Cet article est une réponse en écho théorique à l’article de François Chobeaux publié dans Rhizome N° 19 (juin 2005, p.6) intitulé « Y a-t-il une psychologisation des formations au travail social aujourd’hui ? »
Sur le constat, il est assez facile de s’accorder : en la plupart des lieux du travail social, des plus anciens aux plus récents, l’implication personnelle requise de la part de l’intervenant, le souci d’accompagnement des pratiques, l’exhortation à l’autonomie et à la responsabilisation même chez les plus démunis, la mise en œuvre de techniques biographiques, etc., tout indique à la fois une attention accrue à la personne singulière et une montée corrélative de l’incertitude identitaire1. Les textes législatifs récents sur l’aide aux usagers confirment cette focalisation et laissent à penser à une sorte de généralisation d’un traitement humanitaire de la misère. Peut-on pour autant, comme il est souvent proposé2 parler de psychologisation des pratiques ? Une telle assertion me paraît relever d’une vision à trop court terme et faire l’impasse sur une nécessaire analyse sociologique. Je vais essayer en quelques mots de dire pourquoi et esquisser très rapidement une hypothèse alternative.
Qu’on me permette au préalable deux brèves remarques : L’accusation de psychologisation n’est pas neuve ; souvenons-nous que, dans les années soixante-dix, la plupart des sociologues, derrière Michel Foucault et Pierre Bourdieu, accusaient déjà les pratiques du travail social de masquer les rapports d’exploitation et de domination. Cette dénonciation de psychologisme allait de pair avec une mise en cause de l’Etat pensé comme puissance aliénante, instance de contrôle social s’opposant à l’émancipation des individus. Aujourd’hui, la dénonciation de l’usage de la psychologie s’accompagne au contraire, dans un contexte de globalisation néo-libérale, d’une exigeante demande d’Etat comme moyen de protection des individus.
Comment ne pas rappeler qu’en fait, l’usage de la psychologie est une vieille chose, quasiment contemporaine de l’émergence du travail social ! Ce qui change, comme l’a montré Bertrand Ravon3, ce sont les paradigmes de cette psychologie en usage dans le social. Rapidement dit, on passe de la psycho-dynamique à la psychologie des liens, de telle sorte qu’en fait on assiste plutôt aujourd’hui à une sociologisation des référents psys. Christian Laval montre de même que, plutôt que de parler de psychiatrisation du social, il faudrait parler d’imprégnation d’une partie au moins de la psychiatrie, celle qui précisément a à voir avec la question sociale telle qu’elle se pose aujourd’hui, par des référents issus du travail social et de la sociologie des liens.
Pour comprendre alors ce qui se passe actuellement, je crois qu’il ne faut pas oublier de rappeler que le travail social s’est développé là où les autres institutions de socialisation s’avéraient impuissantes ou inadaptées et que donc sa spécificité c’est précisément d’adapter la règle, pour ceux là momentanément en délicatesse ou en peine avec la famille, la justice, ou l’école. C’est en ce sens que le travail social est avant tout, quels que soient ses étayages collectifs – et il faut rappeler fortement qu’il n’y pas de travail social sans ces étayages (idéologiques, techniques, administratifs, etc.), sinon on est dans l’assistance ou la charité – une pratique individualisée. Si l’Etat providence ou plutôt comme préfère l’appeler Robert Castel l’Etat social, procède quant à lui, principalement par voie de catégorisation, traditionnellement il laisse précisément au travail social la charge d’adapter aux cas, aux individus.
Suivre les pratiques du travail social, c’est alors suivre les figures de l’individu social, celui qui est implicitement derrière les prescriptions des travailleurs sociaux, celui qu’il faut soit « relever », soit « éduquer », soit « émanciper », soit « relier ». Ce sont les normes du bon individu qui peuvent se lire au creux de ces pratiques. Ultime instance de socialisation, l’intervention sociale est sans doute le lieu où se visibilise plus qu’ailleurs encore ce qui constitue l’être en société. Or ces figures de l’individu, qui disent ces modes d’articulation entre les je et les nous ne cessent socialement d’évoluer. Risquons alors une très brève mise en perspective.
L’individu considéré initialement par le travail social réfère simultanément à deux régimes d’individuation, celui de la République et celui de l’Etat social. A l’idéal républicain, il emprunte la valeur d’émancipation individuelle, de libération des appartenances héritées. A l’idéal solidariste, il emprunte une vision davantage holiste où l’ayant droit est construit collectivement, sur la base d’appartenances partagées (le statut familial ou le statut de salarié). Mais dans les deux cas, l’individu ainsi construit est un individu abstrait. Dans les deux cas, l’idéal éducatif porté par le travail social vise à permettre cette transformation vers une citoyenneté (qu’elle soit libérale ou sociale).
C’est cette représentation sociale de l’individu qui est en train de changer. Elle n’est plus guère efficace dans les instances traditionnelles de socialisation, que ce soit la famille, la religion ou l’école, où le statut (celui d’élève, de mère de famille, etc.), où l’anonymat, ne suffisent plus à dire la réalité de l’individu concret. La prolifération des dispositifs montre d’ailleurs la nécessité pour bien des institutions de reconfigurer leur action en intégrant les dimensions oubliées de l’individu lorsqu’il se trouve réduit à son seul statut.
Quand les êtres sociaux sont de moins en moins définis par leurs inscriptions héritées, quand s’effacent les définitions des places sociales par les rôles ou les identités collectives, quand se diluent les cadres sociaux (conventions collectives, prestations automatiques, etc.) de l’Etat social, quand les identités d’appartenance cèdent le pas à des identités de construction, c’est, pour reprendre l’expression d’Anthony Giddens, la « sécurité ontologique » des individus qui se trouve mise à mal. Rien d’étonnant si la question de la reconnaissance vient alors vite sur le devant de la scène ; plus précisément encore, comme l’analyse excellemment Axel Honneth4 c’est sous la forme spécifique de l’ « estime de soi » que cette question se trouve socialement posée à travers le symptôme aujourd’hui envahissant de la souffrance (qu’elle soit dite sociale ou psychique). Que cette question, aujourd’hui au cœur de l’intervention sociale au front, impliquât la prise en compte de la dimension proprement psychique, qu’elle conduise à mobiliser des techniques de réassurance identitaire (comme le récit de vie), cela peut alors aisément se comprendre. A distance de l’idéal éducatif correspondant à ce que Christian Laval5 appelle le « je inachevé », toujours perfectible, tendent ainsi à se développer des dispositifs d’accompagnement d’un « je désaccordé » avec lui-même comme avec le monde social. Simultanément, le travail « avec autrui » tend ainsi à se substituer au travail « sur autrui »6.
On pourrait alors, s’inspirant des travaux de François de Singly7, proposer le schéma suivant : le « je inachevé » correspond à l’idéal d’un « je universel », celui précisément des Lumières, tandis que le « je désaccordé » correspondrait à la forme pathologique d’un idéal contemporain du je concret ou singulier. De même qu’au capitalisme industriel valorisant la force de travail interchangeable aurait correspondu l’ « ayant droit » anonyme de la redistribution sociale, au capitalisme de réseau correspondrait le salarié individualisé dans son poste comme dans son salaire et la « personne » de l’aide sociale du même nom8.
La définition de l’individu évolue, tout comme évoluent les institutions de socialisation. Il est alors erroné d’interpréter la montée de l’intervention sociale comme le seul effet du poids, certes sans cesse grandissant, des idéologies néo-libérales dans le management public. Ce qui est en cause correspond en fait aussi et peut-être principalement à une évolution de très long terme portée à la fois par un capitalisme toujours en quête d’individus libérés de toutes attaches et aux Lumières toujours en recherche d’une citoyenneté indépendante de toute inscription communautaire9.
Notes de bas de page
1 Voir les travaux d’Alain Ehrenberg et quelques uns des textes présentés dans Jacques Ion (dir) Le travail social en débat(s), La Découverte, 2005, notamment ceux de Michel Autès, Robert Castel ou Marc-Henry Soulet.
2 Voir les thématiques de deux journées d’études tenues récemment, d’une part à Lille les 14 et 15 octobre 2005 : « Y’a-t-il psychologisation de l’intervention sociale ? », GRACC/AISLF GT 19/CLERSE, et à Chambéry, les 1 et 2 décembre 2005, Université de Savoie/CERAT, à l’occasion de la sortie de l’ouvrage collectif dirigé par René Ballain, Dominique Glasman et Roland Raymond, Entre protection et compassion. Des politiques publiques travaillées par la question sociale, Presses Universitaires de Grenoble, 2005.
3 Bertrand Ravon, « Vers une clinique du lien défait ? », in Jacques Ion (dir) Travail social et souffrance psychique, Dunod, 2005.
4 Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, éd. du Cerf, Paris, 2000.
5 Christian Laval, « L’extension de la clinique au sein du dispositif RMI », in Jacques Ion (dir) Travail social et souffrance psychique, op. cit.
6 La première expression est empruntée à Isabelle Astier in « Qu’est-ce qu’un travail public ? », in Jacques Ion (dir), Le travail social en débat(s), op. cit. ; la seconde à François Dubet, in Le déclin de l’institution, Le seuil, Paris, 2002.
7 Voir par exemple François de Singly, L’individualisme est un humanisme, éd. de l’Aube, 2005.
8 « L’intervention sociale d’aide à la personne » est l’appellation donnée au modèle de pratiques prôné par le Conseil supérieur du travail social.
9 L’analyse du processus d’individuation est développée dans l’ouvrage écrit avec Philippe Corcuff et François deSingly, Politiques de l’individualisme, Textuel, 2005.