Depuis la fin des années 1990, la solidarité s’est reconfigurée autour de la question de l’individu, dès lors qu’on le saisit à partir des atteintes « privées » qui sont directement articulées aux défaillances de nos institutions sociales.
De fait, les nouvelles politiques de l’état social actif qui se sont développées en critiquant les adhérences passives de l’état dit « providentiel » visent trois cibles. D’abord, celle de l’activation d’une partie des dépenses publiques dans le « capital humain ». L’émergence, dans le cadre des stratégies européennes pour l’emploi, dans les années 1990, des notions de parcours d’insertion et d’employabilité met l’accent sur la capacité individuelle et sur les ressources humaines autant, si non plus, que sur l’état du marché de l’emploi. Ensuite, ce nouvel investissement sur le capital humain crée de nouveaux « droits et obligations » pour les prestataires institutionnels qui contribuent à l’insertion, notamment dans leur capacité à travailler en réseau et en partenariat. Les épreuves du projet, du contrat et de l’évaluation traversent le monde de la précarité, peut-être de manière encore plus radicale que le monde de l’entreprise. Enfin, ces nouvelles politiques visent à activer et mobiliser individuellement des « précaires » qui seraient aussi des « passifs ». Au sein de cette nouvelle machine à produire de l’activation, les individus vulnérabilisés ont à résoudre, comme leurs contemporains, mais dans un champ de contrainte spécifique, un véritable « travail sur soi ». De l’énoncé de ces nouveaux objectifs politiques à leur traduction concrète sur le terrain, il y a un jeu et une interprétation d’acteurs divers qui concourent à mettre en œuvre, à faire vivre des nouvelles formes d’activation de soi qui soient compossibles avec la nouvelle rationalité de l’état social actif. Voilà pour le contexte général.
Dès lors, on ne s’étonnera pas que la question, on ne peut plus pragmatique, posée sur le terrain est celle des pannes de réinsertion qui sont autant de « problèmes » d’activation de soi. Le parcours des « précaires » est tributaire (au moins en partie) de leur capacité à faire front aux politiques d‘activation à l’œuvre dans différents réseaux d’accompagnement et de soins. Mais comprendre n’est pas justifier. Il ne suffit pas de dénoncer une nouvelle fois la psychologisation du social à travers une critique sociologique qui risque bien d’être tautologique dans la mesure où l’action publique – lorsqu’elle se développe comme un étayage individualisé – a toujours fait de l’individu un objet de savoir psychologique. En réalité, les intervenants psychosociaux sont confrontés à une situation où l’activation de soi et la transformation de la société sont en quelque sorte mises en aventure. Que l’on place le curseur du côté de l’individu ou du côté de la société, le futur que leur rapport reconfiguré contribue à faire advenir dans le champ clos des interactions entre professionnels et usagers est risqué pour la pratique sociale. La construction d’une forme d’attention et de vigilance collective, au delà du cercle des professionnels mis en position d’apprenti-sorcier es activation, devient certainement une exigence démocratique inédite. L’activation des « soi », qu’elle concerne les bénéficiaires ou les professionnels, a un revers : celui de la tentation du retrait et de la désertion du côté des usagers et de l’usure, du burn-out, voire du désenchantement du côté des professionnels. Une prise de distance salutaire extrayant professionnels et usagers d’un face à face souvent fascinant mais potentiellement dévastateur parce que sans tiers citoyen, est devenu nécessaire. Au fond, l’enjeu est de taille. Il s’agit « …d’analyser les pratiques et les institutions qui assurent la production et la reproduction de la dépossession qui travaillent à capter ou à soustraire la puissance de penser individuelle et collective pour leur opposer des agencements des dispositifs et des techniques qui au contraire en favorisent le déploiement»1.
Dès lors, on comprend mieux que dans les situations où le contrat de confiance à été préalablement « déchiré » par l’ensemble social dont les accompagnants sont les « mandataires», la proposition d’aide auprès des précaires puisse être vécue comme menaçante pour l’accomplissement de soi. A moins de penser que les personnes dés-insérées s’auto-excluent ou s’autonomisent sans dommage ; une analyse non seulement clinique mais socio politique peut, tout en rendant compte des perturbations du lien de confiance, attester des logiques sociales intentionnelles qui sont en jeu : violence des politiques d’activation d’un côté et politique de désactivation des usagers suractivés en retour. Car il n’existe pas d’altération de soi sans que cette altération ne soit aussi dépossession construite dans un rapport social. Les vécus d’humiliation (mépris social), d’insécurité ontologique, de chosification de l’humain (marchandisation des liens) voire d’obligation à s’insérer sous la menace de l’échec seraient les premiers signes à inscrire sur la liste d’une observation anthropologique qui prendrait au sérieux les dégâts d’une politique d’activation non soumise au principe de précaution des « soi ».
A un niveau plus large qui pense les processus instituants de la société moderne, le problème qui se pose à « nous » est bien de savoir si des droits nouveaux vont émerger : droits à l’individualité sociale, droits subjectifs, droits qui posent des principes nouveaux de redistribution des biens et des liens. Quels sont aujourd’hui les forces et les acteurs promoteurs de ces nouveaux droits ? L’idéal d’accomplissement individuel peut tout aussi bien être dévoyé par la constitution d’un marché libéral de l’activation de soi (où la majorité des individus ne reçoit pour « capital » qu’un soi sans héritage), qu’être élevé à la hauteur d’une question de solidarité où, comme le propose Nancy Fraser, la reconnaissance est soutenue par des statuts et des droits subjectifs.
C’est en ce sens que les thématiques de la souffrance sociale, de la vulnérabilité et de la fragilité relatives aux atteintes psychiques d’origine sociale viennent à la fois alimenter le travail de quête de reconnaissance d’une individualité sociale accomplie et la critique sociale des rapports sociaux lorsqu’ils continuent à organiser en douce violence la dépossession de soi
Notes de bas de page
1 Nordmann (Charlotte), 2006, Bourdieu/Ranciére, La politique entre sociologie et philosophie, éditions Amsterdam, Paris, p152