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Interview de Jean-Marc Legagneux

Jean-Marc LEGAGNEUX - Travailleur pair et usager-chercheur, coordinateur de Nomades Célestes, Marseille

Année de publication : 2013

Type de ressources : Rhizome - Thématique : TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°49-50 – Reconnaître l’invisible, gouverner l’imprévisible (Octobre 2013)

Du Gaf1 de Toulouse aux Nomades Célestes de Marseille, Jean-Marc Legagneux est un travailleur pair ou encore « usagerchercheur ». Accepter de donner un espace de liberté à l’autre, brouiller les lignes et mélanger les genres semblent les prémices nécessaires au réel travail commun entre usagers et professionnels. Ce qui ne va pas de soi avec les professionnels du social ou de la psychiatrie pour qui les fonctions et missions s’inscrivent dans un cadre très formel. Jean-Marc Legagneux l’explique à Nicolas Chambon et Gwen Le Goff lors d’une rencontre à Marseille le mercredi 28 août 2013 à la terrasse d’un café.

Qu’est-ce qu’apporte un usager-chercheur ?

Il apporte la connaissance par le vécu. Ce n’est pas une science exacte, ce n’est pas parce qu’on a vécu à la rue ou qu’on est malade qu’on est plus fort ou plus expert que les autres. Dans le champ de l’action, c’est une plus-value parce qu’à partir du moment où les autres vous reconnaissent comme étant un usager, quelqu’un de la rue, automatiquement la relation de confiance est différente. Être marginal c’est sexy, être malade mental pas vraiment, ça fait très peu de temps que j’assume que je suis psy.

Pourquoi vous dites que vous êtes considéré comme des « sous-travailleurs »?

Parce qu’on a de l’expérience sans avoir obligatoirement le cursus. Ce qui s’est passé par exemple dans la réduction des risques : on a pris des gens qui étaient des usagers et on en a fait -pour ceux qui sont restés- des travailleurs sociaux, c’est-à-dire ceux qui sont rentrés dans le cadre, la plupart des autres se sont crashés. Ils sont rentrés dans le moule de l’éducateur. Là, l’idée c’est de reconnaître, chez le travailleur pair une vraie compétence, une véritable expertise, un véritable savoir-faire que l’on acquiert pas par les études. C’est la proximité, le fait que les gens nous reconnaissent comme étant leur égal, le fait que vous partagiez des codes communs. Dans la rue par exemple, il y a des codes. Si vous êtes de la rue, vous les connaissez. C’est une compétence. C’est un métier, c’est un travail. Après il est différent. On va dire qu’il y a un cursus de vie, mais qu’avoir été à la rue, cela ne suffit pas.

Quelles sont les compétences du travailleur pair justement ?

Accepter de brouiller ces lignes et mélanger les genres pour pouvoir travailler ensemble. Mais à un moment il faut être super ouvert parce qu’il faut accepter que les gens n’aient pas les mêmes codes et donc accepter que l’autre influence. Cela veut dire que tu dois lui laisser de l’espace et du pouvoir et ça, les médecins, les psys et les soignants généralement ne sont pas habitués à le faire. C’est là qu’il faut accepter de la part des professionnels de franchir des limites. Si tu veux travailler de manière égalitaire il faut que tu leur lâches de ton pouvoir et leur laisser de l’espace en essayant de pas influencer ce que les gens vont en faire. Par exemple la pratique collective c’est vraiment important, même inter-travailleurs pairs.

Et c’est quoi la pratique collective ?

La pratique collective c’est, à un moment donné, d’échanger et de partager ensemble. On est plus fort ensemble que tout seul. L’idée est d’assurer une continuité, et que les gens voient que, même s’ils ne sont pas là automatiquement, les autres le sont. La pratique collective, c’est là même chose partout : respecter les idées des autres, faire des concessions. Elle est hyper importante pour éviter que les gens soient en permanence soumis à leurs aléas et renvoyés à leurs propres aléas. Dans une pratique collective tu es un peu moins exposé, le collectif protège.

Dans un hôpital, comment peut-on faire une place aux usagers ?

Par exemple là tu peux pratiquer quelque chose de responsabilisant, justement en créant l’espace pour que ce soit les gens eux-mêmes qui décident et qu’ils se mettent à un moment donné eux-mêmes à gérer leurs sorties, leurs propres budgets. Là, on a par exemple un Groupe d’Entraide Mutuelle (Gem). L’arrêté concernant les Gem, qui date de 2011, précise qu’ils sont parrainés par une association qui sert un peu de cocon ; elle reçoit la subvention, elle salarie les animateurs et elle met les moyens à disposition. Mais ce sont les adhérents du Gem qui doivent décider de l’affectation et non pas l’association. Les professionnels ne comprennent pas pourquoi, alors qu’il existe des outils, les gens ne prennent pas part à l’action. C’est la question de la transparence et de l’accès à l’information qui est ici centrale. Et l’information, c’est le pouvoir. Si tu veux que les gens à un moment donné se mettent à influencer ou se mettent à agir, il faut qu’ils sachent d’où on parle.

Donc vous ce que vous défendez c’est que, pour pouvoir le faire, il faut des usagers, des pairs, des gens qui connaissent ?

Oui, mais ça on peut le faire au niveau des professionnels, il n’y a pas obligatoirement besoin de travailleurs pairs, les professionnels peuvent le faire mais c’est accepter de travailler dans l’instabilité parce qu’à un moment donné l’autre a du pouvoir et tu ne sais jamais ce qu’il va faire. Avec un psychopathe, tu débarques, tu ne sais pas comment ça va se passer. Mais il faut l’accepter et accepter aussi que l’autre ait du pouvoir ; que s’il ne va pas bien, il ait la place pour en parler. Les professionnels font des conneries et il est important qu’ils puissent le dire sans être dans la toute puissance. L’idée, c’est qu’à un moment donné, il y ait une forme de rapport égalitaire librement acceptée et consentie par les gens.

C’est ça votre souci politique, c’est le souci de l’égalité ?

Oui celui de l’égalité et surtout de la représentation qu’on a des gens. On a toujours eu un traitement misérabiliste des SDF « ces pauvres clochards », « ces naufragés » de Declerck, sauf que la rue ce n’est pas ça. La rue c’est la jungle, les SDF ce sont des as de la survie. Il y a peu de gens qui seraient capables de survivre sauf qu’ils le font. On a d’un côté des gens qui regardent le verre à moitié vide et de l’autre côté on a des gens qui vivent avec le verre à moitié plein. Le dernier des clochards est un as de la survie. Pour les malades à la rue c’est la même chose. On regarde le verre à moitié vide pour justifier l’action sociale. L’action sociale c’est 50 ans d’histoire en France avec tout le christianisme derrière. Mais il faut toujours qu’on justifie notre pratique par le fait que toi tu es un pauvre misérable et je vais t’aider. Mais je ne vais pas te demander ton avis parce que si tu es misérable c’est que peut-être tu en es responsable.

Et ça, on le vit ?

Oui et de plus en plus parce que la pauvreté à Marseille, ça devient explosif, une pauvreté à laquelle les gens s’adaptent. On est toujours sur des problèmes de représentation. J’ai été à la rue et depuis que je suis tout petit et je fais ce que je fais, donc je suis bien secoué quand même. À un moment donné on peut faire quelque chose, intervenir dans la société, on peut participer à cette société, qu’on soit là, qu’on soit à la rue, qu’on soit homosexuel ou autre. Mais souvent on a besoin de justifier un moment donné de la faiblesse de l’autre pour pouvoir l’aider. C’est un angle d’approche.

Quelle est l’articulation entre les compétences d’un travailleur pair avec un travailleur social ?

L’articulation avec le travail social est difficile parce qu’on se retrouve avec des cursus qui ont peu évolué. Quand les étudiants se retrouvent avec d’autres usagers de la rue, c’est le choc. Les mecs prennent la douche et généralement ils sont ravis. Après, quand je vois les lois sur la participation… On a des supers textes en France, mais au niveau de l’application…

Et ça vient de quoi ?

Ce sont des gens qui pensent d’en haut et font redescendre les choses sauf que ça redescend plus ou moins et que les gens font ce qu’ils veulent avec parce qu’il n’y a pas de suivi. C’est toujours pareil, c’est l’histoire de la participation. On se retrouve avec des professionnels de la participation. Même moi un peu.

Et comment éviter ?

Venir avec des gars, venir mais accompagné. À un moment donné, il faut prendre des risques. Quand je suis arrivé au Gaf lors des réunions au ministère on a retourné des tables parce que les gens parlaient de nous alors qu’on était dans la salle. Ça valsait. Tu veux donner le pouvoir à l’autre, et bien donne lui. Après tu regardes ce qu’il en fait. Mais la meilleure façon c’est d’accepter de perdre le contrôle et de lui faire confiance. Accepter ces facteurs de risque, c’est d’autant plus acceptable que tu as mis des choses en place pour responsabiliser les gens. C’est pas parce que tu as envie d’aider les autres que tu les aides complètement.

A un moment, vous avez parlé de « bon représentant ». Est-ce qu’il faut accepter par moment qu’il y ait des mauvais représentants ?

La représentativité si elle est construite vient du terrain, vient des gens eux-mêmes. Quand ce n’est pas travaillé, c’est les professionnels qui vont identifier celui qui parle bien. Sauf que celui qui parle bien n’est pas obligatoirement le plus crédible. Ce ne sont pas les professionnels qui doivent décider pour les gens. Il y a les bons pauvres, avec qui c’est facile, dans les foyers par exemple ils sont très policés, ils font ce que tu dis, mais ça c’est rare. Et plus tu t’écartes de la norme, plus tu vas avoir des difficultés, dans la prise de contact, dans la confiance. Donc à un moment tout le monde teste tout le monde… La question c’est : dans quelle posture un professionnel peut-il se mettre pour travailler avec des gens avec lesquels normalement personne ne travaille ? Il faut partir de l’idée que les gens sont capables. La finalité, c’est que les gens décident pour leur propre vie. Comment, par exemple un malade peut intervenir sur sa médication ? Quel pouvoir il a sur sa médication ? et qui lui donne ? Par un individu, sachant que les individus ne sont pas tous les mêmes. On est toujours dans le royaume de l’arbitraire. Tu tombes sur un mec bien, ça va… Tu tombes sur un con, ton chemin ne va absolument pas être le même. Ce système là ne peut pas dépendre des individus.

Le mot de la fin, ça serait de prendre des risques pour les professionnels ?

On a parlé des pratiques informelles ? On en a parlé là ?

… Dites nous…

Je vois ça par rapport à mon champ d’activité, côté rue, c’est les risques que tu prends dans tes modes d’interventions pour accéder à un certains nombre de personnes inaccessibles…

Notes de bas de page

1 Groupe d’Amitié Fraternité né à Toulouse sous la forme d’une structure d’accueil autogérée pour et par les SDF en 1995, le GAF est une association qui a développé au fil des années, en partenariat avec les associations et les institutions publiques, des interventions innovantes et adaptées d’aide aux personnes à la rue, notamment en matière d’habitat.

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