Peut-on parler de ville sans espace public ? Peut-on réduire une ville à un simple agrégat de logements (surtout sociaux), à la juxtaposition de logements et d’un centre commercial, à une simple addition d’espaces domestiques où l’espace libre commun est confondu avec la voirie de circulation et les parcs de stationnement ? Ne doit-elle pas aussi comporter des espaces propres aux relations sociales, autres que domestiques, destinés aux pratiques de communication sociale, une scène publique urbaine où se jouent les interactions quotidiennes fondatrices d’urbanité et de sociabilité1 ? Pour faire-ensemble, tenir-ensemble, une société doit comprendre un espace public commun, dont la fonction civilisatrice et politique, comme espace de débat, est un catalyseur de la citoyenneté2. C’est cette spécificité, cette finalité de l’espace public, qui n’a pas toujours été bien saisie par les urbanistes et les élus qui ont souvent produit, dans les nouvelles réalisations urbaines, un espace public sans qualité. Répulsif et sociofuge, n’offrant aucune possibilité au déploiement de la sociabilité et de la citoyenneté, il handicape la convivialité et l’échange, il entrave le lien social et favorise les comportements incivils : il devient un espace public incivil dont les caractéristiques négatives peuvent être identifiées.
« Pour faire-ensemble, tenir-ensemble, une société doit comprendre un espace public commun, dont la fonction civilisatrice et politique, comme espace de débat, est un catalyseur de la citoyenneté. »
En premier lieu, l’absence ou la faiblesse de services publics, d’équipements scolaires, culturels, postiers, sportifs, sanitaires, de commissariat, constitue une carence grave pour la vie de la collectivité. L’infrastructure commerciale, formée surtout de grandes surfaces, est nuisible aux petits commerces, lieux d’échange quotidiens. Le manque de transport public, la desserte interne inexistante ou insuffisante : l’accessibilité limitée réduit ces quartiers à des enclaves repliées et fermées, que l’absence de mixité sociale, ethnique, et la ségrégation urbaine transforment en espaces communautaristes de relégation.
Le traitement urbanistique des lieux publics est souvent inexistant ou médiocre : espacement et étalement excessif du bâti, terrains vagues pour espaces libres, espaces résiduels pour espaces verts ; éclairage public déficient, mobilier urbain rare, mal conçu, rues affectées uniquement à la circulation, pseudo-places (parfois sur dalle), une mixité fonctionnelle quasi nulle, peu de postes de travail… : cette médiocre qualité matérielle et physique de l’espace public, comme lieu de rencontre et d’interaction, entrave la sociabilité.
Un autre aspect caractérise ces espaces, l’effacement du passé : l’histoire du lieu est souvent gommée par une pratique (urbanistique) de la table rase qui traduit une indifférence à l’inscription symbolique dans l’espace public de la mémoire du lieu, de sa population, de la mémoire collective et ses récits : l’urbanisme fonctionnaliste bureaucratique a imposé partout ses normes, ses standards, ses solutions-types, niant les spécificités locales, régionales, les particularismes culturels, malgré le façadisme postmoderne.
On y observe enfin une désaffection politique avec une faible participation des habitants à la gestion de leur cadre de vie par défaut de véritables structures de démocratie locale qui permettraient aux citoyens d’intervenir à tout moment et co-décider de l’avenir du quartier. De plus, la banalisation des édifices municipaux, sans véritable architecture proclamatrice des valeurs républicaines communales, dévalue l’espace public : l’espace public de citoyenneté, comme espace de délibération et de représentation, est affecté dans sa symbolique et sa finalité.
Ces caractéristiques, rapidement décrites, qui font violence à une collectivité et à son cadre de vie, expliquent les dysfonctionnements de l’espace public incivil et sa responsabilité surtout dans le développement des incivilités3 : il met en cause les pouvoirs publics et questionne la compétence des architectes et urbanistes qui produisent ces espaces.
Notes de bas de page
1 Sennett R. Les tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, 1979 ; Goffman E., La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1/ 1973, 2/ 1974 ; Remy J. (ed) Georg Simmel : ville et modernité, Paris, L’Harmattan, 1995.
2 Arendt H. La condition de l’homme moderne, Paris, Calman-Levy, 1961 ; Quéré L. Les miroirs équivoques : aux origines de la communication moderne, Paris, Aubier, 1982 ; Habermas J. L’espace public, Paris, Payot, 1978.
3 Roché S. Le sentiment d’insécurité, Paris, PUF, 1993 ; La société incivile, Paris, Seuil, 1996.