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La « clinique des nuances »

Fabienne DIEBOLD - Éducatrice spécialisée, Chef de service, Réseau Intermed (1) Région Auvergne-Rhône-Alpes, Lyon
Jean MARSHALL
Laetitia LIQUET

Année de publication : 2019

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Psychologie, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFCahiers de Rhizome n°71 – Habiter, co-habiter (avril 2019)

La loi du 29 juillet 1998, d’orientation relative à la lutte contre les exclusions, a rendu légitime les fondations du traitement des exclusions, en affirmant la com­plexité et la diversité des processus d’exclusion qu’elle entendait combattre dans tous les domaines – logement et santé compris dans le programme –, considérant aussi que le problème des personnes en difficulté n’était pas de disposer de nou­veaux droits, mais d’avoir effectivement accès aux droits fondamentaux existants. Issue d’une importante expérience d’accompagnement relationnel en avant-poste auprès de sujets perdus de vue par les institutions de « droit commun », d’une ana­lyse partagée systémique des représentations et des freins, la première mission de « médiation et coordination santé » a été mise en oeuvre à titre expérimen­tal en 1998 par l’Association des trois fontaines2. Toujours en proximité réfléchie avec l’actualité sociétale et une indispensable mise en débat interinstitutionnel, il a fallu convaincre du choix d’un professionnel soignant pour asseoir cette pratique de « soin relationnel » professionnalisée et une légitimité reconnue par les dis­positifs de soins en addictologie, en soins généraux, gériatriques, psychiatriques, déjà dans une dynamique d’articulation « ville-hôpital ». À quel moment l’indignation constructive, l’engagement créatif devient-il « politique » ?

D’une pratique de l’extrême à la « clinique des nuances3 »

La « clinique des nuances » s’incarne à partir d’une clinique du sujet « invisible », frappé du double marqueur interdépendant social et psychique, impacté par la honte et la culpabilité. Issue d’une pratique non conventionnelle dans les inters­tices d’un système cloisonné, normatif, voire totalitaire, elle laisse la place au sujet souffrant dans le réel de son environnement, reconnaissante de ses ressources, de ses savoirs singuliers et de sa temporalité. Le « sujet-citoyen » peut ainsi se révéler et s’exprimer face aux institutions et dans les interrelations de tout ce qui fait la vie dans la cité. Elle permet de penser un accompagnement aux soins (et aux droits) dans l’espace intersubjectif créé entre un « sujet-citoyen » et un « professionnel-citoyen », non comme une série d’exigences, mais comme la possibilité réciproque de comprendre « quelque chose » de la situation fût-elle extrêmement dégradée. Tisser une relation de confiance et de pudeur tout en prêtant attention « aux petits riens » du quotidien, s’autoriser des temps de respiration pour penser une recons­truction des liens constitue le coeur de notre pratique. Cela implique d’introduire toutes les nuances possibles, d’écouter les symptômes d’une exclusion silencieuse, de laisser passer la lumière pour rester vivant dans un cheminement toujours adap­table. Cette forme de compagnonnage atypique permet de lutter contre le renon­cement, l’épuisement et autres tentations ou représentations mortifères, quelle que soit la complexité du contexte. La « clinique des nuances », c’est aussi rencontrer et mettre en résonance différents domaines de connaissance (psychanalyse, socio­logie, anthropologie, sciences sociales et politiques), faire cohabiter les « savoirs », y compris profanes, au sein d’une équipe aux singularités plurielles et ouverte à la richesse des controverses. Ainsi, cette clinique exigeante s’adapte intrinsèquement à des contextes différents : les fondamentaux éthiques de la mission, mis en oeuvre par une équipe éprouvée, s’exercent ces dernières années dans des contextes d’habitat et de parcours de vie à géométrie variable, du logement social (type HLM) aux aires de gens du voyage, de la résidence sociale à la pension de famille, des structures d’urgence (Auda) aux centres d’accueil et d’hébergement pour deman­deurs d’asile (Cada). Impliqués dans le réel, au carrefour des injonctions souvent paradoxales des différentes institutions partenaires du logement, des champs social, sanitaire, psychiatrique et gérontologique, nous questionnons toujours le recours à Intermed : pourquoi faire, pour qui ?

Nous partons du constat de terrain que certains individus sont ancrés dans un repli social, qu’ils ne sont plus en mesure d’élaborer une ébauche de demande (de soin ou d’aide) et nous observons à quel point ce sont les liens qui sont atta­qués. Dans cette clinique de l’extrême, décrite par René Roussillon (2003), nous constatons que ce repli vient préserver la personne d’une certaine désorganisation psychique interne, mais aussi d’un effondrement sur la scène du Réel, marque d’une confusion entre le Moi et le logement. Le logement devient alors témoin de cette déliaison au monde et à la vie sociale, et les murs portent et contiennent cette crainte d’un effondrement psychique. René Roussillon évoque la question du retrait social comme une forme d’économie de survie – « L’attention portée aux formes de souffrances qui utilisent la scène sociale comme arène de leur proces­sus de retrait ou de solution à l’impasse existentielle à laquelle la vie les confronte a conduit à envisager d’autres formes de retrait et d’autres stratégies mises en place comme tentative de solution et d’issue à l’impasse » (Roussillon, 2017, p. 13-14) – mais aussi comme une protection du sujet face aux reviviscences traumatiques du passé. Pour survivre à ce sentiment d’être relayé à la marge, exclu, le sujet découragé s’exclut de lui-même et du monde. Il se coupe d’une partie pour sauver le tout, dans une ultime tentative de garder le contrôle sur ce qu’il lui arrive, quitte à, paradoxalement, disparaître totalement. « Si on se désintègre, on est menacé de perdre cette reconnaissance, c’est le paradoxe d’un processus qui, pour assurer la survie du sujet, menace d’entraîner la perte du statut de sujet, du statut d’un sujet reconnu comme tel, présent dans les circuits d’échanges et de par­tages symboliques de la vie sociale » (Roussillon, 2017, p. 13). Jean Furtos (2009) évoque, pour sa part, « des signes d’une disparition de soi-même ou de congélation du moi ». Revenons au sens étymologique du terme « précarité », qui illustre par­faitement ce propos : « précarité » signifie être en prière, implorer, qui implique, de fait, la présence d’un autre à qui est adressée cette prière et pointe le lien qui lie ou délie le sujet à autrui. Alors, pourrions-nous considérer qu’être précaire, c’est déjà adresser une demande, certes inconsciente, à un autre potentiel. Il devient alors nécessaire de prendre en compte ce retrait de la subjectivité dans nos cadres d’interventions. Penser le processus de la rencontre et les outils que nous utilise­rons sera alors bien différent de ce que l’on peut observer dans un autre contexte et qui fait la particularité de notre intervention à Intermed. L’intervention à domicile vient alors se proposer comme un des outils essentiels de la rencontre dans ce contexte. Il ne nous semble pas suffisant de penser l’accompagnement et l’inter­vention à domicile comme une simple démarche d’aller-vers, mais il est nécessaire de penser nos pratiques dans le contexte où le processus de la rencontre devient le socle et la première étape d’un accompagnement. L’objectif étant d’arriver à ce que nous appellerons « la rencontre suffisamment bonne ». Dans cette clinique de l’extrême, nous osons la rencontre, tout en sachant que ce sont en premier lieu les liens qui sont attaqués ainsi que le sentiment d’appartenir à la communauté humaine. Nous travaillons donc sur l’acceptation de la personne à s’autoriser la rencontre, à accepter cette alliance, à nous accepter dans sa bulle si finement ficelée, tout en préservant ses défenses qui l’ont fait tenir jusqu’à présent. L’inter­vention à domicile, dans son attention à créer la rencontre suffisamment bonne, devient une forme de portage4 pour renforcer l’équilibre des capacités psychiques des personnes afin qu’elles soient dans une position favorable à cet entre-je. Dans ce contexte, comment peuvent-elles à nouveau faire confiance ? Cette confiance qui découle du sentiment d’être digne d’intérêt, d’être restauré, de pouvoir déposer des choses de soi en l’autre et d’avoir confiance sur sa contenance. Valérie Colin (2010), parle d’un hébergement dans la relation dans lequel un sujet, comme mort à lui-même, retrouve une existence à travers l’investissement et le souci d’un autre, un autre affecté et vivant. Il est important de rappeler que ces situations extrêmes ont été souvent vécues dans un sentiment d’être seul et sans appel, un ressenti de solitude et parfois d’agonie psychique, qui, justement, s’ancre dans le fait qu’on ne pense pas pouvoir le partager avec qui que ce soit. Car c’est de ça dont il est ques­tion, réinscrire l’autre comme un Autre, un autre à la fois semblable – nous parta­geons tous la même humanité – mais à la fois différent, avec ses rythmes et ses attentes, ses défenses et ses capacités. C’est le jeu de l’intersubjectivité, un ballet, une chorégraphie de la rencontre René Roussillon (2003), un je(u) d’ajustement réciproque. Nous souhaitons rencontrer la personne, tisser une esquisse de lien de confiance qui fera pont pour instaurer une nécessaire alliance. Cette alliance permet une sauvegarde des capacités de chacun de penser, d’exister comme sujet, de reconnaître l’autre comme un égal et, paradoxalement, d’accepter qu’il soit dif­férent. Toutefois, il nous semble que le rapport à la rencontre diffère selon le sujet, son histoire et son état à un moment donné. Il nous est alors nécessaire de penser le sujet dans son altérité, dans son vécu face à la relation à l’autre et intégrer cela dans une analyse systémique. Quel est le sens de la relation à autrui du sujet que nous tentons de rencontrer ? Dans quelles mesures ces premiers liens viennent-ils teinter cette expérience de la rencontre ? Nous devons nous atteler à rechercher, instaurer, cocréer les conditions favorables pour que le sujet puisse s’inscrire dans une rencontre suffisamment bonne et où les deux sujets soient dans des liens de confiance réciproque nécessaires. L’accompagnement et la construction de ce processus de la rencontre nécessitent des compétences particulières que nous appelons la « clinique des nuances ». Le terrain de la rencontre est comme un jardin dont nous sommes les jardiniers. Il faut préparer la terre, semer les graines, arroser, pour que cela germe. Avec patience, le jardinier laisse faire les éléments, la pluie, le soleil… Avec un peu d’attention et d’arrosage, il obtiendra une belle récolte. Parfois, les semis ne vont pas se développer, mais le printemps prochain, il pourra toujours tenter de semer à nouveau.

Afin d’illustrer et mettre en perspective nos propos, nous allons tenter de vous im­merger dans notre pratique par ces situations emblématiques qui viennent mettre un sens à la théorie. Monsieur Sonic vit isolé dans ce logement sale et encombré. La solitude et le découragement ont fait qu’il s’est fondu en lui. Les membres de sa famille sont sept chats, huit hérissons, un chien, un furet et un rat. Il leur prépare des petits plats et leur donne du foie gras à Noël. Toutes les deux semaines depuis six mois, nous sommes debout dans son logement, les pieds dans les déjections, le chien qui nous lèche les mollets, les chats qui nous observent. Il reste debout, lui aussi ; une table encombrée et un cubitainer de vin nous séparent. Dans cet envi­ronnement ammoniaqué et hostile à nos sens, notre binôme psychologue et infir­mier doute. La pensée semble bloquée. Nous avons la sensation de ne pas avoir réussi à créer une rencontre avec lui. Quel est le lien qui nous unit ? Devant notre ressenti d’être nous aussi pris dans une congélation de notre capacité d’élabo­rer, nous lui demandons alors s’il peut nous faire une petite place, seulement une chaise sans déjection. Nous espérons avoir une preuve de notre existence dans son intérieur, nous nous demandons s’il nous attend. Nous cherchons une recon­naissance d’une considération mutuelle. Le rendez-vous suivant, monsieur avait préparé trois chaises, mis une nappe sur la table, acheté trois laits différents, des gâteaux et préparé du café. La rencontre suffisamment bonne est finalement ef­fective. À ce moment, nous prenons conscience de l’avancée de la relation et de ce lien de confiance qui se crée et qui remet en mouvement une pensée partagée.

Dans cette « clinique des nuances », le cadre de l’intervention à domicile se place avant tout chez le soignant. Ce ne sont plus les murs hospitaliers ou institutionnels qui viennent contenir. Le soignant devient, en cogestion, le gardien du cadre de son intervention. Ce lieu désigné de la création du lien est ici le logement ou tout lieu de vie ordinaire du sujet. Cela peut être son logement comme le banc du parc proche ou le bar du coin. Il nous semble important que le sujet décide du lieu où il accepte de nous recevoir. Intervenir à domicile nous place d’emblée dans l’intime, dans son intérieur, ce lieu où les intersubjectivités viennent se confronter, mais aussi un environnement qui le sécurise. Le domicile devient ainsi un espace privilégié du prendre soin5. Le soignant est dans l’intime du sujet et doit pouvoir se permettre de rester concentré sur ce qui lui est délivré, d’être disponible et en capacité de tisser le lien. Malgré nos tentatives d’autorégulation, il est parfois complexe de suivre le fil de sa pensée et d’être disponible quand des cafards et des punaises de lit se pro­mènent joyeusement autour et sur l’autre. Nos stratégies de survie nécessitent une forme de portage pluridisciplinaire et des espaces de pensée collective afin de ne pas sombrer dans un épuisement ou un agir à tout prix. Mais quel positionnement adopter ? Celui du côte à côte est souvent plus confortable. Cette attitude se fonde essentiellement sur l’écoute de la personne, mais également la prise en compte de ce qu’elle a pu mettre en place auparavant pour que « ça » tienne, ses stratégies de survie, la manière dont elle a cherché à s’autosoigner. Il est alors essentiel d’obser­ver les différentes manifestations du sujet, ses comportements, ses actes, comme autant de messages que le sujet lance à un autre. Toutefois, la question est de savoir si ce que nous avons à proposer comme présence et/ou accompagnement est une offre « supérieure » à ce que le sujet a lui-même élaboré. Si « ça » tient, en général le sujet ne demande rien. Il est parfois urgent de ne rien faire. Lorsque nous percevons que quelque chose se passe, que le sujet trouve un bénéfice dans cet espace de liberté de parole, alors il semble que nous soyons déjà dans une relation de soin, même si le lieu, le contexte et le temps peuvent être perçus comme singuliers, sans protocoles préétablis. Au final, même si rien n’est agi, c’est ce lien qui se crée qui soigne. Catherine Parat (1995) parle du « partage d’affects ». Un partage qui laisse la possibilité à la personne de ne plus rester seule face à son expérience. Dans cette configuration, nous nous inscrivons également comme témoins de l’état interne du sujet, afin de l’accompagner à un travail de resubjecti­vation et de resymbolisation de son expérience. Face à ce partage, nous sommes parfois déstabilisés par leurs émotions, nous écoutons leurs impuissances, tout en maintenant un cadre interne suffisamment solide pour ne pas nous laisser envahir ni résister, être à une place de témoin observant l’intériorité de son quotidien, spec­tateur de leurs difficultés. C’est la fonction de miroir du professionnel qui permet de redonner la possibilité au sujet de se sentir, de se voir et de s’entendre à nouveau. Il s’agit là toujours de retrouver en nous ce que l’autre dit vivre en lui. Cette « clinique des nuances » nous oblige à sortir des protocoles. Nombreuses sont les rencontres qui ont débuté grâce à un pas de côté (un colis alimentaire permettant de sortir de l’urgence vitale, cette commande à la Redoute pour celui qui ne sait pas lire…). Il est alors question d’imaginer, de trouver, créer, de jardiner, de bricoler un dispositif au sens de Claude Lévi-Strauss (2010) qui permet à chacun de s’inscrire comme sujet et de favoriser cette relation de confiance. Dans cette pratique, c’est avant tout l’autre qui est décisionnaire du lieu, de la durée et du contenu.

Nous rencontrons Chantal pendant un an, elle fait partie de ceux qui marchent sur le fil tout au long de leur vie, ceux qui passent inaperçus, ceux qui ne demandent plus rien, les « pas assez fous » pour l’hôpital et les trop fous pour la société. Ceux qui ne rentrent pas dans les cases. Elle tient un équilibre précaire jusqu’au jour où un petit grain de sable est venu se mettre dans les rouages de sa machine fragile. Elle perd ses clés et elle devient « SDF » avec un logement. Chantal passe inaperçue dans la masse grouillante de la ville, elle sillonne les rues avec toutes ses affaires. Les derniers papiers qui lui restent sont amassés dans son cabas à roulette et ses sacs. Créer une rencontre avec une personne comme Chantal demande un savoir-être, un savoir-faire et une compréhension fine de la maladie psychique. Tous les autres intervenants qu’elle a croisés ces derniers mois se sont tous cassé les dents. Créer la rencontre, c’est accepter que ce soit l’autre qui en choisisse les modalités. C’est accepter et comprendre que les insultes sont l’expression de la souffrance, que la relation à l’autre est violente, que notre présence, notre aide proposées sont parfois envahissantes. On se voit au gré de la météo et de sa météo, dans des parcs, au sein de la gare Perrache, au café du coin. Souvent, Chantal ne parvient pas à rester et au bout de quelques minutes, elle met fin à la relation en hurlant. Les insultes fusent, mais, à chaque fois, le lien résiste. Le lien, ce lien est à l’image de sa vie, de sa psyché, fracturée, cabossée, éclatée. Au fur et à mesure, elle accepte de payer un serrurier et retrouve son appartement. Mais, revenir dans ce logement chargé des souffrances du passé, où il faut payer le loyer et affronter les dettes qui s’accumulent est difficile. Elle repart régulièrement vivre sa vie vers Perrache. Malheureusement, sa temporalité n’est pas la temporalité de notre société et l’expulsion est prononcée. Elle ne rentre définitivement pas dans les cases. Les graines que nous avons semées germeront peut-être au prochain printemps.

Nous sommes régulièrement confrontés au sentiment d’impuissance. Les épreuves de la réalité sociale sont des monolithes que nous ne pouvons parfois pas contour­ner. Parfois, le sujet, confronté au lien, peut le rejeter dans une tentative de mainte­nir son organisation psychique. Il rentre alors, paradoxalement, dans une aggrava­tion de son état, ou ne répond plus aux sollicitations, comme une tentative de lutte contre le changement et de préservation de ses stratégies de survie ; Freud illustre ces propos en parlant de « la réaction thérapeutique négative ». Cet aspect est particulièrement prégnant dans notre pratique. Malgré une rencontre effective, les ruptures de lien et les rechutes sont nombreuses. La situation de Nicolas illustre bien cet aspect. Depuis un an et demi, nous nous rencontrons à son domicile ou sur un banc de son lieu de vie ordinaire. Après sept mois d’entretiens infirmiers hebdomadaires, il parvient à formuler une demande de prise en charge au centre médico-psychologique (CMP). Pendant un mois, il se rend à ses rendez-vous avec un infirmier, puis avec un psychiatre qui introduit un traitement antidépresseur. Face aux premières améliorations, Nicolas lâche tout et s’isole de nouveau. Il dira plusieurs mois plus tard que la simple idée de sortir de son repli et d’aller mieux l’avait terrifié. Il n’ouvre plus sa porte pendant cinq mois malgré nos sollicitations régulières. Le fil de nos entretiens reprend finalement, mais Nicolas ne peut tou­jours pas formuler une demande de soin.

Conclusion

Dans chacun de nos accompagnements, le lien existe à travers ce va-et-vient. Mal­gré une porte close, l’absence aux rendez-vous, nous montrons à ces personnes qu’elles existent. Frapper à une porte, laisser un message, une lettre, un post-it, tenir bon, c’est tout cela qui vient faire signe de notre présence à côté d’elles et vient essayer de se confronter à leur tentative de disparition d’elles-mêmes. Elles continuent d’exister en nous, même s’ils ne peuvent exister en elles. Il nous faut donc continuer de rêver pour elles, d’oser et d’être créatif pour favoriser cette rencontre afin qu’elle soit « suffisamment bonne ». Intermed navigue, avec ses infirmiers et psychologues, auprès de ces personnes, qui sont dans la zone grise du système, dans les interstices du droit commun. Celles qui n’arrivent pas à s’ac­coster au rivage des services sociaux et de santé. Celles qui sont proches de chavirer, qui écopent sans fin au risque de s’épuiser et de sombrer. Le bateau d’Intermed est singulier, hors les murs, sans protocole, il s’invente et se réinvente à chaque rencontre, sans jugement ni préjugé, pour accueillir l’autre tel qu’il est, dans son humanité.

Notes de bas de page

1 Le Réseau Intermed est une association loi 1901, créée en 2008 pour assurer un cadre juridique, financier, organisationnel et éthique aux missions de « médiation et coordination santé » mis en oeuvre sur la région Auvergne-Rhône-Alpes. Cet article a compté sur la participation des membres du groupe régional « Écrits Intermed » : Émilie Vernet, infirmière santé mentale, Rhône ; Véronique Ouacham, infirmière santé mentale, Savoie ; Pierre- Alain Carré, coordinateur, Auvergne. www.intermed-reseau-sante.fr

2 L’Association des trois fontaines, présente sur le bassin Annécien, assure des missions en accueil de jour et abri de nuit. Elle a porté la première mission d’accompagnement social dans les foyers Sonacotra dès 1994.

3 La démarche clinique et la formulation ont été proposées par Fabienne Diebold.

4 Au sens de Donald W. Winnicott dans Winnicott, D. W. (2006).

5 Nous faisons ici la différence entre le logement et le domicile, ce dernier étant le lieu où le sujet décide de nous recevoir.

Bibliographie

Colin, V., Pichon, A. et Furtos, J. (2010). Douloureux hébergement de l’autre dans la relation d’accompagnement au logement. L’observatoire, 64, 92-98.

Freud, S. (2003). Le moi et le ça. Dans OEuvres complètes (vol. 16, 1921-1923). Paris : Presses universitaires de France.

Furtos, J. (2009). De la précarité à l’auto-exclusion. Paris : Éditions Rue d’Ulm.

Lévi-Strauss, C. (2010). La pensée sauvage. Paris : Pocket.

Parat, C. (1995). L’affect partagé. Paris : Presses universitaires de France.

Roussillon, R. (2017/2). Se retirer pour survivre. Rhizome, 64(2), 13-14.

Roussillon, R. (2003). Séparation et chorégraphie de la rencontre. Dans A. Barbier (dir.), La Séparation (p. 121- 135). Paris : In Press.

Winnicott, D. W. (2006). La mère suffisamment bonne. Paris : Petite Bibliothèque Payot.

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