Le développement au début des années 1990 d’une offre de logement social d’insertion s’est accompagné d’une logique de sélection des publics. Les pratiques de diagnostic sont devenues incontournables dans le secteur de l’habitat pour les plus démunis, en permettant l’affectation des places d’hébergement, la priorisation des demandeurs et l’attribution de logements. Cette logique n’est pas nouvelle. Dans l’histoire de la pauvreté, un tri s’opère parmi les populations pour déterminer des aides à allouer. Les institutions et les dispositifs n’ont de cesse de séparer les publics bénéficiaires, les valides des invalides, les adaptés des inadaptés, les personnes de « bonne» ou de « mauvaise» foi (GEREMECK, 1978)
Les professionnels de l’intervention sociale sont convoqués pour assurer la sélection des publics. Le diagnostic social désigne une méthode d’intervention dans le champ de l’action sociale [il fait partie du référentiel de la profession d’assistant de service social] et cette méthode est enseignée dans les différents cursus de formations qui préparent aux métiers du secteur.
À partir d’une recherche-action conduite durant deux années consécutives, nous nous sommes intéressés au travail de diagnostic mené par des intervenants sociaux d’une association d’insertion par le logement pour déterminer l’accès de ménages défavorisés à des appartements gérés pour le compte de propriétaires privés ; Nous avons analysé le diagnostic en tant qu’objet scientifique et étudié le travail de construction qui s’opère dans un processus. Le point de départ de ce processus est celui de la connaissance biographique d’un ménage en difficulté de logement, et le point d’arrivée est celui d’une décision d’attribution ou de non-attribution d’un logement.
L’enquête de terrain a permis de reconstituer les trajectoires de douze ménages candidats auprès de l’association. Nous avons répertorié la « biographie administrative » de ces ménages, définie comme « l’histoire de la vie d’un sujet ou d’une famille retracée à partir des écrits des agents de l’administration qui ont, pour des raisons diverses, à connaÎtre la vie de ces sujets ou de ces familles» [NICOLAS, 1984, p.43]. Nous avons ensuite reconstitué et examiné les séquences successives du dispositif d’attribution – l’écritdiagnostic, réalisé à partir d’un entretien avec le candidat, la réunion préparatoire de l’équipe d’accompagnement [lieu de mise en commun des diagnostics], puis enfin la commission d’attribution de logements. Nous avons donc appréhendé le diagnostic à partir d’une double construction : la construction de la situation d’un ménage et celle de la décision d’attribution d’un logement.
Le diagnostic, une épreuve professionnelle
Le diagnostic place les intervenants sociaux au cœur de plusieurs types de tensions. La gestion de ces tensions nécessite un travail de négociation permanente qui relève selon nous d’une épreuve professionnelle.
D’abord, les professionnels travaillent de façon limitée car ils recueillent une masse d’informations fragmentées sur les situations des ménages qu’ils reçoivent, sachant que le contenu de ces informations est inégal d’une situation à l’autre. Globalement, les éléments recueillis ne permettent pas d’obtenir une lecture fiable des difficultés liées à l’habitat et les causes du mal-logement sont multiples. Les intervenants sociaux ne se trouvent jamais en situation d’information complète. Ils disposent de données mouvantes, imprécises, voire contradictoires selon la source d’où elles proviennent – documents administratifs, parole des ménages, rapport social rédigé par un autre travailleur social etc, Pourtant, le diagnostic suppose de fixer un certain nombre d’éléments et par conséquent de prioriser certains aspects dans la biographie d’un ménage, de façon à proposer une lecture de la situation, Cette lecture précède la formulation d’un avis pour l’accès au logement et la préconisation des besoins en accompagnement. Cette lecture est indispensable pour permettre une décision « éclairée» de la commission d’attribution de logement.
Par exemple, les revenus de M, et Mme A. sont impossibles à déterminer avec exactitude et les déclarations du ménage ne concordent pas avec les justificatifs qu’ils fournissent. M, A. « a une promesse d’embauche en COD d’un an […]. Il devrait toucher de son activité environ 1300 €, Le nombre d’heures qu’il indique et qui apparait dans son planning d’activités est plus important que sur la promesse d’embauche », La situation de sa conjointe est tout aussi incertaine puisque « Mme A. est consultante en recrutement, en statut d’auto-entreprise […]. Elle a un chiffre d’affaire de 9000 €, jusqu’à présent, elle dégageait un revenu de 650 € par mois, Mais elle explique qu’elle est en capacité de travailler plus lorsque son mari ne travaille pas, » Le professionnel procède au final à une estimation du coût du logement à partir des déclarations verbales du couple et il élimine certains aspects mentionnés dans les justificatifs qui lui sont fournis. |
Ensuite, le logement constitue un bien rare pour les personnes dès lors qu’elles sont démunies socialement ou économiquement, comme en témoignent les trajectoires des personnes reçues par les intervenants sociaux: impossibilité de se loger décemment dans le parc privé, difficultés d’accès dans des délais raisonnables au parc HLM, succession d’hébergements précaires, etc, Lavis en vue d’une décision d’attribution d’un logement participe d’une réduction – accord, ou refus, Cette décision engage le bien-être matériel, social, psychique et parfois sanitaire des personnes, Didier Fassin qualifie de« choix tragique» le fait « [d’] allouer un bien disponible en quantité limitée à des personnes pour lesquelles il y va des conditions matérielles et mêmes biologiques […] de leur existence» [FASSIN, 2001, p,439]. En définitive, les intervenants sociaux sont investis d’une lourde tâche dans cette opération.
Par ailleurs, les conditions et cadres de fonctionnement de l’offre de logement à attribuer sont très divers, en fonction du type de dispositif (logements d’insertion, dispositif ALT1, bail glissant), en fonction des contraintes spécifiques des propriétaires des logements, ou bien du type de prescripteur qui adresse le candidat. Aussi, les opérateurs de diagnostic réalisent un travail de négociation permanente entre la situation du ménage et l’offre de logement.
Pour finir, l’intervenant social se trouve face à un conflit d’intérêts, lié au double rôle qui lui incombe dans ce processus, Pour une part, il est un répartiteur de ressources rares puisque son diagnostic est le support utilisé par la commission pour faire un choix – il lui est même demandé son avis, Mais il est également l’interlocuteur privilégié du ménage, son porte-parole, lorsqu’il réalise la mise en récit de sa biographie, lorsqu’il restitue certains propos au cours des instances de délibération, Et puis, il est engagé dans une relation d’aide puisque le diagnostic est le point de départ d’un accompagnement social. Il est donc bien difficile pour le professionnel de se situer dans sa relation au ménage – tantôt juge, tantôt avocat.
La construction des situations des ménages: le pronostic, au cœur du diagnostic
Bien que les intervenants sociaux aient un avis limité ou instable au regard des informations qu’ils reçoivent, ils sélectionnent et assemblent au cours du diagnostic des données qui caractérisent les situations des ménages reçus, Ainsi, les situations sont déformées, transformées par cette sélection,
Au fur et à mesure des délibérations (réunion d’équipe, commission), certaines données se stabilisent, se solidifient et d’autres disparaissent. Des données instables, évoquées au conditionnel, peuvent devenir des éléments tangibles pour les acteurs dans le processus de décision; des éléments du passé ou du présent peuvent devenir des données futures, prédictives sur la situation à venir d’un ménage.
La sélection d’information participe de la construction d’un pronostic, c’est-à-dire l’anticipation par le professionnel de la situation future du ménage.
Dans son écrit-diagnostic, l’intervenant social évoque de façon hypothétique que M. et Mme R. « rencontrent des difficultés avec les autres locataires de l’immeuble qui se seraient plaints de nuisance sonore auprès du bailleur ». Cette information provient du rapport social du travailleur social de secteur dans lequel aucune explication possible n’est apportée concernant ces faits. L’usage du conditionnel en témoigne. Pourtant, cette donnée va se solidifier au fur et à mesure des délibérations. En réunion d’équipe, une collègue pense que «la famille risque de s’approprier la cour, cela peut poser problème ». En commission, ce qui est au départ une information hypothétique, devient un motif de refus car les « troubles potentiels d’occupation du logement» sont notifiés dans la décision finale. |
La construction de la décision: la surdétermination des risques locatifs
A l’appui des travaux de Jon Elster2, nous avons étudié les registres qui permettent la prise de décision. Jon Elster répertorie trois registres de valeurs que les acteurs mobilisent pour décider de la répartition de ressources rares: le besoin, le mérite et l’efficacité. Ces trois registres sont articulés dans la recherche d’une certaine forme de justice sociale. Dans nos travaux, nous notons que ces trois registres sont activés. Le registre du besoin permet de valider ou d’invalider la nécessité pour l’usager de bénéficier de l’offre de logement. L’appréciation par l’intervenant social de la situation d’habitat du ménage est un argument récurent de ce registre – le caractère urgent du besoin de logement va par exemple constituer un argument qui plaide en faveur d’une attribution, tandis que l’insatisfaction du demandeur vis-à-vis du logement qui lui est proposé plaide pour un refus. Le registre du mérite regroupe des propriétés que les acteurs attribuent à l’usager et qui ont pour effet d’apprécier ou de déprécier la demande. Le manque supposé d’authenticité de l’usager pendant l’entretien, une présomption de malhonnêteté, sont des arguments qui déprécient la demande du candidat. Le registre de l’efficacité regroupe des données qui permettent de mesurer le rapport – situation de l’usager/attentes du dispositif. Il amène les acteurs à s’interroger sur l’adéquation logement/situation et à formuler différentes questions, du type – est-ce que le logement est adapté financièrement à l’usager ? Est-ce que l’usager va respecter ses devoirs de locataires ?
Parmi ces trois registres de valeur, l’efficacité est la valeur qui est priorisée par les acteurs, quelle que soit l’étape de la décision. En outre, les arguments qui portent sur les conditions du dispositif sont les plus mobilisés par les acteurs pour la décision, c’est-à-dire par exemple que le locataire s’acquitte de son loyer, qu’i l n’occasionne pas de nuisances pour le voisinage, ou encore que la rotation du dispositif soit garantie lorsque l’on se trouve dans le cadre de l’accès à un logement temporaire.
Ainsi, la décision d’attribution d’un logement dépend en priorité de la valeur qui est donnée à l’efficacité de la situation d’un ménage au regard des attentes supposées du dispositif. Force est de constater que les intervenants sociaux ont intériorisé cette contrainte de l’efficacité dans l’élaboration du diagnostic. Le terme de « risque» est par exemple un terme récurent dans les échanges. Nous faisons l’hypothèse que les professionnels, au cours du diagnostic, apprécient ou déprécient les situations des ménages en termes de risques: risque de nonsortie du dispositif, risque de non-adhésion à l’accompagnement, risque d’un impayé de loyer … autant de facteurs de risques qui alimentent les discussions au cours de délibérations.
La fabrication des faits, en connaissance de cause
À l’issue de ce travail, trois points doivent être soulevés.
Premièrement, il est inacceptable que le logement soit un bien rare, Il est urgent de produire les logements en quantité et en qualité suffisante, car le logement doit être considéré comme un bien de première nécessité qui ne se négocie pas.
Deuxièmement, il est impératif que les professionnels ne fassent pas porter aux ménages le déficit de logement ou des contraintes liées aux fonctionnements des dispositifs, Car l’attribution de ressources rares posent un problème éthique aux professionnels de l’intervention sociale: soit ils tentent d’être dans la norme des dispositifs, soit et c’est notre proposition, ils considèrent qu’une famille est une famille, et que leur travail consiste à relier les besoins de cette famille à une réponse d’habitat. Car s’il est une responsabilité qui incombe à l’intervention sociale, c’est bien d’œuvrer pour mettre les dispositifs« à l’endroit» des gens, et non l’inverse.
Troisièmement, les pratiques de diagnostic doivent être revisitées et il est important de prendre acte collectivement des limites du diagnostic social en tant qu’objet de science, Le diagnostic mobilisé comme une science est un « alibi », par lequel les acteurs présentent leur décision comme juste, équitable, Il est important de travailler collectivement pour une bonne fabrication des faits, en connaissance de cause.
Notes de bas de page
1 Allocation Logement Temporaire
2 Éthique des choix médicaux, sous la dir. de Jon Elster, Nicolas Herpin, Actes Sud, 1992