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L’institution incertaine

Stéphanie HAENNI-EMERY
Marc-Henri SOULET - Chaire francophone de travail social, Université de Fribourg (Suisse)

Année de publication : 2006

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Sociologie, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°25 – Réinventer l’institution (Décembre 2006)

Les institutions sociales ont évolué de manière significative depuis la fin des Trente Glorieuses, non seulement au niveau de leur structure organisationnelle mais aussi dans leurs modalités de constitution. Elles ont en effet changé de visage, subissant une véritable métamorphose. Avant la crise de l’État-providence, elles se voulaient un acteur à part entière, jouant un rôle central dans la construction des problèmes sociaux – dans leur sélection, définition et légitimation. Ce faisant, elles étaient visibilisées et de fait légitimées. Occupant une place incontournable dans le paysage social, elles servaient de garant aux praticiens, leur conférant une certaine légitimité et donnant sens à leurs actions. Ils pouvaient compter sur leur organisation de rattachement afin de pallier leurs incomplétudes, tant elle officiait comme mère protectrice et nourricière face à l’adversité qu’ils pouvaient rencontrer dans leur quotidien professionnel, tant elle représentait aussi une altérité hiérarchique sur laquelle ils pouvaient faire converger leurs critiques et adosser une action réactive. L’État-providence tel que conçu dans l’après-guerre n’a pas survécu aux difficultés engendrées par la crise du milieu des années 70. La diminution drastique des moyens financiers à disposition a engendré une refonte complète de l’action sociale, donc du contexte dans lequel les praticiens évoluent. L’incertitude est devenue un facteur-clé avec lequel ceux-ci doivent composer. Cette profonde transformation contextuelle a eu des répercussions sur la place de l’institution dans le travail quotidien des praticiens. Elle n’assure plus de fonctions protectrices ni ne s’impose comme donatrice de sens, ses frontières s’opacifient même.

Dans le contexte actuel caractérisé par l’incertitude, c’est du moins l’hypothèse proposée ici, l’institution n’entretient plus – ou peu – de liens verticalisés avec les praticiens. Au contraire, ceux-ci contribuent quotidiennement, de par les actes qu’ils posent, à la refonder, à la faire exister. L’action des praticiens dessine donc les contours de l’institution, contribuant à la créer par « le bas ». Mais en quoi, dès lors, le contexte d’incertitude modèle-t-il leurs actions et comment celles-ci transforment-elles, chaque jour, le visage de l’institution ?

L’incertitude comme cadre d’action

Avant tout, il convient de définir ce que recouvre formellement un contexte d’incertitude et d’en spécifier les propriétés. D’emblée, il se distingue du cadre traditionnel des théories de l’action qui, lui, postule l’existence de normes et de structures – même minimales – définissant le cadre de l’agir. Quand bien même les résultats de l’action ne sont pas connus a priori, celle-ci se déroule dans un cadre sécurisant, dont les modalités de fonctionnement sont explicites. Le risque apparaît ici comme une composante de l’action – en ce qu’il recouvre notamment l’incertitude quant à ses résultats –  mais il est relativisé par le sentiment de confiance en la stabilité du cadre, en ses ressources et en la capacité de développer des actions atteignant leurs finalités. Dans ce contexte, agir suppose donc de combiner stabilité et prise de risque, en prenant en compte les possibles eu égard aux probables.

Les figures de l’institution et les formes typiques d’action
  L’institution totale

 

L’institution instituante L’institution incertaine
Rapport à l’avenir Certitude que tout est stable Incertitude relative Certitude que tout est incertain
Rapport à l’institution Fiance Confiance Méfiance
Conditions formelles de l’action Agir suppose de suivre la certitude Agir suppose de jouer avec le risque pour tenter de le contrôler Agir suppose de réduire l’incertitude
Nature de l’agir Agir conforme Agir stratégique Agir poïétique1

Agir dans un contexte d’incertitude pouvant être qualifiée de structurelle repose, à l’inverse, sur un déficit de règles et donc de régulations. L’incertitude englobe non seulement les résultats de l’action mais aussi le cadre dans lequel celle-ci se déroule. En conséquence, il devient complexe d’échafauder des projections, de construire des actions menant vers un but prédéterminé, défini à l’avance. L’incertitude généralisée au niveau des codes et des cadres d’action peut s’avérer paralysante –  agir se réduisant à l’adaptation dans un contexte en mutation constante – ou alors confiner l’action à la réduction de l’incertain, dans une volonté de réintroduire la prévisibilité et la confiance dans les relations à Autrui et aux institutions. Réduire les incertitudes devient alors le moteur principal de l’action, le but final. Les caractéristiques de ce contexte enferment en ce sens l’action dans le très court terme et empêchent toute projection, y compris dans un futur proche.

L’incertitude, en tant que cadre d’action, empêche l’acteur d’identifier les règles du jeu et ce faisant, le prive d’un cadre normatif clair sur lequel les ressources de l’agir se fondent habituellement. Dès lors, il lui devient pratiquement impossible de prévoir les résultats de son action ainsi que la réaction d’Autrui en retour. De même, l’évaluation de la pertinence des ressources disponibles pose problème. La difficulté ne réside pas tant dans l’absence ou dans la faiblesse de ces ressources mais bien dans l’impossibilité de déterminer leur adéquation par rapport à la situation, dans l’absence de repères forts induisant leur activation.

Les intervenants de terrain oeuvrant dans la sphère du social – travailleurs sociaux, assistants sociaux, éducateurs, etc. – expérimentent quotidiennement cette incertitude, la caractéristique fondamentale de leur agir résidant dans leur capacité à composer avec l’absence de règles et de soutien. Leur défi consiste à dépasser la simple adaptation à la situation ou le repli sur la recherche de la diminution de l’incertitude pour véritablement construire, avec les usagers, un projet. Dans quelle mesure ce défi peut-il être relevé dans un tel contexte ? Comment dépasser le cadre d’incertitude pour parvenir à refonder la confiance des usagers, alors que les praticiens se trouvent en proie à ces mêmes difficultés ? Les intervenants sont confrontés à une double injonction visant à la fois à co-construire avec les usagers une idée de futur – dans la logique de la projection – tout en devant eux-mêmes se départir de difficultés considérables liées à l’incertitude de leur propre contexte d’action. À cette double injonction contradictoire s’ajoute une troisième, leur enjoignant d’être les artisans de la constitution de leur institution d’appartenance. Non seulement l’institution n’assure plus son rôle de support à l’agir des intervenants mais son existence même dépend des actes qu’ils posent, contribuant ainsi à la (re)créer chaque jour.

Intervenir dans l’incertitude : une action instituante

Quelles conséquences les caractéristiques de ce contexte font-elles alors peser sur l’action produite par les intervenants de terrain ? L’hypothèse développée ici est qu’il existe un registre d’action particulier à ce contexte, qui ne serait plus orienté par un cadre normatif, mais par l’action. L’action est, en quelque sorte, créatrice de la finalisation et de la légitimité de l’action.

L’agir dans un contexte caractérisé par l’incertitude ne peut être dirigé vers une finalité préétablie, cette dernière se constituant durant l’action. Contrairement à l’acteur rationnel disposant d’un certain cadre normé et donc pouvant opérer des choix en vue d’atteindre un objectif prédéfini, l’action est ici en même temps un moyen d’atteindre un but et une manière de constituer celui-ci. Les ressources sont, elles aussi, élaborées en cours d’action empruntant tantôt au registre de la ruse, du bricolage, de l’ingéniosité, etc. Comment parvenir à atteindre les desseins de l’action sociale, thématisés notamment autour de la réinsertion et impliquant donc la constitution d’un projet, alors que les objectifs ne peuvent être prédéterminés et que les ressources se découvrent à l’usage ?

Dans un tel cadre, l’action n’est plus légitimée par une instance supérieure. La verticalité institutionnelle est remplacée par des accords issus des interactions entre les individus. La perspective pyramidale de l’institution s’efface ainsi au profit de l’organisation réticulaire, caractérisée par l’horizontalité et l’interaction entre les divers réseaux. La légitimité de l’agir devient, selon cette modalité d’organisation, construite et circonstanciée, se basant sur des transcendances relatives, donc provisoires. Néanmoins, ces accords sont ancrés dans des transcendances procédurales garantissant leur viabilité en raison de leurs processus issus du principe démocratique. La légitimité de l’action du praticien se construit ainsi au cours de chacune des interactions établies avec les usagers, sans aucun garant supérieur, ce qui soulève la question de la responsabilité de l’intervenant social dans son agir professionnel et du risque de brouillage entre l’individu citoyen et l’individu travailleur.

Les actions posées ne sont pas non plus validées par une instance supérieure mais font l’objet d’une approbation mutuelle entre les différents acteurs interagissant. D’où l’importance des appareils de conversation qui se présentent comme des modalités de confirmation de la recevabilité des actes et de reconnaissance sociale de l’acteur. Les interlocuteurs s’imposent alors comme des ressources capitales pour la justification de l’action. Qui sont les interlocuteurs-ressources des praticiens du social ? Quelles qualités ceux-ci doivent-ils revêtir ? L’usager peut-il s’imposer comme un interlocuteur-ressource ?

Enfin, l’action orientée par l’action pousse l’individu à exacerber sa capacité d’action, à la renforcer étant donné le double usage de l’agir, à la fois déterminatif de la finalité et moyen d’agir. L’incertitude va donc pousser l’actant à s’investir totalement dans l’action, ce qui a pour conséquence de le faire interagir en tant que personne, plus uniquement en tant qu’acteur. Cet aspect-là est particulièrement visible chez les intervenants sociaux, devant véritablement « payer de leur personne ». Se donne ainsi à voir un brouillage entre le travailleur et la personne.

Le clair-obscur des institutions sociales2

Les institutions sociales exercent des pesanteurs sur l’intervention en même temps qu’elles se montrent d’une extrême souplesse, au point de rendre centrale la capacité des intervenants sociaux à agir en situation de non-désignation. Elles sont simultanément contraignantes et permissives. « L’organisation n’est absolument pas calculable d’une manière mathématique. J’entends qu’elle est difficilement résumable. Elle varie beaucoup de jour en jour. » On observe ainsi une tension entre normes différentes au sein d’une même organisation sociale, normes qui s’entrecroisent et se contredisent même parfois. Il est en effet remarquable de noter combien les institutions sociales sont quasi absentes dans la mise en application du mandat, en raison de la très faible imposition qu’elles exercent dans les choix éducatifs des travailleurs sociaux et combien, par contre, elles représentent une lourdeur importante au plan du fonctionnement organisationnel. D’une part, existent de réelles possibilités de conduire concrètement l’intervention selon ses propres choix professionnels et éducatifs et même de développer innovation et créativité en la matière. « Je me sens totalement libre quant aux choix sociaux, pédagogiques ou autres pour lesquels j’opte dans mon suivi de clientèle. Je gère à ma propre façon mes relations avec les usagers et ne me perçoit pas comme contraint par l’institution pour développer un type d’action spécifique avec les clients. » L’organisation laisse donc une marge de manœuvre importante à l’intervenant social. Il en découle une absence presque complète de représentation institutionnelle dans son intervention auprès des usagers. Le travailleur social ne se perçoit pas comme « délégué de l’institution »; il agit en fonction du rôle qu’il estime pouvoir jouer à l’endroit de la clientèle. D’autre part, cette souplesse pédagogique doit être relativisée. Si en effet, chaque intervenant social a sa manière de concevoir son travail, son rapport aux clients et aux institutions, dans la pratique, il a souvent assez peu de marge pour choisir son mode d’intervention, principalement à cause de la contrainte du temps et de la charge de travail. De plus, l’organisation pratique occupe une place manifestement lourde pour les travailleurs sociaux dans la gestion de leur temps professionnel. S’organiser coûte du temps, que ce soit au niveau strictement matériel (gestion des moyens, des voitures, des espaces…) ou à celui de la distribution des tâches et des dossiers.

Une action aux limites de la possibilité d’agir

Le contexte institutionnel d’incertitude a contribué à transformer radicalement l’action des travailleurs sociaux. Ceux-ci se ne peuvent désormais compter plus que sur eux-mêmes, sur leurs propres ressources internes, afin de faire face aux différentes situations auxquelles ils sont confrontés dans leur univers professionnel. L’intervention s’avère d’autant plus difficile qu’elle s’adresse à un public fort différencié, chaque cas présentant des caractéristiques spécifiques. Cela empêche toute standardisation des réponses apportées et oblige l’intervenant à « payer de sa personne », à puiser en lui-même les solutions. Dans un tel contexte, l’institution ne peut faire office de transcendance et imposer, de manière verticalisée, ses propres normes et valeurs; seule demeure la transcendance procédurale garantissant la viabilité des accords passés par les praticiens. Dès lors, ce sont les transactions quotidiennes entre les acteurs au sein de l’institution qui contribuent à la définir, à lui donner un sens, etc. Le visage de l’institution est donc en perpétuel changement.

Cela pose bien évidemment la question de la politique sociale, visant justement à produire du sens sur le long terme, à définir un modèle pérennisable dans le temps, à même d’orienter la société vers une certaine finalité. Comment ce contexte d’incertitude peut-il être intégré au niveau politique ? Quelles transformations devraient être apportées à l’action politique afin de prendre en compte les spécificités de ce contexte ? Le problème de fond qui se dessine ici relève de l’incompatibilité en terme de rapport au temps entre les praticiens, condamnés à agir dans l’instant, et l’État social, obligé de se positionner sur le long terme en répondant à des logiques d’anticipation, de planification, de prospective. Une telle hétérogénéité temporelle complexifiant d’autant, en effet, la collaboration entre ces différents acteurs.

Les diverses conséquences de l’incertitude abordées ci-dessus convergent toutes vers une injonction majeure faite à l’intervenant social : il se doit d’opérer des choix parmi un univers de possibles. Ces décisions sont à prendre dans un contexte ne lui permettant aucunement d’augurer de leur bien-fondé, de leur légitimité. Quand bien même il n’a pas de prise sur les tenants et les aboutissants de ses choix, il devra, en tant que professionnel, en assumer les conséquences non prévisibles. Plus encore, ces choix n’étant pas exclusifs, il est envisageable que des logiques opposées sous-tendent les différentes décisions prises, ce au sein d’une même intervention, dans un même temps. Comment, dès lors, le travailleur social peut-il apprécier et légitimer son action, aux yeux d’Autrui et à ses propres yeux ? Comment savoir si l’action posée est la plus optimale, la plus adaptée à la situation ?

L’action sociale, de par son ambiguïté, rend défendable de nombreuses postures mais elle condamne aussi les positions univoques, définitives, ne prenant pas en compte la diversité. Le travailleur social doit donc se mouvoir dans cet univers de possibles et répondre à l’injonction qui lui est faite de prendre position, d’opérer un choix – opération capitale dans son contexte professionnel étant donné qu’elle caractérise l’essence même de l’intervention. Comment poser des choix sans pour autant se fier à des principes normatifs directeurs ? La seule manière réside dans la prise de décision au coup par coup, en fonction des circonstances. In fine, le travailleur social ne peut se fier qu’à lui-même, à ses propres compétences, pour poser au quotidien des choix, tout en étant conscient de ses incomplétudes, de ses manques ne pouvant être comblés par l’institution ou par une quelconque instance supérieure.

Notes de bas de page

1 Cet agir poïetique caractérise une forme d’action instituante d’action, un brouillon d’action en même temps qu’un moment de recomposition de l’action.

2 Extrait de Soulet M.H., Petite grammaire indigène du travail social. Règles, principes et paradoxes de l’intervention sociale au quotidien, Fribourg, Éditions universitaires, 1997

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