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De l’importance de l’interstice en institution

Jean FURTOS - Psychiatre ONSMP

Année de publication : 2009

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, PUBLIC PRECAIRE, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°36 – Le Nouveau Management Public est-il néfaste à la santé mentale? (Octobre 2009)

Je voudrais illustrer la place de l’interstice1 dans les institutions, ou plutôt les processus interstitiels qui s’y passent. Où ? Dans les couloirs, entre deux portes, entre deux soins, aussi bien pour les rencontres patients/soignants qu’entre les soignants eux-mêmes. Ce point est important car la tendance actuelle de l’organisation du travail tend à faire la chasse à ces processus.

Un fait clinique récent. Un de mes patients me téléphone un matin à l’hôpital : il a besoin d’un certificat urgent. Le rendez-vous est pris le jour même à l’unité médicale d’accueil de l’hôpital (UMA), localisation pratique car située juste à l’entrée de l’établissement ; je n’allais pas au CMP ce jour-là. A la fin du rendez-vous, avant de quitter l’UMA, je vois le visage inquiet de l’interne de garde. La jeune femme m’appelle : « Pouvez-vous m’aider ? » Le ton de la demande est pressant et le PH de l’urgence est justement absent pour quelques minutes, la relève infirmière est en train de se faire.

L’interne m’explique qu’il s’agit d’un homme SDF de 45 ans qui exige une hospitalisation, alors que son psychiatre traitant a fait savoir qu’il n’y avait pas indication d’hospitalisation. Je reçois ce patient dans un bureau, avec l’interne. Je me présente, nom, titre et fonction, et je lui fais part du point de vue de son thérapeute. Il fait mine de casser l’écran d’ordinateur du bureau avec son front. Nous échangeons brièvement, puis il retourne dans la salle d’attente, debout, toujours énervé ; l’excitation monte. J’essaie de rappeler son thérapeute sans pouvoir le joindre, et je pense en moi-même qu’il va peut être falloir appeler les gardes.

Mais quelque chose se produit en moi, tout à fait inattendu : je me vois me diriger vers ce patient et m’asseoir à sa droite, sur le banc où il était assis ; et je m’entends lui dire d’un air démuni bien réel : « on ne va tout de même pas appeler les gardes, ce serait nul ». Chose surprenante, dès que je m’assois à ses côtés, le patient se détend complètement dans son corps et un souffle s’écoule de sa bouche, comme lorsque l’on est soulagé après un fort stress. On aurait dit qu’il attendait quelqu’un à côté de lui. Il me répond avec conviction : « oui, ce serait complètement nul ». Je lui dis alors que je sais qu’il est actuellement à la rue, qu’il n’apprécie sans doute pas les hébergements d’urgence, mais qu’en effet, son thérapeute estime qu’il n’y a pas d’indication d’hospitalisation, même si c’est bien dommage pour lui. Il se lève alors et dit, en hésitant, comme se parlant à lui-même : « bon, alors, je pars, je vais me débrouiller ».

Il n’y a certes pas de quoi pavoiser d’avoir rendu à la rue et à son système un homme de la rue. Ma réflexion porte sur le geste qui m’est venu de m’asseoir à côté de lui, pleinement assumé, mais, pour ainsi dire, « sans le faire exprès ».

Aucune procédure dans l’accueil en service d’urgence ne prescrit de s’asseoir à côté d’un patient au comportement imprévisible, surtout lorsque le ton monte et qu’approche le niveau du passage à l’acte. Mais rien n’interdit non plus à un professionnel de le faire si son évaluation implicite, instantanée, le conduit à cette action ; il va de soi que la permission que le professionnel s’accorde est liée au fait qu’il sent ne pas avoir peur du patient, ni de sa propre peur, ni des processus interstitiels, ni du jugement de l’institution.

Cet épisode me paraît digne d’être mis en récit non pour être dupliqué, car chaque situation est unique, mais plutôt pour insister sur le fait suivant : un professionnel connaissant suffisamment bien son travail, et ce qu’il en est de la souffrance mentale, peut être amené à improviser dans la relation à l’autre, dans la proximité avec l’autre. Cet homme savait que j’étais médecin, je m’étais présenté dans le bureau où je l’ai d’abord rencontré. Mais le voir en technique distanciée ne lui faisait manifestement ni chaud ni froid, ou alors plutôt chaud que froid. Il a fallu, dans cette situation-là, que je me rapproche de lui sur son banc, chose non anodine pour un SDF.

Qu’un professionnel puisse improviser juste (ou faux) dans la relation me paraît constituer l’un des préalables à toute pratique de santé mentale, dans son sens restreint (la psychiatrie) comme dans son sens large (les psys et le travail social).

L’évaluation est dans le résultat, toujours improbable au départ. Ne pas prendre le risque de l’improbable, ne serait-ce pas se comporter comme une machine triviale, c’est-à-dire entièrement programmée, entièrement procédurale, entièrement prévisible ? A la réflexion, je me suis dis que cet épisode pouvait aussi être utile pour la jeune collègue qui, avec beaucoup de pertinence et de sang froid, m’avait appelé à la rescousse.

D’une manière générale, l’intervention en interstice se fait le plus souvent, comme dans ce cas, à la première personne, autant par le geste que par la parole : il s’agit d’une initiative personnelle assumée en tant que telle. Il est bien évident que ce n’est pas un quidam qui inter-réagit, mais un professionnel ; une sorte d’alliage intime entre le comportement réglé du professionnel et son privé, sa manière unique d’être et d’improviser. Du coup, si le thérapeute n’est pas dans la répétition procédurale et hiérarchisée, cela donne au sujet accueilli la même chance de ne pas persévérer dans la répétition, de produire du neuf.

Les espaces interstitiels entre soignants sont tout aussi importants pendant certains épisodes interactifs avec les patients, où il faut quelquefois improviser à plusieurs, que pendant le banal espace temps du café dans une structure de soin ou d’aide. Que se passe t-il au café ? C’est la rencontre du privé et du métier. On y parlera autant de la rougeole du petit dernier que de ce que vient de dire ou de faire tel patient, qui fait porter au soignant une charge dont il a besoin de parler, comme une régulation au fur et à mesure ; sans compter certaines élaborations décisionnelles avec les médecins si ceux-ci participent au café. Cela ne supprime évidemment pas les temps formalisés d’analyse et de décision ! Mais ces temps interstitiels, ambigus, doivent le rester : est-ce du travail ou est-ce du temps personnel ? Une expérience à la fois commune et théorisée nous conduit en effet à penser qu’il convient de tolérer cette ambiguïté, ce paradoxe, car c’est ce qui rassemble le soignant à l’intérieur de lui-même et les soignants entre eux, leur permettant de rester vivants.

Prenons cette vignette citée dans l’article de Philippe Chanial2. Dans un service de cancérologie, une patiente aborde une infirmière en lui disant : «Ah, ça tombe bien j’ai un cadeau pour vous» ; et l’infirmière, alléchée, de demander : « Quel cadeau ? » « Mais mon cancer, voyons ». Cet échange, loin d’être une caricature, est le type d’échange fréquent où le patient souffrant donne en dépôt sa souffrance à un membre de l’équipe, quelles que soient sa formation et sa discipline, en cancérologie comme en psychiatrie ou dans le travail social. L’erreur serait de répondre : « Je vous en prie, Madame, c’est vous qui avez le cancer et c’est moi qui vous soigne », pour sortir du paradoxe à tout prix. En réalité, que va faire l’infirmière ? Elle va en parler au café, ou dans un couloir, avec une collègue ou l’interne. Elle va ainsi pouvoir porter quelque chose de l’intolérable du patient sans en être inhibée ou par trop affectée.

Les formes de management actuel, comme nous le savons, visent à favoriser les comportements hiérarchiques et procéduraux. Les rencontres intersubjectives programmées peuvent avoir encore une certaine place dans le traitement en groupe. Mais les espaces interstitiels ont mauvaise presse : c’est du temps perdu, ils peuvent être dangereux (la subjectivité est dangereuse). Pourtant, c’est par ces espaces qu’une organisation peut devenir une institution, capable de tolérer l’inestimable et intolérable objet de l’échange. C’est par eux qu’une institution peut continuer à tenir la saine conflictualité entre le hiérarchique prescrit et le subjectif autorisé, ouvrant une place à ce qui ne doit pas être considéré comme une transgression du cadre, mais plutôt comme une manière de tenir l’ambivalence et la complexité des processus vitaux.

Notes de bas de page

1 Roussillon R., 1987. Espaces et pratiques institutionnelles, le débarras et l’interstice, in.Kaës R. et al. L’institution et les institutions, Dunod, p 157-178.

2 Cf. page

Bibliographie

Furtos J., Les trois formes d’organisation groupale, in Actualités psychiques N° 2, 1983, p 19-30.

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