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La transsexualité ou la défaite des théories de la sexualité

Jean-Luc SWERTVAEGHER - Psychologue clinicien Centre Georges Devereux Paris

Année de publication : 2016

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Médecine, SCIENCES HUMAINES, Psychologie, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°60 – Sexualités (Juin 2016)

Rencontre

Dans les années 2000, l’équipe de psychologues du Centre Georges Devereux1 a été sollicitée par une association de personnes transsexuelles pour réfléchir ensemble à un problème majeur auquel se heurtaient la plupart des « trans » durant leur parcours de réassignation.

Alors qu’ils-elles ressentaient la nécessité d’être soutenu-e-s sur le plan psychologique, fragilisé-e-s qu’ils étaient par les multiples épreuves de leur transformation, les « psy », au lieu de les aider à mobiliser leurs forces, s’obstinaient à les penser comme des patients dont le noyau psychique était la véritable source de leurs problèmes : « Tous souffrent, ils sont même si pathétiques qu’ils finissent par entraîner les médecins dans un affolement de la boussole du sexe et obtenir d’eux au finish ce qu’ils ont décidé d’obtenir »2.

Au mieux, certains « psy » acceptaient de les accompagner dans leur démarche de réassignation en pensant que de tels patients n’avaient pas d’autre choix que de changer de sexe tant leur souffrance psychique d’être assigné à leur identité de sexe de naissance leur était insupportable ; au pire, certains « psy » se donnaient pour mission de traiter leur conviction d’appartenir à l’autre genre grâce à un travail de psychothérapie.

Les enjeux

Les enjeux de notre rencontre avec ces représentants des personnes transsexuelles ont été immédiatement posés en ces termes : « L’ethnopsychiatrie est-elle capable de penser la transsexualité autrement qu’à partir des théories de la sexualité qui nous font passer pour des malades mentaux alors qu’aujourd’hui, ce que nous réclamons en tant que communauté LGBT3, c’est le droit d’avoir accès à toutes les ressources médicales qui existent pour enfin devenir ce que l’on est, sans être ni psychopathologisés, ni psychiatrisés ? ».

Les principes de l’ethnopsychiatrie clinique

L’ethnopsychiatrie clinique, conceptualisée par Tobie Nathan, telle qu’elle est mise en œuvre au Centre Georges Devereux, n’a jamais eu d’autre prétention que d’obliger le praticien à accueillir les personnes qu’il reçoit en partant de leurs propres pensées et non pas des siennes.

L’application d’un tel principe se traduit, pour le psychologue, par une nécessité de se mettre à l’école des mondes auxquels appartiennent les personnes qu’il reçoit et de tenir compte de leurs attachements (à leur langue, à leur(s) divinité(s), leurs êtres invisibles, à leurs objets et leurs rituels thérapeutiques, à leurs groupes, à leurs traditions, etc.).

La transsexualité : une maladie ou une modalité de construction de soi ?

Ce que nous ont d’abord appris les trans, c’est que la transsexualité, telle qu’on la conçoit aujourd’hui, n’existait pas — on peut même affirmer qu’elle ne pouvait exister avant le développement de la psychiatrie moderne, de l’endocrinologie et de la chirurgie plastique ou de réparation.

Autrefois, les trans étaient des individus isolés vivant dans un monde dans lequel la simple idée de changer de sexe ne pouvait être que de l’ordre de la fiction ou de la mythologie. Deux événements ont radicalement transformé leur existence et dessiné un nouveau destin.

Comment les trans se font fait-e-s capturer par la pensée des psy

Le premier événement remonte à la fin du XIXe siècle quand la psychiatrie cherche à s’instituer comme science experte des conduites sexuelles anormales. Les « déviants sexuels » qui, relevaient auparavant de la parole des prêtres, vont se trouver pris dans de nouveaux filets. La psychiatrie moderne les décrira comme des malades souffrant d’un syndrome qu’elle seule est à même de diagnostiquer. Dès lors, les psychiatres vont se comporter en véritables « propriétaires » de populations d’invertis, de sadiques, de masochistes, de fétichistes, les assignant à une identité relevant de leur seul domaine d’expertise : la psychopathologie.

Dès la fin du XIXe siècle, des autorités comme Richard von Krafft-Ebing, Karl von Westphal (sans doute le premier à décrire l’homosexualité comme une maladie mentale) et, dans une moindre mesure, Magnus Hirschfeld, vont multiplier des descriptions de cas de trans qui seront intégrés dans la catégorie des perversions sexuelles. Jusqu’à ce que les psychiatres, adeptes de la psychanalyse naissante, ne les classent dans la catégorie des psychoses — les personnes maintenant le projet délirant de changer de sexe.

Pourtant, dès le début du XXe siècle, une telle revendication s’avérera de moins en moins délirante, suivant pas à pas les progrès de l’endocrinologie et ceux, fulgurants, de la chirurgie réparatrice née sur les fronts de la première guerre mondiale4.

Finalement, c’est Harry Benjamin, un psychiatre et sexologue, convaincu que les thèses de Freud étaient inappropriées pour décrire et traiter les problématiques des trans5, qui, le premier, va doter les personnes transsexuelles d’un groupe d’appartenance spécifique. C’est ainsi qu’il définira en 1953, le syndrome de transsexualisme. Pour la psychiatrie, il était devenu urgent de réussir à regrouper les trans dans une catégorie psychopathologique spécifique afin de préserver l’expertise des psychiatres. Une population entière risquait de leur échapper en s’adressant directement à l’endocrinologie et à la chirurgie. C’est alors que les psychiatres, avec l’aide des psychologues, vont imposer un protocole contraignant de prise en charge des candidats au parcours de réassignation qui allait durablement empêcher toute possibilité de dépsychiatriser et de dépsychopathologiser la transsexualité.

Comment les trans ont finalement réussi à dépsychiatriser la transsexualité

Les psychiatres et les psychologues ne s’attendaient sans doute pas à ce que les trans viennent se loger dans leur proposition et s’organiser collectivement en créant des associations militantes6. Leur première revendication consistera à contester l’acharnement des psys à les définir comme une catégorie de malades et, de ce fait, à empêcher leurs parcours de réassignation. En France, cette lutte menée par les collectifs trans finira par porter ses fruits puisqu’un décret de déclassement de la transsexualité des affections psychiatriques de longue durée sera promulgué en 20107.

Et si on partait de la pensée des personnes concernées pour appréhender la transsexualité ?

Si on choisit d’appréhender la transsexualité de l’intérieur, c’est-à-dire en tenant compte de ce que les trans peuvent nous en apprendre, on découvre un univers radicalement différent de celui que les psy avaient décrit. Dès lors qu’on leur donne la parole, les trans nous expliquent volontiers que ce n’est pas à partir de notions comme « la différence des sexes » ou des théories psychanalytiques de la sexualité qu’il convient de les penser :

« Depuis que j’ai achevé mon parcours de réassignation, je ne me considère plus comme une personne transsexuelle mais comme une femme à part entière. Après avoir vécu avec une identité masculine alors que je sentais, au plus profond de moi, que mon être était du côté des femmes, j’ai été obligée de convaincre un psychiatre d’accepter de reconnaître que mon seul problème était ma transsexualité pour qu’il me délivre une attestation stipulant que je souffrais d’un syndrome de transsexualisme. Sans ce papier certifiant que j’étais atteinte d’une maladie psychopathologique qui ne pouvait être traitée que par des actes médicaux, la sécurité sociale n’aurait pas pris en charge le coût des traitements médicaux et para-médicaux et je n’aurais pu poursuivre mon parcours de réassignation et obtenir mon changement d’état civil »8.

Ce que ne cessent de réclamer les transsexuel-le-s, les transgenres, les trans-identitaires, c’est le droit de disposer de leur corps en ayant librement accès aux nouvelles offres de devenirs que la médecine hi-tech a fait entrer dans l’espace des possibles. Véritables détecteurs des nouvelles capacités de la médecine de pointe, les trans se sont propulsés à l’avant-garde de cette recherche qui a commencé à poindre au début du XXe siècle quand les médecins ont mis au point les premiers traitements hormonaux et ont été capables de réaliser des mammectomies et des vaginoplasties. Les trans sont devenus, de fait, les représentants d’un monde où il devient possible d’être acteur dans la fabrication de son être — un monde qui d’un seul coup rendait obsolète celui des psy qui les assignaient au statut de malades.

Notre approche ethnopsychiatrique de la transsexualité nous a finalement appris que l’accompagnement des personnes transsexuelles durant leur parcours de réassignation supposait de la part du psychologue une prise en compte du fait que le monde dont nous parlent les transsexuel-le-s, les transgenres et les trans-identitaires n’a plus rien à voir avec celui dans lequel des notions telles que « la différence-des-sexes » pouvaient être encore significatives pour penser les personnes.

À l’avant-garde d’un monde qui va, les trans ont obligé les psychologues que nous sommes à changer « leur logiciel de pensée ». Par leur décision de se libérer de leur assignation au genre défini par leur naissance, dans leur opiniâtreté à devenir acteurs de la fabrication de leur soi, en s’articulant aux offres d’une médecine de jour en jour plus hi-tech, ils ont été les premiers à nous dessiner le monde à venir qui sera fait, c’est certain, de nouveaux devenirs métamorphosiques.

Notes de bas de page

1 Le centre George Devereux est un laboratoire de clinique et de recherches en clinique fondé et animé par le Pr Tobie Nathan.  Voir le site internet :  http://www.ethnopsychiatrie.net/

2 Chiland, C. (1997). Changer de sexe. Paris : Odile Jacob, p. 41.

3 Le terme LGBT désigne un collectif militant rassemblant les personnes lesbiennes, gay, bisexuelles  et transsexuelles.

4 L’histoire de la réassignation hormonale et chirurgicale de George/Christine Jorgensen par l’équipe du Pr Hamburger à Copenhague, sera largement médiatisée.

5 Lors d’une rencontre à Vienne en 1930 avec Freud, Harry Benjamin soutient l’idée que nombre de cas  de dysphorie de genre seraient dus à des dysfonctionnements des glandes endocrines.

6 Une d’entre elles se nommera Association du Syndrome  de Benjamin.

7 En France, le Ministère de la santé a annoncé, le samedi 16 mai 2009, que « la transsexualité ne sera plus considérée comme une affection psychiatrique en France » – annonce dont le décret d’application interviendra quelques mois après,  le 10 février 2010.

8 Voir : Swertvaegher, J.-L. (1999). Que sont devenues les personnes réassignées ? Mémoire de DEA en psychologie clinique et pathologique, Université Paris VIII.

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