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L’accompagnement au logement : importance, difficultes, risques, exigences (avoir un logement n’est pas habiter)

Jean FURTOS - psychiatre, Directeur Scientifique Honoraire de l'ONSMP-ORSPERE

Année de publication : 2014

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, TRAVAIL SOCIAL, SCIENCES MEDICALES, PUBLIC PRECAIRE

Télécharger l'article en PDFRhizome n°51 – Actualité et sens de l’accompagnement au logement (Janvier 2014)

Introduction

Origine d’une recherche

Tout est parti d’une observation a priori décourageante: dans les suites d’une journée inter régionale Santé Mentale et Habitat1, des travailleurs sociaux de terrain interpellent l’ORSPERE-ONSMP en ces termes: « quand nous accompagnons les gens de la rue au logement, leur santé se dégrade, pouvez-vous explorer ce problème ? ». Cette parole constituait une véritable provocation en regard des principes qui orientent l’action publique, en particulier ceux d’un droit au logement opposable (loi DALO, 2007) dont l’un des rejetons est l’expérimentation « un chez soi d’abord» (housing first). Il était impératif de vérifier cette assertion car il n’est pas classique de dire qu’accompagner au logement les personnes ayant eu un long parcours d’errance aboutit, dans un nombre de cas significatif, à une dégradation de leur santé. Nous savions déjà grâce aux analyses de la pratique sur le terrain de la grande précarité, que telle ou telle personne de la rue va parfois plus mal quand elle intègre un logement individuel, mais ne s’agirait-il pas des cas les plus délicats qui sont rapportés aux psys ? Pourrait-on objectiver la même difficulté sur une cohorte plus importante ? S’il s’avérait que cette assertion était exacte, il faudrait la comprendre, explorer des hypothèses, analyser les processus, proposer des recommandations. Et cela dans un contexte national sensible puisque nous sommes dans une mentalité conjoncturelle où c’est de moins en moins par le travail que l’on reste intégré dans sa culture, du fait d’un chômage structurel, et de plus en plus par le fait d’être logé dans des conditions dignes et citoyennes.

L’étude conduite de 2009 à 2011 concerne un sujet qui reste d’une brûlante actualité. De nombreuses demandes émanent du terrain, visant à aider les intervenants sociaux et sanitaires, mais aussi les bailleurs sociaux, souvent à bout de souffle dans leur mission d’accompagnement au logement, et pas seulement pour les gens de la rue. L’entrée affichée est souvent formalisée par la question de l’accompagnement de l’incurie dans l’habitat (syndrome de Diogène).

Les enjeux

La prise en compte de la subjectivité des intervenants de la clinique psychosociale est considérée comme pertinente pour objectiver la réalité des problèmes rencontrés : il était donc important de valider, ou pas, l’observation rapportée. Si l’assertion des travailleurs sociaux se révélait objectivement fausse, cela aurait été satisfaisant sur le principe d’un d’accès bénéfique au logement, mais aurait signifié que la subjectivité n’était pas la voie royale de la clinique psychosociale et de sa compréhension; si par contre elle se révélait exacte, il s’agirait alors de formuler une hypothèse compréhensive: s’agissait-il d’une rupture de l’homéostasie biopsychosociale construite dans l’expérience de la vie à la rue, provisoirement déconstruite lors de l’accès à un logement individuel ? S’agissait-il d’un diagnostic amélioré si l’on admet que l’on s’occupe des éléments basiques de la survie lorsqu’on habite la rue et que l’on peut penser un meilleur accès aux soins lorsqu’on arriveà des conditions de vie plus décentes ? Plusieurs hypothèses pouvant coexister. Une autre hypothèse était pensable: y aurait-il effectivement des symptômes à attendre comme complications « normales» de l’accès au logement, lequel serait à la fois bénéfique et compliqué, ce qui ne remet pas en cause le droit universel à l’accès au logement ?

Il s’agissait de vérifier quantitativement l’intuition des accompagnants sociaux, de repérer si possible des phases dans le proces­sus d’appropriation du projet de relogement, et de théoriser les pratiques relationnelles d’accompagnement psychosocial de proximité.

La définition du public cible était pragmatique­ment centrée sur les « SDF » en parcours de logement chaotique, tels qu’ils étaient admis dans la file active des services spécialisés dans l’accompagnement au logement engagés dans cette recherche.

Chemin faisant, il s’agissait de valider, ou pas, la voie royale de l’ethnographie de terrain en sciences sociales défrichée par Georges DEVEREUX dans son ouvrage « de l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement »2, en l’occurrence de l’angoisse du travailleur social de terrain à la compréhension de l’action; défrichée aussi par les travaux de Jeanne FAVRET -SAADA qui a montré dans ses ouvrages’3, il est vrai tirés d’un contexte radicalement différent, qu’aborder le mauvais destin de personnes atteintes par des maladies ou des morts affecte l’observateur dans son être intime, témoignant des forces de déliaison à l’ œuvre; défrichée également par les travaux de l’ORSPERE-ONSMP sur la souffrance portée4 dans la clinique psychosociale, dont le premier signe est « le malaise de l’intervenant », En d’autres termes, le transfert, dans son sens large et universel, est-il opérant dans ce contexte?

La recherche-action dont nous donnons les résultats a donné lieu à un rapport5 où sa méthodologie est précisée. Comme dans toute recherche-action, le travail est participatif entre les chercheurs et les intervenants sociaux des différentes structures, le travailleur social devenant acteur de la recherche au sein d’un groupe ressource construit comme lieu de coproduction des savoirs.

Résultats de l’étude rétrospective: peut-on valider l’observation que la santé se dégrade après l’obtention d’un logement ?

Cette étude a concerné une expérience orientée par les principes d’« un logement d’abord » pour les gens de la rue, les praticiens concernés étant en position de précurseurs par rapport à l’expérimentation en cours6.

La pertinence des observations des travailleurs sociaux est validée

Sur un groupe de 65 personnes, avec un recul pour les plus anciens dossiers de 3 à 4 ans, on observe 6 complications de santé sur 10 après l’entrée dans le logement contre 4 sur 10 avant l’entrée. Il y a donc une augmentation de 50 % des complications de santé. L’usage indispensable de la sociologie quantitative réalisée par Loïc Bonneval7 montre que la cohorte de Valence avait une bonne représentation de la population étudiée. Le point le plus éclairant de la recherche quantitative a été l’individualisation de 3 groupes qui permet de confirmer l’interpellation des travailleurs sociaux.

Le premier groupe, constitué d’un petit tiers de la cohorte, est représenté par ceux qui vont le mieux au départ en termes d’évènements de santé, bien qu’ils puissent présenter des demandes de santé, consulter un médecin, avoir un soin. On en conclut que, dans ce groupe, la demande est possible et même fréquente. L’investissement au logement est ordinaire, avec un taux de 50 % d’accès à un bail ordinaire. Il y a davantage de liens familiaux conservés associés à une moindre ancienneté dans la galère. Au total, l’accès au logement est favorable.

Le second groupe, constitué d’un gros tiers, est composé de jeunes entre 26 et 35 ans qui pouvaient avoir une galère courte ou longue, mais chez qui on observait une augmentation nette des troubles du comportement, une augmentation de la consommation d’alcool et de drogues illicites, un fort taux de troubles de voisinage, des non­paiements de loyers, un rapport au logement difficile en terme de normalité, même si ces difficultés d’habiter pouvaient s’accompagner d’un bon investissement du logement. La santé, au départ, ne posait pas de problème particulier: il y avait autant de personnes en bonne santé que de personnes en mauvaise santé, mais par contre, contrairement au premier groupe, on observe un rapport ambivalent à la santé assez spécifique de la clinique psychosociale: lorsqu’il y a un besoin de santé, la demande, si elle existe, est accompagnée de procrastination ou de refus. Ce groupe correspond à l’intuition des travailleurs sociaux dans le sens où un ensemble de personnes qui n’allaient ni bien ni mal en terme de santé se dégrade lors de l’accès au logement.

Le troisième groupe, le dernier tiers, était composé de personnes ayant à l’entrée un mauvais état de santé, et à l’arrivée le même mauvais état de santé somatique et psychique, souvent en refus de soin; avec une population plus âgée, de peu inférieure à 50 ans ou supérieure à 60 ans, peu de liens familiaux, une galère souvent supérieure à 10 ans et des troubles de l’habiter en terme d’incurie dans l’habitat. C’est dans ce groupe qu’il y avait le plus d’Allocations Adultes Handicapés.

Au total, dans cette cohorte exhaustive de la population traitée par une association au sein de laquelle les travailleurs sociaux avaient un fort engagement en terme d’idéal d’un logement pour tous, on observe que l’état de santé de plus des deux tiers des personnes est aggravé ou non amélioré par l’accès au logement. Cela constitue des données constatées et non prédictives, mais signifie que l’accès au logement n’a pas automatiquement un effet magique; au mieux on peut dire qu’une autre phase d’accompagnement commence lors de l’accès au logement en considérant comme une donnée de base la discordance entre le fait d’habiter et le fait d’avoir une santé convenable, discordance qui doit être explicitée. On ne peut éluder la possibilité d’un savoir faire perfectible: les résultats des expérimentations en cours seront étudiés avec intérêt.

Préciser le lieu des discordances

Habiter est un processus complexe qui, au cours de l’étude, est apparu comme constitué au moins de 4 éléments.

Un rapport au logement et à l’habitat: comment le projet de logement a-t-il été approprié, quelle impression a-t-on lorsqu’on entre dans ce logement: impression d’être reçu dans un intérieur, impression d’arriver dans un lieu neutre non habité, dans une situation d’incurie?

Immédiatement lié à ce premier élément, la vie sociale incluant les arrangements ordinaires en rapport avec l’habiter, installer ce qui est nécessaire, faire ses courses, faire son ménage, recevoir chez soi, sortir, payer son loyer, avoir ou pas des relations avec ses voisins etc …

Troisièmement, un rapport à la santé somatique et psychique avec en sus une possibilité de troubles du comportement.

Un quatrième niveau doit être inclus, celui du processus de la relation d’accompagnement. Celle-ci peut en effet affecter l’habitant et être affecté par lui, ce qui nécessite de l’authentifier comme l’un des critères du fait global et complexe d’habiter.

Une fois décrits ces quatre composants de l’habiter, on peut dire qu’ils ne coexistent pas nécessairement simultanément, ce que révèlent les discordances. La première conclusion est qu’avoir un logement n’est pas réductible au fait de l’habiter. On peut avoir un logement sans l’habiter, sans y mettre de soi et de l’autre, ou alors d’une manière peu normative, ou avec une santé qui se dégrade.

Approfondir les discordances: l’étude longitudinale révèle des événements de santé chez les professionnels

La population étudiée lors de l’étude longitudinale ressemblait à celle des groupes 2 et 3 de l’étude rétrospective (les groupes les plus discordants), avec une augmentation nette des complications de santé lors de l’accès au logement, entre autre une multiplication par trois des hospitalisations en psychiatrie. Outre les hypothèses déjà posées, on peut aussi s’interroger sur l’adéquation des types de logement au besoin des personnes: un logement individuel est-il toujours la panacée?

Discordances et temporalité

L’un des points observés dans l’étude longitudinale est le délai d’apparition des complications de santé ; après une période « de lune de miel» d’au moins 2 mois, le gros des complications apparaissent après le 6ème mois; et ce malgré un partenariat de santé en interne (alcoologues, infirmières, médecins généralistes) et en externe (réseaux, généralistes, secteurs de psychiatrie).

Discordances et types d’accompagnement

L’observation la plus surprenante sur les discordances est leur variabilité en fonction de deux types d’accompagnements au logement: ceux référés au lieu et ceux référés à la personne. L’accompagnement référé au lieu se situe dans le cadre d’un ensemble de logements avec des équipes d’accompagnement constituées à cet effet autour des flux de personnes passant dans ces logements. À l’inverse, les accompagnements liés à la personne sont relativement indépendants des lieux: le travailleur social suit la personne avant son entrée dans le lieu, lors de son entrée, pendant son séjour, et éventuellement après. Il pourrait exister évidemment des cas mixtes, à la fois liés au lieu (au logement) et à la personne, mais qui n’ont pas été individualisés dans cette recherche.

Dans les accompagnements référés au lieu, démarche globale et homogène, on observe moins de discordances au départ, sans doute du fait de cette cohérence. Cependant, dans le temps, les discordances se manifestent en termes d’appropriation du logement et de santé. L’enjeu dans ce type d’accompagnement est celui de la durée: tout se passe comme si la lune de miel durait plus longtemps.

Dans les accompagnements liés à la personne, le travail est moins homogène au départ, moins global et cohérent ; on observe une bonne appropriation du projet de logement et du logement lui-même, mais avec un rapport à la santé plus ambivalent, comme dans le groupe 2. Fait important, on observe de meilleurs résultats dans le temps, c’est-à-dire qu’il y aurait moins de phénomènes d’échappement après la lune de miel, tout au moins pendant le temps de l’étude. Ce rapport à la santé ambivalent et le fait que les résultats s’améliorent dans le temps constituent une autre modalité de discordance, à accepter. Fait corrélatif, on note des accompagnants souvent débordés, aux prises avec des difficultés subjectives décrites dans le texte d’Adrien Pichon sous le nom de traumatisation vicariante8, c’est ­à dire que le trauma du sujet accompagné est provisoirement porté par l’accompagnant9. Cela permet de donner sens aux événements de santé … des accompagnants.

Des événements de santé des professionnels de l’accompagnement ont été observés. Ils influencent parfois dangereusement la professionnalité [entendue comme l’art d’habiter la profession] et ne faisaient pas partie des effets attendus de la recherche: malaises divers, maladies, démotivations, souhaits d’arrêter le travail. Du coup, on se met à entendre autrement certaines paroles des personnes accompagnées lorsqu’elles demandent : « Madame, Monsieur, Docteur, est-ce que vous allez bien ? Votre métier n’est pas trop dur? » Tout se passe comme si elles s’inquiètent sur le fait que les professionnels portent ce qui les fait souffrir. Cette inquiétude peut être comprise d’une triple façon:

1 – « je ne voudrais pas devenir dangereux pour vous» ; «est-ce que je ne vais pas vous détruire?»;

2 – « est-ce que, si je reprends plus tard ce que je vous ai confié et que vous avez accepté de porter, je ne vais pas être détruit moi-même? »;

3 – on ne doit pas doit pas exclure le fait que les personnes accompagnées peuvent exprimer une sollicitude pour leur accompagnants par le simple fait d’une relation authentique, c’est-à-dire réciproque.

Au total, nous avons l’obligation de porter ce qui nous est confié sans en être détruit, sans non plus qu’il n’y ait de mesure de rétorsion, avec également la reconnaissance d’une réciprocité compatible avec l’asymétrie de position dans la relation aidante. À titre d’exemple, prenons le cas de Gérard dans la vignette qui ouvre le rapport: cet homme « met» le projet de logement en échec permanent, et son accompagnante, en extrême difficulté, se demande où elle habite dans un travail qui la conduit à faire des interventions à la limite du processus formel d’accompagnement. La situation s’améliore au bout d’un an. Vers la fin de l’histoire, il demande régulièrement à son accompagnante de ses nouvelles et lui dit de prendre soin d’elle. Il faut prendre ce conseil au sens littéral, car le premier devoir d’un clinicien de la clinique psychosociale est de rester en bonne santé pour pouvoir assumer convenablement l’ accompagnement. Il lui faut donc avoir conscience, mais pas trop, de l’absorption en lui du traumatisme, de la souffrance inappropriable, du mauvais destin. Comment rester vivant? Par l’exercice de la parole à l’intérieur de nous-mêmes, nous parler à nous-mêmes de ce qui se passe, l’observer, le ressentir, l’écrire, en parler aux collègues, le travailler en équipe, car le rôle de l’équipe est fondamental ; en parler éventuellement à sa hiérarchie, en parler en analyse de la pratique si elle existe, et le rapporter à la situation professionnelle car ceci n’est pas une psychothérapie. Quelquefois nous en parlons aussi en famille ou avec nos proches, comme si c’était trop lourd à porter seul. Nous sommes dans le registre de la sympathie au sens étymologique du terme [souffrance partagée]. Il y a ainsi remise en narrativité d’une parole et d’une souffrance congelée chez autrui et en vicariance chez l’aidant. C’est la manière de rester vivant, tout en sachant que nous avons chacun nos « trucs» pour rester vivant, et c’est bien ainsi. Cela ne veut pas dire pour autant que l’aidant n’a pas ses propres problèmes qui interagissent.

Transgressions et éthique

L’hébergement dans la relation

On comprend, avec ce que nous venons de décrire, que le fait global d’habiter inclut la dimension de l’accompagnement. Celui qui a une difficulté à habitera pour ainsi dire besoin d’être hébergé dans la relation. L’accompagnement doit être suffisamment référé à la personne en tant que cette personne a quelque chose à nous faire porter individuellement et collectivement. Nous vérifions ainsi que, dans nombre de circonstances, la notion d’un individu autonome est une invention de la modernité qui n’existe pas dans le réel car « une personne» n’est pas qu’« un individu» dans le sens où elle est toujours en relation.

Les transgressions

Cet hébergement dans la relation constitue une situation limite ou extrême10 qui aboutit à des épreuves de professionnalité des accompagnants11, qui se manifestent, entre autres, par un certain nombre de transgressions du cadre formel de la pratique. Par nature, les situations extrêmes appellent à aller au-delà de la norme.

Le terme de transgression ne doit pas être pris dans le sens de transgresser une loi fondamentale comme l’interdit de l’inceste ou du meurtre, mais dans le sens d’aller au delà des règles habituelles du métier, une forme de marge de manœuvre12. Souvent, quand nous sommes dans l’accompagnement de personnes en grande difficulté, surtout si nous allons à leur domicile provisoirement « inhabité» (dans le sens où être logé n’est pas habiter), nous sommes obligés d’utiliser le second sens du mot transgression : aller au-delà des règles habituelles du métier pour exercer convenablement … son métier. Je donne des exemples: faut-il faire un peu, beaucoup ou pas du tout le ménage en cas de syndrome de Diogène quand on n’est pas payé pour ça ? Adrien Pichon montre comment13, lorsque lui qui est psychologue a pu ranger un certain nombre de choses qui trainaient dans l’appartement d’une femme en grande incurie, cela a permis de retrouver la clé perdue de l’appartement de cette dame qui a pu se réapproprier ses clés, se refermer à clé, se reconfiner dans son intérieur sans pour cela refuser d’ouvrir à ceux qui ont continué de venir la voir. Il y a aussi le fait de boire et de manger avec les personnes: a-t­on le droit de boire et de manger, on n’est pas payé pour ça ? Mais quand nous allons dans un domicile, quand nous sommes reçus, ne pas accepter de boire et de manger est parfois une impolitesse notoire. Faut-il boire de l’alcool ou pas avec quelqu’un qui pourrait avoir des difficultés à ce niveau, c’est une question plus délicate. Faut-il accepter de parler de soi si l’on est interrogé sur ses motivations, sa vie privée ? Ma réponse sur ce point est qu’on peut parler de soi dans la mesure où ça ne nous gêne pas, et dans la mesure où un certain nombre de choses de notre vie privée sont publiques; le fait d’être marié ou pas, d’avoir des enfants ou pas, n’est pas un secret. Évidemment cela doit être manié avec tact et professionnalité, mais on peut dire que refuser de parler de soi quand on est interrogé est quelquefois, pas toujours, une erreur professionnelle, en tous cas un manque. Il y a aussi des transgressions dans le fait de donner de soi, et l’histoire de Gérard qui ouvre le rapport montre bien comment l’accompagnante a été « exagérément » présente et en souci ; mais dans cette exagération, dans ce don de sa présence, dans son souci, elle a permis semble­t-il à Gérard d’aller mieux et que celui-ci lui dise à la fin: « prenez soin de vous », ouvrant sur la réciprocité. Faut-il intervenir dans les maniements d’argent des accompagnés sans être leur curateur ou leur tuteur ? Mise à part la question d’une honnêteté scrupuleuse qui va de soi, cela va au-delà du cadre formel du métier, de la mission assignée. L’expérience montre que ce style de transgression est quelquefois nécessaire et utile, à discuter et à réfléchir: avec soi-même, en équipe, avec le superviseur, en analyse de la pratique, pour savoir, au fur et à mesure ce qu’on s’autorise ou pas. Ces cliniques de l’extrême font en tous les cas, nous l’avons dit, violence à la norme et poussent à la transgression comme une forme d’intelligence de l’action14. Mais il n’est pas question de faire n’importe quoi, car ce qu’on fait dans l’informel, dans ce qui n’est pas prescrit, doit être malgré tout soumis aux règles du métier, aux lois de la Républiq ue, à l’éthique15. Il faut rend re compte des transgressions de telle manière qu’elles puissent être en quelque sorte validées, protégées, ou déconseillées, voire formellement interdites.

Le rapport à l’éthique

Ce type de transgressions pose la question éthique. Il doit y avoir des possibilités personnelles et institutionnelles permettant une élaboration des pratiques hors normes. A cet égard, on peut osciller entre l’éthique d’Antigone [une éthique individuelle contre le groupe et une hiérarchie dépassée par les exigences du juste devoir] et une éthique groupale élaborée en 1 nstitution. Antigone a refusé l’ordre de Créon de ne pas enterrer son frère, et par éthique, au mépris des complications de son acte, elle enterrera son frère au nom d’une loi supérieure au règlement groupal et hiérarchique. Il y a de fait dans chaque praticien, dans chaque équipe, une éthique de type Antigone où chacun peut prendre le risque de faire les actes qui lui semblent orthodoxes, c’est­à-dire justes. L’idéal réalisable est lorsqu’une équipe facilite l’élaboration d’une éthique groupale, c’est-à-dire rapporte au groupe et à l’institution ce qui fait violence à la norme pour voir en quoi des comportements non normatifs peuvent devenir validés, ou pas, dans le cadre de la profession na lité. On pourrait imaginer un laboratoire d’éthique des situations extrêmes où les intervenants et les usagers parleraient pour de vrai des difficultés rencontrées, et pas pour avoir raison ou se justifier.

Conclusions

Habiter est une situation à risque, habiter et pas seulement être hébergé ou logé; le risque est pour les personnes accompagnées comme pour les accompagnants. L’hébergement dans la relation fait partie du risque.

Les discordances entre les évènements de santé et le fait d’habiter, entre les mises en difficulté des accompagnants et une évolution favorable, doivent être acceptées comme faisant partie du métier. Au fond, l’aboutissement à un logement est un nouveau départ, un travail à continuer, et certainement pas un résultat fétiche avec l’équation « avoir un logement = aller bien », même si cela est vrai pour certains.

En ce qui concerne les intervenants de première ligne, la hiérarchie doit valider le fait qu’il s’agit d’un travail à risque et que le premier devoir des intervenants est de rester vivants (pas seulement sur le plan biologique !) pour bien faire leu travail. Ce point est parfois mal compris par les usagers qui ont du mal à admettre qu’un accompagnant social ou un soignant puisse souffrir pour le bien d’une relation professionnelle. Cette souffrance ordinaire au travail ne doit pas être exhibée aux usagers qui doivent en être protégés, justement parce que c’est quelque chose qui doit rester vicariant, c’est-à-dire par substitution. Il y a un réel besoin de réflexivité dans le cadre du travail, un besoin de théorie, car comprendre un millimètre de ce qu’on fait permet de faire un mètre supplémentaire et, à cet égard, les recherches-actions sont productrices de théories, l’évaluation des expérimentations aussi.

Il y a un besoin de groupalité, d’étayage sur le groupe, avec constitutions de sous­groupes de terrain; une groupalité d’équipe et institutionnelle qui permette une narrativité, une mise en perspective du temps qui souvent paraît figé, et une position mythopoïétique qui autorise une rêverie sur le travail, des mythes porteurs mais non figés, modifiables avec la réalité du terrain. L’analyse de la pratique, les supervisions sont presque des obligations. L’encadrement doit savoir qu’une partie de son travail est certes d’obtenir les financements et les effectifs pour que l’institution fonctionne, et de faire en sorte que le fonctionnement soit compatible avec les objectifs prévus par les lois et règlements; mais l’une de ses fonctions essentielles reste de protéger les équipes et leurs compétences en humanité précaire mises en œuvre dans le travail16. S’il n’y a pas un accompagnement des accompagnants, on risque d’avoir une exacerbation des équipes de type « Antigone exclusif » constituées d’individualités sans support groupal, avec une augmentation des transgressions clandestines qui échappent à la réflexivité, à la validation ou à l’invalidation des pratiques informelles élaborées dans les situations extrêmes ; avec une augmentation des burn out, des démissions ou de tous les effets traumatiques qu’a rapportés dans son texte Adrien Pichon. En ce qui concerne les transgressions, il s’agit de les discuter, de les comprendre sans moralisation, d’une manière clinique.

Aux directeurs d’institutions, on peut suggérer de favoriser l’institutionnalisation d’espaces éthiques interinstitutionnels. Un aménagement des postes de travail est nécessaire pour qu’il y ait suffisamment de temps, de possibilités de rapports à d’autres membres de l’équipe, pour rendre effective la notion d’équipe. Il convient également d’insister sur la formation initiale et continue en clinique psycho-sociale et la compréhension de ses paradoxes qui, dans ce travail, ont été fortement validés.

Le travail en réseau doit certes tenir les différences professionnelles en termes de cœur de métier, mais doit aussi s’accompagner d’une compétence généraliste en humanité précaire; quant au secret professionnel, lorsqu’il s’agit de travail en réseau, il vaut mieux dire qu’on ne partage pas un secret mais une préoccupation; c’est la préoccupation qui est partagée d’une manière éthique et fonctionnelle. On devrait améliorer la coordination sanitaire et sociale au niveau de l’État et suggérer fortement de prendre en compte la différence entre avoir un logement et l’habiter.

Nous terminerons sur la position mytho­poïétique17, qui est le contraire d’une position idéologique ou procédurale où il faut faire « comme ça» par rapport à un idéal affiché et figé: un logement à tout prix, une loi prise comme un livre sacré, l’idée d’un fondateur, d’un principe absolu à respecter à la lettre. En réalité, il devrait toujours y avoir une dialectique entre l’institué et l’instituant. La véritable position mythopoïétique permet une représentation mobile de l’origine et des principes de l’action, elle permet d’être tolérant à des versions successives éventuellement contradictoires avec le mythe initial; la position mythopoïétique inclut la possibilité de l’échec, qui est à élaborer, et la possibilité d’écarts et de difficultés par rapport à l’idéal; elle permet des transgressions validées, c’est-à-dire des marges de manœuvre. L’engagement des praticiens de terrain et des usagers en direction d’un logement habitable doit être protégé par les institutions et par le politique.

Bibliographie

1 Dans le cadre du plan Santé Mentale 2008, à la demande de la DGCS

2 Paris, Flammarion, 1980

3 lire surtout son ouvrage de reprise: Désorceler, Editions de l’Olivier, 2009

4 Colin v., Furtos J., la clinique psychosociale au regard de la souffrance psychique contemporaine, ln : Joubert M. et coll., Répondre à la souffrance sociale, Eres, 2005 ; Furtos J., les clinique de la précarité, Masson, 2008.

5 disponible sur le site de l’Orspere : www.orspere-samdarra.com : Aspects psychosociologiques et éthiques de l’accompagnement au logement de personnes ayant un long parcours d’errance, de la nécessité d’habiter la relation, Valérie Colin, Adrien Pichon et Loïc Bonneval, sous la Dir. de Jean Furtos

6 Il s’agissait de l’Entraide Protestante [Valence] ; pour l’expérimentation en cours, cf. le texte de Pauline Rhenter dans ce numéro p.43-46

7 dans ce numéro p 25-28

8 dans ce numéro p 20-24

9 On doit comprendre ici le trauma comme toute souffrance non appropriable, non pensable, non évocable par le sujet souffrant.

10 cf. les cliniques de t’extrême, par Marty F. et Estellon v., Ed Armand Colin, 2012

11 cf. le rapport pour l’Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion: Usure des travailleurs sociaux et épreuves de professionnalité ; par G. Decrepi, Llon, Ch.Laval, P Vidal-Naquet, sous la dir de B. Ravon, mai 2008

12 J. Furtos, S. Taradoux in : Cahiers de Rhizome W25, Décembre 2006, p.55s.

13 dans ce numéro p. 24-25

14 J. Furtos et S. Taradoux,op.cit.

15 cf. aussi Rhizome W49-50, Octobre 2013, qui porte entièrement sur l’informel

16 sur les compétences en humanité précaire, cf. Rhizome W46-47, décembre 2012, l’édito par J.Furtos et H. Zeroug-Vial

17 cf. les travaux de René Kaës en particulier in : lïnstitution en héritage, Coll. Inconscient et Culture, Dunod, 2008

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