand économiste anglais, Alfred Marshall (Principes d’économie politique, 1890) l’affirmait haut et fort dès la fin du siècle dernier. En second lieu, l’offre de soins doit être tenue pour indissociable de la sauvegarde des droits de la personne humaine. Il ne saurait y avoir de progressivité du développement sans que la satisfaction de ce type de besoin, d’une manière ou d’une autre, soit assurée à tous !

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