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«Aujourd’hui, je n’ai vu que de la précarité », Interview de Mohamed SAOUD

Jean FURTOS - Psychiatre, Maître de conférences des Universités, Praticien hospitalier, Docteur ès Sciences

Année de publication : 2009

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, PUBLIC PRECAIRE, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°35 – La clinique change-t-elle? (Juillet 2009)

Rhizome : Je voudrais vous interroger sur cette phrase que vous m’avez dite un jour, épuisé, en revenant du CMP : « aujourd’hui je n’ai vu que de la précarité ».

Mohamed Saoud : Je me souviens de cette journée. Je me suis senti submergé par quelque chose qui dépassait le cadre de ma pratique habituelle.

R : Votre pratique habituelle ?

M-S : Ma pratique est la psychiatrie générale. Lorsque je parle de pathologie caractérisée, il s’agit essentiellement de patients qui sortent de l’hôpital, pour lesquels un diagnostic est déjà établi. Mais ce jour-là dont vous parlez, il y avait eu un changement du mode d’accueil au CMP, il avait été proposé que les médecins fassent aussi l’accueil, au lieu que ce soit les infirmières ou les psychologues uniquement.

R : C’était un accueil de la première demande ?

M-S : Oui, une primo consultation

R : Les patients dont vous vous souvenez venaient d’eux-mêmes ?

M-S : Pour certains, oui. Il a fallu travailler avec eux sur le motif de la demande. Ce n’est pas évident au départ. Ce qui transparaissait au début était une souffrance, une tristesse réelle. Ils sont venus au CMP sur conseil du médecin ou de leur entourage. Il a fallu d’abord se mettre à l’écoute pour définir le motif de la consultation, ce qui amenait ces gens à consulter.

R : Au début, il y avait une indétermination ?

M-S : Oui, les gens étaient perdus. Moi aussi, d’ailleurs, par rapport à mon activité habituelle balisée.

R : Vous vous souvenez des situations plus précisément ?

M-S : Certaines, oui. Une patiente avait une petite entreprise d’esthétique. Elle avait ouvert un deuxième magasin qui a fait faillite et s’est retrouvée du jour au lendemain poursuivie par les huissiers, abandonnée par son mari, par ses amis, ne sachant pas où donner de la tête. Je lui ai parlé de dossiers de surendettement, elle ne savait même pas que cela existait. Elle exprimait de la tristesse vis-à-vis de ce qu’elle avait perdu, sa demande n’était pas claire. Elle restait quand même d’une humeur assez fluctuante. Il a suffi de lui proposer un soutien psychologique et un accompagnement social.

R : Un soutien psychologique par qui ?

M-S : Par le psychologue et un suivi par l’assistante sociale.

R : Vous avez suivi cette situation par la suite, qu’en avez-vous su ?

M-S : Qu’un dossier de surendettement était en cours. Que la patiente avait réussi à trouver du travail, qu’elle allait mieux. Ça confirmait l’impression du début : ce n’était pas un état pathologique caractérisé, mais une souffrance liée à une situation de précarité survenue brutalement.

R : Comment peut-on comprendre qu’elle soit venue voir un psychiatre par rapport à cette situation de précarité survenue brutalement ?

M-S : Elle n’arrêtait pas de pleurer. On lui a conseillé d’aller consulter. Elle est allée voir son médecin traitant qui voulait la mettre sous antidépresseur et elle refusait de prendre des médicaments ; donc, il lui a proposé de consulter au CMP.

R : Vous pensiez que son refus de médicaments était justifié ?

M-S : Oui, pour cette situation précise. Je travaille en utilisant des critères nosographiques. Elle ne remplissait pas ces critères. On aurait pu parler d’épisode dépressif mineur et selon les recommandations de l’ANAES1,c’est la psychothérapie en premier, pas de nécessité de médicament.

R : Comment vous définiriez la précarité ? C’est quelque chose qu’on ne nous apprend pas à la fac de médecine, ça ne fait pas partie de la nosographie !

M-S : Oui, ça ne fait pas partie de la nosographie. Je la définirais en termes de déficit ou de manque. Pas seulement économique, ça peut être une précarité affective. Par exemple, une patiente venait juste de dépasser la quarantaine, elle élevait une adolescente, travaillait comme aide pour personnes âgées et s’occupait en même temps de sa mère. A un certain moment, elle s’est retrouvée submergée par des sentiments de tristesse inexpliqués, pleurant, pour elle de manière injustifiée. Mais en fait, cette dame était en train de faire le bilan de sa vie, vivant dans une solitude extrême et courant après des besoins économiques pour subvenir aux besoins de sa fille pour laquelle elle espérait un avenir meilleur. C’est ce que je qualifierais de précarité affective. Elle avait l’impression de donner de l’amour et de ne pas en recevoir en retour. Il y a aussi, pour certains patients, ce que j’appellerai une précarité environnementale, des gens qui vivent sans amis, sans relations, avec leur famille, dans une espèce d’autarcie, avec une carence sexuelle totale. D’ailleurs ça a été la demande de la patiente dans cette situation : elle était venue pour un tableau dépressif, et n’avait plus de rapport sexuel avec son mari, elle ne pouvait pas le quitter pour des raisons économiques parce qu’ils avaient acheté la maison ensemble. Son mari, vu par un autre collègue, pense la même chose.

R : Autarcie de l’un par rapport à l’autre dans son couple. Chacun vit seul ?

M-S : Chacun vit seul, en autarcie, aussi par rapport au monde environnant.

R : Cela correspond bien aux troubles ordinaires de la précarité : l’isolement, rompre les amarres, l’autarcie. Les mots retenus, c’est « être submergé ». Mais par quoi ?

M-S : Par la tristesse. Pour eux, ils pleuraient sans arrêt, c’était incompréhensible.

R : Une tristesse que l’on peut qualifier comment, quand on est un psychiatre scientifique ?

M-S : Je n’aime pas le terme de psychiatre scientifique. La science, je l’utilise dans le cadre de la recherche, avec un souci constant pour la mise en pratique sous forme d’une interrogation « et alors ? ». J’ai une autre position dans ma pratique, plus médicale. C’est-à-dire des critères diagnostics et une orientation thérapeutique qui peut être médicamenteuse ou psychothérapeutique, quelle que soit la psychothérapie. Si on veut retourner à l’ancienne nosographie, on parlerait de dépression réactionnelle. Sur cette tristesse, ce submergement, je vois que, malgré tout, notre action est importante pour prévenir la survenue d’une dépression caractérisée, une dépression d’épuisement, comme l’appelait les américains : la dépression des managers.

R : Dépression des managers pour les prolétaires aussi ?

M-S : Oui, pour les prolétaires, pour le tiers monde ; on l’a qualifié de « dépression des ménagères ». Une dépression d’épuisement, à force de lutter par rapport à ce qui leur arrive. Ces gens sont submergés par des événements extérieurs.

R : Vous-même, vous étiez malheureux après, sémiologiquement vous étiez malheureux, épuisé ?

M-S : Oui, réaction humaine normale. Parce qu’on a beau dire, écouter la souffrance, c’est la ressentir. La différence avec les autres journées de consultations du mois, c’était l’accumulation. J’avais en face de moi des gens submergés par des événements à tel point que moi, au bout de la consultation, j’étais submergé par ce que j’avais entendu.

R : Vous qui êtes dans la psychiatrie universitaire, qu’est ce que vous enseigneriez aux étudiants par rapport à cette expérience ? Pour des personnes qui seraient ordinairement en première ligne, qu’est-ce que vous leur diriez ?

M-S : La première chose, c’est de différencier une souffrance d’une pathologie psychiatrique caractérisée. C’est le cas de la patiente où le médecin généraliste voulait d’embler mettre un antidépresseur : là, non. Comprendre avant de prendre une décision.

R : Vous dites exactement ce que j’enseigne sur le plan de la précarité. C’est comme si vous aviez été « touché par la grâce » de comprendre ce qu’est la souffrance sociale en une demi-journée. Ce jour-là, il s’est passé un événement !

M-S : En l’occurrence, j’ai été médecin non prescripteur mais préventif.

R : Ça fait partie de la prévention ?

M-S : Oui, on est face à de la prévention primaire au sens vaccinal du terme. C’est-à-dire éviter à ces gens d’être traités abusivement. Le problème constaté par toutes les études de pharmaco épidémiologie : 50 % des patients vraiment déprimés ne sont pas traités et 50 % sont traités à tort.

R : Vous m’aviez dit avoir pris une heure pour chacun de ces trois patients pour dépiauter ce qu’il en était, le diagnostic différentiel…

M-S : Je commence toujours par me présenter, demander la permission de prendre quelques informations. Ca permet de voir la réaction de la personne lorsqu’on lui demande sa date de naissance. Après je demande le motif, je leur demande de choisir un mot, celui qui vous vient en tête. Il y en a qui dise «désespoir, tristesse, pleurs… », et après je leur dis « je vous écoute ». Là, j’essaye de retrouver ce désespoir ou cette tristesse. Bien sûr après, j’essaye de structurer un peu plus l’entretien pour voir si on est face à une pathologie psychiatrique ou non. C’est en ça qu’on est préventif : quelles sont les actions à mettre en place pour prévenir une décompensation.

R : Et alors, là, quand vous leur avez demandé à ces trois personnes : pourquoi vous venez me voir, qu’ont-elles répondu ?

M-S : Je me rappelle du mot désespoir. Mais en revenant aux dossiers, j’ai trouvé les mots « abattue », « lassitude », « perdue, énervée ».

Propos recueillis par Jean Furtos

 

Notes de bas de page

1 ANAES, Agence Nationale d’Accréditation et d’Évaluation en Santé

Bibliographie

D’Amato T., Saoud M. (2006). La Schizophrénie de l’Adulte, des causes aux traitements, Edition Masson, Collection Les âges de la vie.

Prise en charge d’un épisode dépressif isolé de l’adulte en ambulatoire, Paris. ANAES, mai 2002.

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