Comment déterminer son action professionnelle quand la lecture d’une situation à partir des catégories classiques de sa pratique (nosographie ou catégories sociales) est brouillée par des manifestations chez l’usager qui empêchent justement de le saisir à partir de ces catégories ? Les intervenants sociaux disent être souvent confrontés à « des personnes en difficultés pour faire des choix autonomes », à celles qui formulent « des projets irréalistes », ou encore à celles qui refusent « un cadre à leur mesure ». Il y des individus dont le comportement génère de l’inquiétude voire de la peur…comportement qui ouvre à une interprétation dans le registre de la folie ; ceux qui ne seraient pas « solides », qui n’auraient pas d’assise subjective suffisante pour « penser par eux-mêmes », positions parfois associées à des pathologies dépressives (désespoir, découragement,…).
Dans cette zone de la pratique, on ne peut plus faire appel à des théories de la pratique du métier, on ne peut plus se référer aux catégories sociales pour les acteurs du champ social et aux catégories nosographiques pour les acteurs du champ sanitaire, on ne peut plus exercer son métier tel qu’on l’a appris. Nous l’avons appelée zone d’indétermination professionnelle et de la relation intenable1. Cette zone de la pratique reprend toutes les situations évoquées comme impasses professionnelles.
Nous avons observé alors le recours à une sémiologie2 pour tenter de trouver de nouvelles nominations des rencontres professionnelles avec l’usager ou avec le patient. L’intervenant en relation d’aide peut décrire des signes cliniques, résultat d’une observation fine qui permet de repérer la souffrance de la personne en face de lui, parce qu’il est en suffisante empathie avec elle. Les acteurs interrogés au cours d’une recherche-action portant sur un diagnostic partagé sur le mal-être et la souffrance psychique3 expriment leur malaise dans la rencontre avec des individus « incertains et instables ». Mais ces signes ne sont pas discriminants pour l’action.
Définitivement, les situations de souffrance psychique restent de l’ordre de l’indécis, de l’indéterminé.
L’écoute professionnelle…
Mais il faut surtout ajouter à cela la difficulté bien sentie par les acteurs de ne plus pouvoir déterminer « en tant que quoi » ils interviennent auprès d’un usager dès lors qu’ils ne parviennent plus à l’inscrire dans une catégorie d’appartenance, si ce n’est reconnaître qu’une dimension de sa pratique est celle de l’écoute. Pour l’intervenant social, s’il faut travailler sur la dimension singulière du sujet souffrant – autrement dit, tenir compte de la dimension psychique – la question de sa propre identité en tant que professionnel se pose. Est-ce la question de l’identité professionnelle qui est posée ou bien plus spécifiquement celle du statut de l’écoute et donc de la compréhension et du « maniement » du transfert dans les pratiques sociales ? En effet, on peut lire une forme d’ambivalence avec cette notion d’écoute à la fois légitime de la pratique (« on écoute », « je peux l’écouter », « je lui dis que je peux l’écouter mais c’est tout »), mais dans le même temps qui indique une limite : on peut écouter mais qu’est-ce qu’on peut en faire ? « En tant que quoi j’interviens auprès de l’usager quand il est souffrant psychiquement ? » En même temps que cette souffrance est reconnue et son écoute revendiquée, la position du professionnel reste parfois intenable. Que faire « de ce que l’autre me confie » ? Que recouvrent cette fonction « d’écoutant » et la fonction de la parole dans les pratiques sociales ?
…de la souffrance psychique
Il y a donc un reste, malgré l’acceptation de la souffrance comme impondérable du travail social. Ce reste, c’est la souffrance psychique, mais pas n’importe laquelle, celle qui empêche les usagers de vivre et les professionnels de travailler.
La souffrance psychique vient à la fois « surdéterminer » mais aussi « indéterminer » d’abord ce qu’il en est de cette souffrance pourtant repérée (à partir de la clinique descriptive) et ensuite ce qu’il en est de l’action à mettre en œuvre (soignante et sociale).
Dans cette zone de la pratique, la souffrance psychique prend désormais le pas sur les cadres professionnels identificatoires stables. La gestion contre-transférentielle est complexe puisqu’elle renvoie également le praticien à ses limites, à un sentiment d’impuissance et d’échec professionnel. Comment avoir l’équipement de base pour donner du sens à l’insensé, avoir quelques signifiants en poche pour approcher l’idée de la circulation des affects dans la relation d’aide ?
L’indétermination professionnelle : une posture de base
C’est dans ce contexte que certains acceptent cette indétermination comme une position éthique de départ en mettant alors en commun les différentes théories de référence qui guident leur pratique pour tenter d’en construire de nouveaux aménagements. Parce que le risque le plus important pour l’intervenant, face à ces flous et à cette souffrance portée et vécue dans la relation d’aide, est de « protocoliser » davantage la relation avec l’usager.
Cette indétermination professionnelle est aussi au cœur de certains nouveaux métiers (coordinateur, médiateur…). Loin de dé-professionnaliser, elle élargit la capacité de recevoir des situations difficiles. Cette indétermination produit en fait de nouvelles compétences. Cette posture de base est complexe et en même temps créative. Cependant, cette liberté « inconfortable » appelle nécessairement un travail réflexif, une réflexion éthique et une élaboration théorique4.
Notes de bas de page
1 ORSPERE-ONSMP, 2002, Réseau et politique de santé mentale : mutualisation et spécificités des compétences, Ville de Bourgoin-Jallieu.
2 Colin V., Pommier J.B, 2002, « Présentation d’une sémiologie implicite de la souffrance psychique par les travailleurs sociaux d’un réseau de santé mentale » in Séminaire résidentiel de l’Arbresle.
3 Cf. rapport de recherche déjà cité en note 1.
4 Laval C., « Travail des affects et pratique transformatrice : de la psychiatrie à la santé mentale », in Buscatto M., Lorion M., Weller J.M., Au-delà du stress au travail, Ed Erès, 2008.