Le suicide est par excellence un acte intime au sens où il ne concerne que le sujet et lui seul et exclut de fait toute référence à l’autre. C’est un acte pur dont on ne peut rien dire, comme une histoire sans parole, un « innommable ». Cet acte n’est pas une démonstration mais une monstration ; on en a plein les yeux et la bouche close.
Le suicide apparaît d’autant plus monstrueux quand il s’agit d’adolescents ; il est hors de propos semblant prendre à contre pied l’éclosion souhaitée parfois craintivement d’un sujet à venir. Il marque l’absence incongrue et cruelle d’un sujet en plein ad-venir.
Cet innommable monstrueux ouvre à des réponses diverses dont la finalité n’est que de le déplacer, de le conjurer, à l’instar de Persée qui pour affronter le regard de mort de Gorgone utilisait un artifice en ne cherchant à le voir qu’au travers d’un miroir afin d’éviter l’occurrence mortifère de le regarder en face.
Le corps social oscille ainsi entre des réponses de type hystérique ou de type obsessionnel :
– Il s’agit parfois de démonstration d’affects forts , de témoignages de douleurs intenses comme pour détacher l’attention, la compassion et l’intérêt du mort vers ceux qui souffrent ; ou de proposer une reconstruction quasi-romanesque de l’acte pour l’inscrire dans une histoire autre ; on cherche des explications pour se soulager de trop fortes implications.
– Il s’agit aussi de dresser des tableaux statistiques, des descriptions minutieuses, des analyses froides. L’acte est posé nu, sans affects.
Ces deux stratégies ont bien en commun de détourner le regard de l’innommable de l’acte suicidaire.
L’acte suicidaire est bien au cœur du paysage adolescent ; il concerne plus de 1.000 adolescents par an et 30.000 si on prend en compte l’ensemble des tentatives de suicide.
Il est rarement associé à une pathologie mentale. Le suicide des adolescents n’est pas le fait d’une maladie ou d’une problématique spécifiée, mais bien un acte adolescent, liée donc aux problématiques propres à l’adolescence.
En ce qui concerne les grands adolescents, les 15 ans et plus, cette problématique est dominée par la convocation culturelle à s’inscrire dans ce qui va être leur histoire à l’écart de l’histoire parentale. L’adolescent est convoqué à faire des choix (il ne peut pas tout avoir), accepter ses propres limites (il ne peut être tout) et ce de manière quasi-irréversible (et donc à s’inscrire dans une temporalité). Ce mouvement d’éclosion est particulièrement bouleversant, l’adolescent se sent perdu, seul dans un monde trop grand ; et déprime dans la mesure où il se rend compte qu’il ne prime plus.
Le rapport au temps doit se reformuler brusquement; l’adolescent n’est plus dans le temps des autres (celui de ses parents, de la mode, de ses copains, celui des rythmes scolaires etc.) il entre dans sa propre temporalité, dans ce qui maintenant fait histoire pour lui. Se poser la question de son propre temps amène de fait à se poser la question de sa propre mort dans la mesure où c’est bien la mort qui donne sa mesure au temps.
Penser à sa mort, c’est échapper à la nécessité de penser au temps qui passe ; présentifier sa propre mort c’est abolir le temps, ça retire ce qui lui donnait la mesure, c’est donc se penser immortel.
Si l’adolescent n’a pas peur de mourir, c’est qu’en fait il a très peur de vieillir : « à mourir pour mourir, il choisit l’âge tendre ».
Le passage à l’acte suicidaire correspond souvent à une tentative magique de se débarrasser de la nécessité de faire des choix, d’accepter des limites et de s’inscrire dans sa propre temporalité. Mourir c’est se débarrasser de ce qui embarrasse, grandir c’est accepter de s’en embarrasser. Souvent au décours d’une tentative de suicide l’adolescent est serein, heureux de vivre, comme s’ il avait vérifié qu’il était vivant et que les autres avaient répondu au terrible rendez-vous qu’il leur avait donné. Quand il y a passage à l’acte, l’adolescent ne sait plus pourquoi il s’est exposé à mourir. C’est pour cela qu’il est difficile de l’aider à penser cet acte, à en dire quoi que ce soit. C’est pour cela qu’il est souvent préconisé d’intervenir très précocement au décours d’un acte suicidaire.
Cet acte suicidaire ne correspond pas toujours à l’incapacité qu’a l’adolescent à savoir se penser à la fois dans le passé, dans le présent et dans l’avenir, se penser donc dans une histoire ; l’acte répond parfois non pas à un défaut de savoir mais à un défaut de vérité, un peu comme si l’adolescent voulait anticiper sur une vérité à venir. Il se laisse entraîner dans l’acte en ayant sincèrement l’impression qu’il découvre par cet acte qu’il avait envie de mourir ; tout se passe comme si certains adolescents se trouvaient aux portes de la mort sans avoir jamais véritablement décidé de mourir. Au décours de l’acte ils sont alors perplexes, comme incapables de penser ce qui leur est arrivé, ne sachant que faire de cette vérité révélée à leurs yeux.
La prévention de tout acte suicidaire consisterait alors à permettre à l’adolescent de prendre le temps de grandir, d’entamer et poursuivre cette longue Odyssée d’un Ulysse parfois déboussolé mais animé du désir d’avancer vers son Ithaque.