Un mardi matin, 8 h 45. Mme Adam1 souhaite déposer une plainte car elle a été victime d’abus d’un patient pendant son hospitalisation. Elle se présente seule au commissariat. Face-à-face avec le fonctionnaire de police, elle est émue, elle a un peu peur. Elle sait que c’est lui qui va décider, il sera en position de dire ce qui est autorisé ou interdit, préjudiciable ou non, ce qui peut être recevable dans une procédure pénale ou pas…
Mme Adam essaie de répondre à ses questions du mieux qu’elle peut, mais elle n’arrive pas à se souvenir précisément. Elle doute, elle ne sait plus ; elle sait simplement que ce qui s’est passé n’est pas normal. Elle prend un traitement médicamenteux qui altère son débit de parole, elle a besoin de plus de temps, mais elle est pressée par le fonctionnaire. Plus il insiste, plus elle doute. Au commissariat, quand le doute s’insinue, les soupçons sur la réalité des faits s’amplifient. Ne pas être clair, c’est éveiller les soupçons, affecter sa crédibilité… Après vingt minutes avec Mme Adam, le policier me demande de la recevoir : « Je comprends rien à ce qu’elle raconte, elle me dit tout et son contraire. Ses propos sont décousus. Elle n’est sûre de rien, ça ne tiendra jamais… J’ai besoin de savoir si madame souffre de troubles psychiques ou si les tiers sont bien auteurs de nuisances à son encontre. »
Je suis travailleuse sociale en commissariat. Ma présence au sein de l’institution permet une réponse alternative ou complémentaire à la réponse pénale. J’interviens à l’endroit où les policiers estiment qu’il n’est pas de leurs missions d’intervenir, mais où ils ne peuvent se résoudre à ne rien faire. J’accueille les personnes qui pourraient repartir sans réponse. Pour pouvoir rentrer dans un commissariat et déposer une plainte, il faut savoir dire ce que l’on souhaite et pourquoi, de quoi on a été victime… Lorsque l’émotion est débordante, elle peut parfois fragiliser. La sensation d’être victime est là, mais sans savoir comment nommer clairement les choses. La douleur du préjudice domine plus que les détails.
Mme Adam, à la fois bouleversée et en colère, me dira qu’elle s’est sentie accusée par les policiers, qu’ils ne la croyaient pas. « C’est comme s’il ne s’était rien passé, comme s’il avait le droit de me faire mal finalement. »
Pour prendre une plainte, les fonctionnaires s’appuient sur des éléments qui devront être énoncés de manière claire par la victime. Si le récit épouse les formes de la définition d’une infraction, il peut relever d’une procédure. La victime doit amener elle-même les faits constituants d’une infraction. Par le biais d’un récit clair et précis sur son agression, elle doit permettre d’identifier des coupables. Sans ces éléments, les policiers estiment souvent que cela ne sert à rien. Pour eux, il est attendu d’un bon travail de police des affaires résolues. Ils évaluent donc souvent l’opportunité d’une plainte en fonction d’une réponse judiciaire possible.
De surcroît, la fragilité psychique, dès qu’elle est annoncée ou repérable par les policiers, agit comme un trouble dans la relation. Elle affecte d’emblée leur confiance sur les faits : relèvent-ils de la réalité telle que nous la vivons ou seraient-ils le fruit d’élucubrations psychiques dues à la maladie ? Comme si la fragilité psychique empêchait de qualifier avec certitude la réalité de la violence exercée, ou si la perception du trouble psychique faisait glisser de lui-même la qualification de violences verbales, de bousculades, de relations forcées, à de simples nuisances… Pour les policiers, l’altération de la santé mentale d’un individu jouxte « la folie » quand elle n’est pas purement et simplement confondue avec elle. Elle induit implicitement un sentiment d’embarras pour le policier, qui ne se sent plus en mesure de distinguer ce qui relève d’une infraction avérée ou si les troubles psychiques propres à l’individu induisent un rapport altéré à la réalité, venant remettre en cause l’évidence incontestable d’une violence concrète. Cette incertitude l’empêche de pouvoir mener à bien sa mission dans sa recherche de la véracité des faits.
J’accueille la personne telle qu’elle se présente, avec ses douleurs, ses angoisses, ses doutes et ses hésitations. Je ne mets pas en doute sa parole, mon rôle est de l’accueillir et de faire en sorte qu’elle puisse être entendue. J’essaye de comprendre au mieux ce qui a pu se passer. Je m’attache au récit, à ce qui lui importe. L’incertitude, le manque de cohérence apparent sont parfois dus au traumatisme de l’agression qui peut perturber les fonctions cognitives et mettre à jour un peu plus cette vulnérabilité. Ce qui s’est passé ne s’est pas moins passé. Parfois les mots ne sont pas là pour le dire, ne pas se rappeler permet de se protéger. C’est la mémoire qui ne veut plus regarder là où ça fait mal.
Mme Adam ne comprend pas. Le policier lui a dit qu’elle aurait dû exprimer son non-consentement, mais elle me dit qu’elle n’a pas pu dire non, qu’elle ne savait pas. Nous faisons alors ensemble le tri de ce qui peut, ou non, relever de la loi, tout en reconnaissant la part de préjudice qu’elle a pu subir, tel qu’elle l’a vécu. Ne rien dire ne veut pas dire que l’on consent. Parfois, ne rien dire, c’est aussi se protéger de la violence en espérant qu’elle sera moindre.
Je l’informe du déroulement de la procédure, de ce que pourraient être les suites judiciaires ou pas. Parfois j’insiste sur le fait que même si la justice est dans l’impossibilité de donner des suites faute d’éléments, cela ne veut pas dire qu’il ne s’est rien passé. Prendre le temps, reconnaître la parole, aller pas à pas, permet aussi de reconstruire un récit recevable pour les policiers. Ensuite, c’est la personne, au regard de tous les éléments, qui choisira, d’aller plus loin, ou pas… Je suis là pour reconnaître la violence telle que l’a vécue Mme Adam et pour temporiser celle des policiers qui, pour elle, ne l’ont pas reconnue.
Notes de bas de page
1 La personne citée a été anonymisée.