Dans le cadre d’une recherche-action récente1, nous avons rencontré des équipes socio-éducatives de CHRS2 suite au décès d’un de leurs hébergés. Au décours des récits de vie des défunts, il est apparu que la mort venait révéler l’existence d’une famille alors qu’on croyait la personne seule au monde. On se représente souvent le sujet en grande précarité comme quelqu’un de fondamentalement seul, sans famille, sans proche ; c’est ce qu’il dit ou ce qu’il laisse penser en l’absence de paroles. Mais dans la réalité il existe une famille : le sujet est né de quelqu’un et de quelqu’une, il a eu des liens d’appartenance, même s’il a effectivement existé une rupture dont l’origine est le plus souvent méconnue.
A la mort des personnes3, des membres de la famille apparaissent ou réapparaissent (parents, fratrie, conjoint(e), enfants, neveux…), leur existence ressurgit, même s’ils ne sont pas présents à la cérémonie d’enterrement. Le maintien actif de la rupture de la filiation devient manifeste lorsqu’il cède au décès des personnes.
La rupture avec l’entourage familial est pourtant réelle, mais pas toujours comme on se la représente. Il semble bien exister une dimension active, de la part du sujet, pour le maintien de la rupture avec l’entourage familial, dont l’errance serait l’une des modalités existentielles. C’est ce qui produit la solitude exposée par le sujet à ses accompagnants sociaux; et qui l’épuise par la permanence du contre-investissement : investir la déliaison en lieu et place du lien.
Il existe plusieurs niveaux de rupture avec la filiation : totale pour certains, partielle pour d’autres : Jacques parlait de ses parents, mais il « oubliait » de parler de ses propres enfants dont l’existence apparaît à l’occasion de son maigre héritage.
Le maintien actif de la rupture familiale n’est pas le seul fait du sujet, il est réciproquement maintenu par la famille (par peur, par désespoir, par ressentiment, par usure …) : Virginie, « fille de clochard », se rend à l’enterrement de son père après avoir tenté de l’oublier pendant 30 ans.
A la mort du sujet, la déliaison cède. Toute l’énergie dépensée pour tenir à distance (la famille, une personne en particulier, l’histoire, le ressenti du corps) fait alors retour , permettant aux personnages de la filiation de réapparaître. De son vivant, le sujet qui ne pouvait faire un travail psychique de mise à distance le faisait dans le réel (de la distance géographique, de la distance avec son histoire, de la distance avec son « corps vivant ») ; après la mort les « choses » font retour dans le réel : famille, amis et assez souvent la « récupération » de la dépouille mortelle par la famille, ce qui est vécu plus ou moins violemment par l’équipe éducative.
S’engager dans l’accompagnement, parfois jusqu’au bout, avec les personnes en grande exclusion, implique de tenir compte de cette force de déliaison comme une donnée de départ en ayant à l’esprit que la solitude effective de la personne peut être activement et psychiquement entretenue. Cette défense du sujet est à respecter, comme toute défense vitale, sans pour autant valider le déni de filiation qu’elle porte.
Le déni est celui de la filiation instituée4, c’est à dire de la réalité symbolique socialement inscrite ; il s’accompagne aussi d’un cortège de signes relationnels, à connaître à la fois du point de vue métapsychologique et pratique ; nous ne pouvons les préciser davantage dans cette présentation. Indiquons pour terminer une précaution de taille : il ne faudrait pas conclure que « c’est de leur faute » si les sujets SDF sont isolés ; mais plutôt, ils ont, comme toute le monde, des mécanismes de défense conscients et inconscients, et ceux qu’ils utilisent se révèlent extrêmement coûteux , ils sont à comprendre en rapport avec la rencontre d’une histoire vécue et d’un environnement qui a souvent été essentiel et traumatique.
Notes de bas de page
1 Rapport de recherche-action, novembre 2002, « Accompagner jusqu’au bout…, la mort révélatrice de l’histoire des personnes en grande exclusion accueillies dans les structures d’accueil et d’hébergement », FNARS Rhône-Alpes-ORSPERE, 84 p.
2 Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale.
3 Les CHRS nous ont présenté des accueillis fortement investis par les équipes ; nous ne pouvons suggérer une extension de nos conclusions au « tout venant » sans études complémentaires.
4 Selon la terminologie de Jean Guyotat in Psychiatrie lyonnaise, fragments d’une histoire vécue, 1950-1995, Collection Les Empêcheurs de penser en rond,2000.