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Soigner l’accompagnement social ?

Emilie HERMANT - Psychologue clinicienne au Centre Georges Devereux, Centre universitaire d’aide psychologique, Université de Paris VIII (Saint-Denis)

Année de publication : 2006

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, SCIENCES HUMAINES, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°25 – Réinventer l’institution (Décembre 2006)

La thérapeute : « Vous êtes en contact avec des morts… »

Alphonse : « Ils ne me parlent pas, mais… »

La thérapeute : « Ils communiquent par des signes ? »

Alphonse : « C’est très compliqué d’être en contact avec des morts… (…) Ca me fait peur, j’ai pas envie de discuter avec eux. (…) Est-ce qu’ils veulent que je les rejoigne ? (…) La mort ne me fait pas peur, mais les morts, oui. »

La thérapeute : « Vous savez, il existe des choses que vous pourriez faire pour qu’ils vous laissent tranquille. »

Alphonse : [long silence] « Je veux bien que ça s’arrête, mais en un sens je veux savoir pourquoi ils cherchent à me contacter. »

Alphonse

Cet échange a lieu dans les locaux d’une association intermédiaire que nous appellerons l’Annexe1. A côté d’Alphonse se tient sa conseillère d’insertion et deux psychologues du Centre Georges Devereux dont l’une dirige la consultation tandis que l’autre l’assiste et prend en note le mot à mot de la discussion (moi-même). Nous sommes assis autour d’un bureau où sont disposés des tasses de café et des viennoiseries, installés confortablement pour ces consultations un peu particulières dont chacune dure deux heures en moyenne. C’est la deuxième fois que nous recevons Alphonse dans le cadre de notre permanence de soutien psychosocial à l’Annexe.

Alphonse est un homme d’une quarantaine d’années, au chômage depuis de longues années. Pour l’instant, il vit à l’hôtel social avec sa femme et ses deux enfants. Il souffre de problèmes de santé liés à son obésité. Quand nous le rencontrons pour la première fois, sa conseillère d’insertion nous explique qu’elle ne sait plus comment faire pour l’aider. A chaque fois qu’elle lui trouve un emploi, Alphonse s’épuise rapidement et ne tient pas. Il est très sensible aux commentaires de ses collègues, il a l’impression qu’on se moque de lui et cela le décourage. Il n’a plus d’espoir. Sa plus grande préoccupation est d’obtenir un logement décent et stable mais pour cela, on lui demande d’avoir un emploi… Il est pris dans ce cercle vicieux que nous retrouvons tant de fois à l’œuvre, où le chômage entraîne une déchéance sociale qui entraîne à son tour de grandes difficultés pour retrouver un emploi. Il dort mal, mange trop, fait des crises d’angoisse, a des pensées noires. Nous reconstituons ensemble son parcours. S’il a tant de mal à travailler aujourd’hui, cela n’a pas toujours été le cas, loin de là. Il a été très actif et particulièrement compétent, mais dans un domaine dont il ne souhaite plus entendre parler et qu’il n’a évoqué qu’à demi-mot à sa conseillère d’insertion, alors qu’elle s’occupe de lui depuis des années. Dès les débuts précoces de sa vie active et pendant de longues années, Alphonse a été croque-mort. Son père était menuisier et, comme c’était souvent le cas dans ces petits villages du centre de la France, c’était au menuisier que revenait la tâche de fabriquer le cercueil et de préparer le mort. C’est pour cette raison que lorsqu’il était enfant son père lui a appris, en même temps que la menuiserie, le métier de croque-mort. C’est à lui que revenait le soin de laver les morts, de les préparer, les habiller, les coiffer et les maquiller. Dans son village natal, Alphonse a longtemps été le responsable de la dernière image que le défunt laissait en héritage à ses survivants. Jusqu’à ce qu’il craque, précisément le jour où il a du « préparer » une petite fille. C’est alors qu’il a refusé d’y toucher. « C’était un ange… Je ne pouvais rien faire… Je n’en pouvais plus ». Il est alors parti en région parisienne, pour commencer un nouveau métier, une nouvelle vie, loin des morts. C’est là qu’il a rencontré sa femme et qu’ils se sont installés ensemble pour fonder une famille. Mais les problèmes n’ont pas cessé pour autant… Il hésite, se tait. A ce stade de ses confidences, nous sentons que nous devons l’aider à aller plus loin, que nous devons presque deviner à voix haute, entre nous, pour qu’il puisse reprendre le fil de son récit. Ce qui lui est arrivé ensuite, il n’en a parlé à pratiquement personne. Pas aux assistantes sociales en tout cas, et encore moins à des psys : « Pour qu’on me prenne pour un taré ? Non merci ».

Il nous raconte que les morts ne l’ont, en réalité, jamais quitté. Au début, ce n’était qu’une légère sensation, peu intrusive, une sorte de présence implicite. Et puis les morts se sont manifestés avec plus d’insistance, revenant se présenter à des moments inattendus, tenaces… Dans les rêves, bien sûr, mais aussi dans des images diurnes et nocturnes, dans des signes qu’il doit sans cesse décoder — grincements de meubles, objets qui se déplacent selon leur propre volonté, lumières qui s’éteignent et se rallument inopinément… Parmi ces « présences », Alphonse identifie souvent celles de ses parents, décédés depuis de nombreuses années. Il est alors très impressionné par leur détresse, voire leur colère. En effet, en dépit de leur mort, Alphonse continue à avoir des relations avec ses parents mais ces relations ne sont pas faciles. Par exemple, dans ses rêves, sa mère lui adresse des messages qui lui rappellent sans cesse qu’il doit « entrer en contact » avec son père pour régler telle ou telle affaire restée en souffrance ; au moment de son décès, Alphonse était brouillé avec son père. Nous suivons désormais plusieurs pistes en même temps, celle qui explore ces histoires de présence de morts, celle qui cherche à comprendre les origines de la brouille avec son père, mais aussi celle qui recherche les compétences singulières de cet homme aujourd’hui au bord de l’effondrement et celle qui recherche symétriquement les affinités potentielles du monde avec ces compétences.

Comment faire ?

C’est la question que l’Annexe a posée à Tobie Nathan et aux cliniciens du Centre Georges Devereux2 il y a cinq ans et dont une forme de réponse a été expérimentée avec l’ouverture d’une consultation de soutien psychosocial dans les locaux de l’Annexe3. En tant qu’association intermédiaire travaillant auprès d’un public en très grande précarité sociale, l’Annexe a deux missions principales. Elle est une sorte d’employeur qui propose aux personnes des missions de travail ponctuelles et elle est également chargée du suivi d’insertion de ces personnes, par exemple dans le cadre de mesures d’ASI (Appui Social Individualisé – dispositif RMI). Comparée aux autres instances œuvrant dans le champ de l’action sociale, l’intervention de l’Annexe est très particulière parce qu’elle combine un accompagnement social actif avec la possibilité concrète d’offrir ce qui est si difficile à obtenir pour ce public : de l’emploi. Même si les missions de travail qu’elle peut offrir sont le plus souvent ponctuelles et alimentaires, ce sont tout de même de véritables missions de travail, alors que les personnes qui fréquentent cette institution se trouvent parfois sans emploi depuis des mois, souvent des années. Les missions de travail sont organisées de telle manière que les fragilités des personnes susceptibles de s’y trouver révélées sont immédiatement reprises par les conseillers d’insertion de l’Annexe dans l’objectif d’y faire face et d’y remédier, d’une manière ou d’une autre. En d’autres termes, l’Annexe utilise le terrain de l’emploi comme un levier non seulement pour repérer certaines difficultés des personnes, mais surtout pour les traiter, le tout en contrepoint d’un suivi social remarquablement actif. En dépit de ces caractéristiques rares et le plus souvent efficaces, l’équipe de l’Annexe s’est trouvée en difficultés pour venir en aide à un certain nombre de personnes vis à vis desquelles tous leurs efforts semblaient vains. Les professionnels de l’Annexe se sont fortement interrogés à propos de ce qu’ils concevaient comme une inefficacité partielle de leur travail, qui leur était d’autant plus insupportable que leurs bénéficiaires subissaient naturellement cette situation comme un énième échec personnel, susceptible d’aggraver un peu plus leur état. Ils se sont alors demandés si ce qui pouvait empêcher d’une manière ou d’une autre la progression de ces personnes n’était pas d’ordre psychologique. Se sentant par ailleurs impuissants face à la détresse aiguë des personnes concernées et ne parvenant pas à les amener à consulter dans les services psychiatriques de secteur, ils nous ont alors sollicités pour imaginer une intervention d’aide psychologique conçue sur mesure — tant vis à vis de leur public que vis à vis des caractéristiques de leur accompagnement.

Tobie Nathan a commencé par instaurer une phase d’observation et d’analyse des pratiques pendant laquelle lui-même et d’autres psychologues du Centre Georges Devereux ont travaillé avec les intervenants de l’Annexe sur des situations qui posaient problème à ces derniers. Six mois après le début de cette collaboration, T. Nathan a proposé à l’Annexe de mettre en place une consultation élaborée comme un dispositif expérimental, c’est à dire pouvant faire l’objet de remaniements de part et d’autre dans le cadre d’une évaluation constante de ses effets. Ce dispositif avait (et a gardé tout le long de ses activités) les propriétés suivantes :

• Les consultations se déroulent dans un lieu familier pour les usagers, là où les problèmes émergent, là où une relation de confiance est déjà établie, à savoir principalement dans les locaux de l’Annexe ;

• en présence du ou des référent(s) de l’Annexe qui accompagne(nt) les usagers en amont et en aval du suivi psychologique ;

• elles durent autant de temps que nécessaire et sont gratuites pour les usagers ;

• elles ont lieu en présence, si besoin, d’un médiateur quand la personne est d’origine migrante ; ou de toute autre personne susceptible d’améliorer la prise en charge (anthropologue spécialiste de telle ou telle problématique, par exemple) ;

• les usagers peuvent venir accompagnés par les personnes de leur choix (conjoints, famille, amis…) ;

• l’évaluation de l’impact du dispositif est régulièrement effectuée par l’institution demandeuse de notre intervention.

Une certaine vision du « psychosocial »

Le principe fondamental duquel a découlé la majeure partie de ces modalités correspondait à notre volonté de penser une aide autant pour les personnes que pour les professionnels de l’Annexe. En d’autres termes, il s’agissait d’intervenir moins directement auprès du public — qui n’était d’ailleurs pas en demande d’aide psychologique — qu’au niveau de la relation professionnel-bénéficiaire, c’est à dire au niveau de la prise en charge par l’Annexe de son usager. Ce faisant, nous visions le renforcement de cette prise en charge quand elle apparaissait bloquée et nous travaillions à restituer son efficacité, en permettant d’accéder à du matériel susceptible de déboucher sur des pistes de travail inédites dont puisse se saisir le professionnel pour sa prise en charge et ses orientations. C’est ainsi que nous concevions le sens d’une intervention réellement « psychosociale », c’est à dire d’une intervention psychologique dont la matière première serait moins la psyché des individus que l’action sociale elle-même, en tant qu’elle pouvait parfois se trouver confrontée à des difficultés propres générant de l’inefficacité. Ce faisant, nous partions du principe méthodologique que les difficultés des usagers de l’Annexe relevaient d’abord d’une nature sociale avant d’être psychologiques. Vue l’extraordinaire précarité sociale des usagers de l’Annexe, nous partions du principe que pour qu’ils aillent mieux, il fallait en priorité que nous travaillions à « réparer » leur prise en charge sociale afin de leur permettre de mieux en bénéficier.

Pour autant, comme l’atteste l’extrait de la consultation avec Alphonse, nous ne nous sommes pas gardés d’explorer et d’intervenir sur ce qui, dans les parcours de vie des usagers, pouvaient constituer autant d’empêchements pour eux comme pour leur suivi social. Cette exploration permettait de comprendre les dynamiques à l’œuvre autant du côté de leurs fragilités que de leurs forces, et de permettre aux usagers comme aux travailleurs sociaux de se saisir de cette compréhension, par exemple pour imaginer de nouvelles pistes alors que tout leur semblait irrémédiablement bouché. Contrairement à ce que l’on entend souvent chez les « psys » comme chez les travailleurs sociaux, les registres « privé »/« publique » ou « intime »/« social » se trouvent inextricablement mêlés dans la vie des usagers et c’est bien comme tels, entremêlés, que les intervenants sociaux sont contraints de s’en saisir pour modifier les situations dramatiques dont ils ont la charge. Leur difficulté — et non des moindres — est alors la suivante : que faire de tout le matériel « privé » dont ils sont si souvent les dépositaires ? Que faire des confidences, des larmes, des énigmes personnelles que leur racontent chaque jour les usagers ? C’est également à cet endroit précis que le fait de recevoir les usagers ensemble a pris tout son sens. En intervenant côte à côte lors des entretiens, psys et travailleurs sociaux ont accueilli et travaillé avec leurs outils respectifs cette même matière, en œuvrant cependant pour un objectif commun, l’amélioration de la situation de l’usager. Dans le cas d’Alphonse, par exemple, le fait d’explorer ensemble la problématique des morts dans son existence a permis à sa conseillère d’insertion de mieux comprendre certains de ses comportements sur ses lieux de travail et de l’orienter différemment. Le fait de travailler également à un aménagement de ses « relations » aux défunts qui lui convienne (puisqu’il ne voulait pas totalement cesser d’avoir des relations avec eux !), qui soit moins perturbante, a permis à Alphonse de désengorger considérablement ses angoisses quotidiennes, d’envisager très différemment ses relations aux vivants et partant, de considérer éventuellement un devenir professionnel en contact avec les personnes en fin de vie4. En attendant, il a rapidement trouvé un travail à temps partiel dans le bâtiment. Ses difficultés, notamment sociales, ne sont pas toutes réglées pour autant — loin s’en faut. Mais le fait de travailler au désengorgement de l’angoisse liée aux morts d’Alphonse a permis de dégager du lest pour atteindre et commencer à traiter d’autres aspects de ses difficultés jusqu’à lors inaccessibles.

Travailler l’autonomie ou les attachements ?

La méthodologie à l’œuvre dans ce travail est celle de l’ethnopsychiatrie telle que l’a définie Tobie Nathan : « Une pensée psychologique qui prend délibérément le parti d’envisager les personnes, leur fonctionnement psychologique individuel, les modalités de leurs interactions à partir de leurs attachements — attachements multiples à des langues, à des lieux, à des divinités, à des ancêtres, à des manières de faire ». Dans la mesure où, comme dit Bruno Latour, « la question ne se pose plus de savoir si l’on doit être libre ou attaché, mais si l’on est bien ou mal attaché », il y a un grand intérêt méthodologique à considérer l’action sociale comme un système généralement puissant d’attachements, susceptible cependant de manquer ses objectifs ou de dysfonctionner. Quand il fonctionne bien, ce système fabrique en effet de l’autonomisation, si par « autonomisation » on entend la mise en œuvre d’attachements suffisamment bien articulés et fonctionnels pour être saisis par l’usager en toute autonomie. Mais quand il fonctionne mal ou quand l’usager est lui-même trop abîmé pour en bénéficier correctement, le système se grippe et tout se passe comme si les différents attachements habituellement souples, protecteurs et renforçants qu’il génère se transforment en attaches rigides, cassantes, qui manquent leurs objectifs, produisant une dégénérescence de la prise en charge et un sentiment d’échec chez l’usager.

Cette expérience au sein d’une Association intermédiaire ne constitue en aucun cas pour nous un modèle susceptible d’être répliqué tel quel dans d’autres contextes, même similaires. Sollicités depuis 2005 pour mettre en place des permanences de soutien psychosocial au sein de « Maisons de l’emploi », les psychologues du Centre Georges Devereux ont veillé à ajuster leur intervention vis à vis de la spécificité de ces institutions qui œuvrent en complémentarité de l’ANPE et dont les conseillers ne sont pas habilités à effectuer de réel accompagnement social des usagers. Nous travaillons avec les conseillers au repérage des forces de leur public, forces dont ils peuvent se saisir ensuite pour perfectionner leur accompagnement, ainsi qu’au repérage de leurs fragilités vis à vis desquelles une orientation médico-sociale s’avère souvent nécessaire. Notre préoccupation est alors de concevoir ensemble un sas opérationnel et dynamique entre ces structures et le réseau médico-social de secteur.

Notes de bas de page

1 Pour respecter la confidentialité des usagers, j’ai naturellement changé tous les paramètres susceptibles de les rendre reconnaissables, les noms des personnes et des lieux, mais aussi le nom de l’institution, une Association Intermédiaire.

2 Centre universitaire d’aide psychologique fondé par Tobie Nathan en 1993, sur le campus de l’Université Paris 8 à Saint-Denis ; ce centre accueille des familles d’origine migrantes en consultation d’ethnopsychiatrie et mène des recherches en psychologie clinique et pathologique sur des problématiques variées. www.ethnopsychiatrie.net.

3 Cette permanence s’est tenue à l’Annexe pendant un peu plus de trois ans, de 2002 à 2005.

4 A propos des relations que vivants peuvent entretenir avec leurs morts, voir le remarquable livre de Magali Molinié : Soigner les morts pour guérir les vivants, 2006.

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