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Des pages tournées, un livre à fermer, continuer de rêver

Naassson MUNYANDAMUTSA - PsychiatrePsychothérapeute Enseignant de Psychiatrie à L’Université Nationale du Rwanda Directeur Adjoint de l’Institut de Recherche et Dialogue pour la Paix (IRDP), Kigali/ Rwanda Professeur Invité (Novembre-Décembre 2012), Université Lumière Lyon 2

Année de publication : 2012

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, PUBLIC MIGRANT, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°46-47 – Compétence en humanité précaire et passage de relais (Décembre 2012)

Autour d’une discussion banale, en parlant d’héritage, avec ma très jeune fille, je me rappelle lui avoir dit que c’est de mes rêves qu’elle devra hériter !

Mais quels rêves, qui ne sauraient faire corps dans l’ici et maintenant, mais qui devraient avoir assez de poigne pour me porter et me retenir dans cette vie qui se fait témoin d’une souffrance, qui anime ceux qui viennent me voir et qui m’apprennent que savoir souffrir c’est aussi vivre !

Mes rêves sont peut-être la reprise et la réponse aux dernières paroles de ma mère, lors d’un au revoir qui deviendra par la suite, irrémédiablement, un adieu : « Vas vite, ne tournes pas ton regard et ne reviens surtout pas dans ce pays de malheur avant d’être devenu un homme ! »

Presque comme cet extraordinaire film de Mihaleanu : « Va, vis et devient ».

Vouloir devenir un homme m’a-t-il animé, pour pouvoir accompagner des hommes et des femmes à la recherche de l’humain dans l’homme, pour devenir enfin humain ?

Je crois, en effet, que l’ambition de devenir un homme appelle l’impératif de s’interroger constamment sur le rapport à l’autre, qui, hélas, convoque en même temps la peur de l’anéantissement, avec son cortège de souffrances et de douleurs. La douleur d’avoir été jeté tout seul dans ce monde où l’on devient seul au milieu du monde.

Les dernières paroles de ma mère transmettaient en même temps la douleur et l’espoir. Elle les a prononcées un soir d’adieu d’août 1992, bien bref, alors que je fuyais la mort, en même temps qu’elle même attendait et sentait sa mort prochaine, qui allait être décrétée, et non pas survenir, en 1994.

Mes enfants pourront-ils apprendre, avec moi, comment souffrir sans disparaître ! Alfred de Musset affirmait ceci quant à lui : « Rien ne nous rend plus grand qu’une grande douleur. L’homme est un apprenti, la douleur est son maître ».

Loin de moi l’idée de souhaiter à quiconque de souffrir et de négocier avec l’horreur, pour enfin devenir un homme. Cependant, nos sociétés n’ont pas fini de fabriquer la douleur et d’infliger la violence froide qui arrache les hommes et les femmes à leurs liens vivifiants !

L’une des forces qui m’a animé, ces deux dernières décennies, au sein de cette société dans la précarité, c’est d’être parvenu à croire qu’à la suite des violences extrêmes, il est possible de créer et de continuer à créer, pour rebondir. Je sais aussi qu’il est important d’être porté, d’aimer et d’être aimé, d’appartenir et de penser, pour y parvenir.

Dans quelle mesure cette détermination d’apprendre à « être avec » m’a-t-il aussi animé ? Dans quelle mesure ceci constitue aussi un morceau de mes rêves transmissibles !

Apprendre à être avec, c’est aussi apprendre à décrypter, à devenir déchiffreur, traducteur de langues étranges et étrangères et enfin interprète des paroles et des silences de l’exil interne, qui nous appartiennent et appartiennent à l’autre.

Ce besoin de transmettre, qui nous conduit à aller puiser dans ce passé qui nous fait peur, constitue aussi un champ de travail qui nous anime.

Car autant le passé nous a convié à divers échanges autour du droit de rêver, de se déterminer et d’influencer notre destinée, autant le passé traumatique de la massivité des pertes que nous avons subies n’arrête pas de revenir pour habiter le présent déjà précaire !

Ce passé qui refuse de passer pourra-t-il fléchir, face au devoir de mémoire qui voudrait que je refuse l’amnésie avec la dernière énergie, vis-à-vis de ma mère, cette femme visionnaire, assassinée en 1994, après m’avoir convié lors de notre ultime rendez-vous au devoir de rêver devenir un homme.

C’est sur ce genre de passé qu’Eugène Caselli attire notre attention : « Maintenir éveillée la conscience du passé qui ne doit pas passer ».

Je pense, en effet, que la détermination de ne pas laisser seuls ceux que Pierre Vidal-Naquet appelle « les assassins de la mémoire », dans la salle de spectacle, nous anime aussi, au sein de cette société qui a tant suscité d’exclusion. Ainsi, à force de tourner les pages, j’en viendrai à fermer le livre de rêves que je pourrai transmettre à mes enfants.

Car enfin, la transmission, comme dirait Gurème, c’est donner un équilibre à ceux qui viennent après nous, leur dire d’où ils viennent, pour qu’ils sachent ensuite mener leur propre vie.

Si donc aujourd’hui, je devais passer dans l’au-delà, mes enfants auront peut-être reçu en héritage cette dynamique de transmission de rêves, où ils pourront lire, comme le formulait si bien Eric Semerdjian : « Ce livre est la tombe refermée d’un passé recomposé que vous, mes enfants, n’aurez plus à convoquer, sauf pour vous en servir comme bouclier contre l’empêchement ».

Bibliographie

« Rien ne nous rend plus grands…Alfred de Musset cité par Daniel Ajzenberg. Dans « Violences chaudes, violences froides, sous la direction de Joyce Ain, Erès 2012, page 155.

Raymond Gurème : « Donner un équilibre à ceux qui viennent après nous. » Dans « Amnésie Internationale, Transmettre. »

Eric Semerdjian, « Orphelins d’une reconnaissance Jamais Octroyée » Dans « Amnésie Internationale, Transmettre. »

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