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Être victime : généalogie d’une condition clinique

Richard RECHTMAN - Médecin chef de l’Institut Marcel Rivière, Chercheur au Cesames, CNRS, Université Paris V

Année de publication : 2003

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Médecine, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°12 – La victimologie en excès ? (Juillet 2003)

Dans son numéro daté du 13 janvier 2001, le British Médical Journal publiait un article de Derek Summerfield sur l’invention de l’état de stress post-traumatique (PTSD)1 qui allait provoquer une tempête de protestations dans la communauté internationale des spécialistes et même chez certaines victimes.

La controverse déclenchée par cet article avait d’ailleurs débuté bien avant : dès 1997, dans un article publié dans le Lancet, Summerfield développait sa thèse : selon lui, le PTSD était avant tout une construction occidentale destinée à imposer un modèle « médical » sur les souffrances des peuples en guerre, favorisant ainsi l’émergence d’une véritable industrie du traumatisme exportable dans toutes les cultures.

Sa critique se portait sur trois fronts distincts. Culturaliste d’abord, puisqu’il s’agissait de montrer en s’appuyant essentiellement sur les travaux anthropologiques d’Allan Young que la découverte du PTSD était étroitement dépendante du contexte Nord Américain de la guerre du Vietnam. Ce faisant, cette catégorie n’était pas nécessairement applicable à d’autres univers culturels, où la notion de traumatisme psychique était absente et où, plus encore, les victimes de violence n’exprimaient pas fatalement la même souffrance. Politique ensuite, l’auteur insistait avec force sur l’importance des répercussions économiques de l’extraordinaire progression de cette catégorie, seule capable en psychiatrie d’ouvrir un droit immédiat à réparation financière et justifiant par là même le développement et le renouveau de l’expertise psychiatrique. C’est cet aspect qu’il attaquait avec le plus de virulence, en soulignant que l’extension du PTSD s’était accompagnée d’une déferlante de vocation d’avocats, d’experts, de cliniciens, de thérapeutes et de conseillers en PTSD qui, dans tous les pays du monde, surimposaient le langage du traumatisme psychologique au contexte des guerres. Ethique enfin, puisqu’il s’agissait de dénoncer ce formatage psychiatrique de l’expérience de la guerre et de l’exil, réduisant ainsi les combattants comme les civils à la catégorie clinique dont on les affublait trop facilement. Toutes les victimes n’étaient pas, clamait-il, des déshérités désormais impuissants devant les malheurs qui les accablaient. Il y avait des souffrances qui ne devaient pas être psychiatrisées, ajoutait-il.

Or, les critiques que Summerfield formule sur le PTSD resteraient finalement bien conventionnelles, si elles ne témoignaient pas, avant tout, d’un renversement de la condition de victime essentiellement lié au succès du PTSD. En effet, l’histoire de la redécouverte des troubles post traumatiques montre que ce n’est pas tant la sémiologie qui a changé avec la nouvelle classification du DSM-III, que la façon d’appréhender le traumatisme et surtout la victime de ce traumatisme. En ce sens, cette controverse témoigne avant tout d’un renversement de la condition de victime. Car si le PTSD a largement contribué à l’émergence d’une reconnaissance des victimes, de leur statut, de leur préjudice, c’est au prix toutefois d’une reconfiguration par laquelle une condition humaine –être victime- est venue s’enclaver dans une condition clinique –souffrir d’un PTSD, ce que ne permettait pas le contexte théorique et sociologique de l’ancienne névrose traumatique.

Le DSM-III va en effet mettre l’accent sur l’événement et sur sa signature, cette fois exclusivement sémiologique, éliminant dans le même mouvement toute suspicion préalable. Si le « plaignant » a vécu l’événement, et s’il présente les signes cliniques du PTSD, alors on doit considérer qu’il est traumatisé. Point n’est besoin d’investiguer ses émotions, son histoire antérieure, ses antécédents et sa narration pour apporter une quelconque preuve supplémentaire. A l’évidence, la victime y gagne en reconnaissance, mais le prix de cette reconnaissance est rarement mentionné.

La définition du DSM fait disparaître la notion de prédisposition au profit des facteurs aggravants, comme elle fait disparaître la direction de la violence. Les auteurs comme les victimes d’atrocités présenteraient ainsi le même diagnostic psychiatrique, abolissant l’habituelle distinction bourreau/victime. Sans prédisposition particulière, sans personnalité privilégiée, sans motifs particuliers, la victime apparaît dans toute son innocence psychiatrique. Mais, si le soupçon a disparu, la traque de la vérité persiste et s’est déplacée.

Progressivement, la vérité de cette condition s’est affranchie du registre de la narration comme elle avait abandonné la mise à l’épreuve de la parole prônée par la psychanalyse. Une fois encore, le gain pour les victimes d’accident, de violence, de la guerre ou de torture (il faudrait pouvoir allonger la liste sans fin pour justement éviter cette essentialisation de la catégorie) est sans doute important. Mais en ce qui concerne la catégorie de La Victime, le bénéfice est moins assuré. En effet, pour que cette catégorie existe, pour qu’elle s’impose dans la réalité sociale, il lui faut non seulement conquérir une légitimité mais plus encore la conserver. Or, pour cela, la caution psychiatrique devient essentielle. Le singulier processus de légitimation de la victimologie contemporaine repose en grande partie sur un glissement de l’autorité morale de la victime sur l’autorité de la clinique sensée la certifier. D’une certitude de condition humaine on passe à une certitude diagnostique. La distinction entre le faux et le vrai existe toujours, comme entre l’authenticité et la simulation, mais elle s’articule autour de trois nouvelles formes de certitude. Une certitude étiologique qui recherche l’événement traumatique et sa signature symptomatologique. Une certitude de l’innocence psychiatrique, qui oppose la normalité à la pathologie antérieure et la prédisposition aux facteurs aggravants. Et enfin une certitude de l’énonciation où ce n’est plus la parole du traumatisé qui en dernière instance détient les clefs de la vérité, mais celle du clinicien qui, sur la seule foi des deux précédentes certitudes, va pouvoir certifier que son « patient » est une victime.

Notes de bas de page

1 Mieux connu sous son acronyme anglais PTSD (Post-traumatic Stress Disorder) de la classification de l’Association Américaine de Psychiatrie (DSM-III)

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