Carel A, L’intime, le privé et le public, Gruppo 8, Ed. Apsygée, 1992
Collège de Psychanalyse Groupale et Familiale (C.P.G.F), 23 rue Ste Croix de la Bretonnerie, 75004 Paris.
Nous avons besoin, pour réguler notre travail clinique dans les groupes, la famille, l’institution, d’outils conceptuels concernant notamment ce qu’on peut appeler la topique interpsychique, complémentaire des topiques intrapsychiques (inconscient, préconscient, conscient – ça, moi, sur moi, idéal du moi, dedans, dehors, espace intermédiaire). C’est ainsi que nous proposons de distinguer trois espaces qualifiés chacun par une valeur dominante :
- L’espace de l’intime qualifié par la valeur du secret, du droit au secret que dit bien l’expression « jardin secret ». Ce lien psychique est protégé par des limites que l’autre doit respecter : limites du corps et du moi pour le sujet singulier, limites aussi pour le couple, voire pour le petit groupe.
- L’espace du public qualifié par la valeur de la transparence, espace dont les contenus et les règles sont de droit, connaissables, offerts à la connaissance. C’est le lieu des liens et du rapport du sujet, du groupe et de la famille au socius1 : concernant par exemple la filiation, le code civil, le règlement intérieur d’une institution.
- Le troisième espace, celui du privé, est globalement confondu avec celui de l’intime. Pourtant, il est nécessaire de penser l’existence d’un espace intermédiaire entre le public et l’intime, un espace du privé qualifié par la valeur de la discussion. C’est l’espace où se produisent les échanges entre le public et l’intime, où se régulent les antagonismes inévitables du fonctionnement entre la transparence et le secret. L’espace du privé discret concerne donc tout autant le sujet, la famille que l’institution.
Prenons l’exemple de l’institution soignante : comment la théorie de la topique interpsychique peut-elle être efficiente ? Une telle institution possède des règles et règlements intérieurs connaissables par tous : à ce titre, c’est un espace public transparent. En son sein des soignants rencontrent des patients en individuel ou en groupe : ce qui est dit, et non-dit, appartient, de droit, à l’espace intime protégé par la valeur du secret. Comment « communiquent » les deux espaces, public et intime ? Certains prétendent faire de l’intime une enclave totalement fermée au reste de l’institution. D’autres prétendent, au contraire, que tout doit circuler, être potentiellement échangeable.
La troisième solution, la nôtre, consiste à créer un espace intermédiaire, l’espace privé-discret, où l’on pourra restituer de manière élaborative, avec tact et discrétion, ce qui a été compris ou reste énigmatique, du lien entre les patients et les soignants, dans les espaces intimes, et selon les règles de l’espace public.
Cet espace privé-discret, chaque sujet, groupe, famille, institution se le constitue « à la demande » pour traiter la conflictualité propre au vivre ensemble dans le respect du double droit : à la transparence pour le public, au secret pour l’intime.
Les ensembles humains qui dysfonctionnent, état, institution, famille et sujet voient cette topique interpsychique se transformer. L’espace public n’est plus transparent, mais il est parcouru par de multiples secrets qui aliènent et font violence. A l’inverse, l’espace intime n’a plus droit au secret, il devient transparent de telle sorte que l’intimité est intrusée, violée. Milan Kundera2 a bien relevé cette dérive : « Le beau mot de transparence a été perverti. Il est devenu synonyme de dévoilement de la vie des individus qui ne trouvent plus d’intimité ni en amour ni dans la maladie, ni dans la mort, alors que dans le même temps, la chose publique devient secrète, inintelligible ». Et il ajoute : « Le désir de violer l’intimité est une forme immémoriale de l’agressivité ».
Les groupements humains soumis à une telle dérive voient en outre l’espace privé-discret se rétrécir. Il n’y a donc plus d’espace pour traiter les contradictions, pour les reconnaître, les penser et les transformer. De telle sorte que la dynamique d’un tel système est d’accentuer son dysfonctionnement et ses effets induits : violence, incestualité, disqualification.
Un tel dysfonctionnement peut donc devenir structurel, se pérenniser. Mais il a aussi une histoire, souvent sur plusieurs générations. Il appartient donc alors aux sujets de groupe d’explorer la structure du système de son histoire pour « remettre en service », autant que faire se peut, la topique interpsychique ordinaire. C’est une des dimensions du travail de civilisation.
Espaces
Valeurs
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Public
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Privé
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Intime
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1. Topique « ordinaire »
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Transparence
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Discrétion
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Secret
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2. Topique « en souffrance »
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Secret
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Transparence
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Deux formes de la topique interpsychique.
Notes de bas de page
1 NDLR. Cela rejoint le principe général que « Nul n’est censé ignorer la Loi ». Le droit, c’est ce dont tout le monde peut se saisir (cf le texte de Gilles Devers pages 10 et 11)
2 Kundera M., L’art du roman, Ed Galimard, Folio N° 2702, 1995