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Tout est possible puisque rien n’est attendu

Christel HUMBERT - Éducatrice spécialisée au Service de prévention de Besançon

Année de publication : 2013

Type de ressources : Rhizome - Thématique : TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°49-50 – Reconnaître l’invisible, gouverner l’imprévisible (Octobre 2013)

Être éducatrice en prévention spécialisée, c’est travailler dans le milieu de vie des personnes. C’est se retrouver régulièrement dans des situations en apparence informelles mais qui pourtant sont englobées dans un cadre construit, réfléchi. La souplesse de ce dernier permet de favoriser les rencontres avec la population. Tout est excuse à la rencontre et à instaurer du lien. Ces pratiques inscrites dans ces territoires de la marge, nécessitent souplesse, adaptabilité et réactivité.

Le « travail de rue » est un pilier de l’activité de prévention spécialisée, il nécessite d’être disponible pour écouter, observer sans insistance et avec discrétion. Sans intention autre que d’aller à la rencontre. C’est déambuler dans le quartier, acheter ses tomates les jours de marché, se retrouver devant le collège à la sortie des cours, discuter avec les adultes assis sur un banc, taper le ballon le mercredi après-midi avec les plus jeunes, se poser sur une esplanade pour parler avec les adolescents, aller manger au kebab du coin. Tous ces moments permettent d’arriver à faire partie du paysage et d’intégrer les codes, les rituels autour desquels s’organise la vie des jeunes sur le quartier pour ensuite pouvoir proposer des actions éducatives. Probablement parce qu’il n’existe ni bureau ni institution pour faire obstacle, dans la rue je me tiens de fait dans une proximité relationnelle. Je partage le quotidien et n’hésite pas à exprimer mon attachement aux lieux, mon empathie aux personnes et à exprimer mon désir de changement, « être capable dans des situations données de passer du rôle professionnel à une relation personnalisée et savoir revenir à une posture professionnelle ». C’est donc s’impliquer, amener ses codes et ses valeurs et pouvoir échanger avec son interlocuteur sur les siens. Passer d’une posture à une autre n’est pas chose aisée. La tendance facile serait de se protéger derrière son statut professionnel, de peur de se mettre en danger en se révélant un peu. En prévention spécialisée, il est difficile de se retrancher derrière les codes de l’institution. Grâce à un savoir acquis par mon expérience, j’ai pu noter que mettre en pratique ce passage d’un rôle à un autre à des moments choisis permet une implication contrôlée et ne porte atteinte ni à la neutralité ni à l’objectivité. Les jeunes perçoivent cette « authenticité » et donnent ainsi à voir d’eux mêmes autre chose que le cliché du jeune « qui tient les murs ». D’autre part, se rendre à domicile, pour y rencontrer des parents lorsque s’organisent des sorties avec des mineurs, pour discuter avec des personnes qui ne souhaitent pas venir au local, pour répondre à une invitation de repas ou d’un thé fait partie du travail d’éducateur. C’est entrer dans l’univers de la personne avec ce qu’elle accepte de donner à voir à quelqu’un d’étranger à sa famille, éducatrice de surcroît. Le logement est alors investi comme un lieu d’interaction avec le monde extérieur par la médiation de ceux que l’on accepte chez soi. À la frontière de l’espace familial et de l’espace sociétal, il est le lieu de recomposition, de déconstruction et de reconstruction d’une culture d’origine. On se retrouve parfois véritablement plongé dans un monde hors du temps et de l’espace : la télé est branchée sur une chaîne étrangère, les tapis recouvrent tout le sol, les décorations brillent et les photos familiales s’exposent partout. À l’intérieur du logement, on note la permanence de la culture domestique d’origine, dans l’aménagement du mobilier, la distribution des pièces, la préparation et la consommation alimentaire. Cet espace de rencontre est très important pour améliorer la compréhension de la personne en face de soi mais aussi pour la communication avec elle, qui, quoique implicite, n’est pas moins importante dans la relation d’aide. L’organisation de l’espace familial, les objets symboliques religieux, les gestes, les positions du corps, la communication avec ses rites d’accueil et d’hospitalité sont autant de points permettant d’aborder la personne dans sa globalité. En observant finement ce qui se joue dans ces occasions, il m’a été permis de mieux percevoir les difficultés mais aussi les ressources, les compétences et les richesses des personnes. Cette méta communication est riche en information car elle fait accéder aux dimensions cachées de la culture, entre autres à la représentation du temps, de l’espace, aux modes de convivialité, à la manière d’aborder l’éducation des enfants. Elle lève le voile sur des manières de faire susceptibles d’être différentes des siennes. C’est à travers ces moments qui pourraient sembler informels que se joue la (re)connaissance de l’autre, la réciprocité et l’échange.

Ci-dessous, un exemple de situation illustrant l’importance de ces temps où tout n’est pas codifié ni cadré.

« A » est une jeune femme de 24 ans d’origine marocaine. Elle est arrivée en France avec sa mère et ses frères il y a huit ans par regroupement familial, son père vivant en France depuis de nombreuses années. Lors d’un temps de permanence à mon local, elle me demande de me rendre à son domicile pour l’aider à régler des problèmes administratifs et à mettre en place sa « box internet ». Elle habite avec ses parents et ses deux frères dans l’immeuble à coté de mon bureau. Pensant qu’elle allait me proposer de me rendre dans le salon ou éventuellement dans sa chambre, j’ai été surprise en arrivant chez elle de me retrouver dans la chambre de ses parents (la prise téléphone et l’installation internet s’y trouvant) avec sa mère allongée dans le lit, faisant une sieste. Dans cette situation, je me suis sentie dans un premier temps mal à l’aise, ne sachant pas si je pouvais m’autoriser à entrer dans la chambre, A m’a rassurée, me disant que cela ne gênait pas. Je lui ai donc fait confiance. Au final, je suis restée plus d’une heure dans cette chambre et en effet ma présence ne semblait déranger personne : sa mère s’était réveillée et n’avait pas l’air d’être étonnée de me trouver là, assise sur le bord du lit, l’ordinateur sur les genoux à chuchoter pour ne pas la réveiller !

Plusieurs points peuvent ici être soulignés :

– Est-ce que cela fait partie de mon travail que de venir installer internet ? Spontanément la réponse est non. Et pourtant j’ai accepté cette demande qui dépassait le cadre de mon intervention et ce pour plusieurs raisons : l’occasion de me rendre au domicile de la jeune femme et découvrir son univers ; me saisir d’une première demande, en apparence anodine, pour instaurer un début d’accompagnement éducatif puisque jusqu’à présent, cette jeune fille n’avait formulé aucune demande d’aide ; rencontrer ses parents et ses deux frères que je connaissais très peu.

– Si je m’étais basée sur mon seul cadre de référence je n’aurais pas accepté d’être dans ce lieu. En effet, selon mes codes, la chambre parentale est un lieu intime et je n’ai pas à y entrer, même sur invitation de la fille de la famille. Il a donc fallu que je passe outre ma réaction première et que j’accepte de l’autre ses normes culturelles. C’est à travers ce genre de moments que nous pouvons mieux comprendre l’organisation familiale et donc être plus juste dans les propositions éducatives que nous pouvons proposer.

À travers ces deux modes de fonctionnements entre le « dehors » avec le travail de rue et le « dedans » avec les visites à domiciles, on peut percevoir la richesse de ces moments où tout est possible puisque rien n’est attendu. Ce partage du quotidien crée du lien, renforce notre reconnaissance sur le quartier. C’est dans ce quotidien que l’intervention de l’éducateur de Prévention Spécialisée peut s’inscrire. Pour J. Rouzel1, le quotidien : « est peuplé de choses, de bricoles : assiettes, casseroles, vêtements, draps, moutons sous les lits, poussière…qu’il faut ranger, d’ « hommestiquer », humaniser. C’est pourtant à l’endroit de ces banalités, de ce terre à terre, de ce « ras les pâquerettes », que se construit la clinique éducative ». La Prévention Spécialisée se veut donc une institution où la souplesse de son cadre de travail permet encore d’être dans des moments formalisés sans pour autant qu’ils soient complètement codifiés, cadrés et limitatifs. La question n’est donc pas tant de savoir si c’est un moment informel ou non puisque l’étendue du champ d’action de la prévention spécialisée est telle que tout pourrait paraître comme faisant partie du cadre, mais bien de tenir une posture professionnelle. Il ne s’agit donc pas de connaître la limite entre cadre et non cadre, formel ou informel. Cet entredeux n’est pas si important à repérer à partir du moment où c’est une volonté d’être là où je suis, sur le quartier, avec comme finalité un objectif éducatif. Que ce soit en travail de rue, en présence sociale ou en visite éducative, je suis là car c’est un moment choisi, réfléchi, pensé et qui pour moi a du sens pour mon travail. Ma présence vient signifier un rôle, affirmer une volonté institutionnelle et renforcer ma posture.

Notes de bas de page

1 J Rouzel, http://www.psychasoc.com/Textes/Ouverture-au-quotidien

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