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Qu’apporte une analyse de la pratique après la mort des gens de la rue ?

Jean FURTOS - Psychiatre des hôpitaux honoraire Lyon

Année de publication : 2017

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, SCIENCES MEDICALES, PUBLIC PRECAIRE

Télécharger l'article en PDFRhizome n°64 – Ces morts qui existent (Juin 2017)

Il ne va pas de soi de penser la mort d’une personne que l’on a connue et suivie en soins, ou en accompagnement social, comme étant un élément de vie qui nécessite une pensée clinique de type analyse de la pratique. Et pourtant, il en est ainsi dans certaines situations. On sait, même si cela est loin malheureusement d’être la règle, qu’il est important de parler en équipe après le décès d’un patient traité depuis longtemps, par exemple, après un suicide, une mort violente ou inattendue. Cela enrichit la clinique après coup et peut authentifier des manières de faire ou de ne pas faire qui aideront les prises en charge ultérieures.

Il y a environ 25 ans, j’ai été recruté par une petite association lyonnaise, Relais SOS, en vue d’une analyse de la pratique hebdomadaire1. J’ai rapidement compris que l’un des motifs puissants de la demande était de pouvoir parler de la mort des SDF, dont on connait la surmortalité majeure par rapport à la population générale. J’ai compris qu’il y avait un arriéré de décès dont il était important pour l’équipe de parler : tristesse, sentiment d’impuissance, culpabilité, vécu intime et transférentiel par rapport à la personne décédée, mais aussi d’autres choses. Après avoir éclusé l’arriéré, on parlait des vivants et des projets en cours, mais aucun décès n’était passé sous silence.

Dans cette même association, en sus des analyses de la pratique stricto sensu, on m’appelle aussi ici ou là, soit pour des situations de violence, qui fragilisent toujours les équipes, soit après un décès de personne très précaire, logée ou pas, qui se présente aussi comme une violence. Souvent, les groupes de reprise incluent les usagers et les professionnels. J’ai remarqué que les décès dont on me parle sont souvent violents ou inattendus, ils font violence aux usagers comme à l’équipe. Cela fait trauma, surtout lorsque plusieurs décès surviennent de manière répétée et dans un temps rapproché, ce qui joue sur l’idée d’un mauvais destin qui ne va pas s’arrêter. La personne est décédée dans sa chambre, sur un banc public, de maladie ou de suicide, plus rarement par meurtre. Les éléments qui viennent dans le discours groupal décrivent avec beaucoup de précisions la situation ayant abouti à la mort, comme un trauma, de manière répétée, et en insistant sur les détails de l’évènement. Les responsabilités sont toujours abordées, celles des professionnels en premier, souvent considérées comme maltraitantes par les usagers, sans autre forme de procès, mais aussi la responsabilité de la société excluante, le rapport à la famille le plus souvent absente ; puis, l’on parle des failles du mort, de ses mauvaises habitudes, dont les addictions, de ses traitements médicaux, suivis ou pas. Faits importants, les discussions se terminent d’une manière apaisée lorsque, et seulement lorsque les qualités du mort et le lien vivant que l’on avait avec lui sont abordés et développés. Pourquoi ?

Une recherche sur la mort des SDF, réalisée par l’Orspere-Samdarra2, avait montré le nombre important de morts violentes. Accompagné par Valérie Colin, psychologue, nous faisions une « autopsie psychologique » de la personne décédée avec chaque équipe qui nous avait appelé après un décès. Cela se prolongeait par une analyse de la pratique post-mortem, au cours de laquelle les professionnels parlaient des difficultés de l’accompagnement en insistant sur les failles de la personne, avec des qualificatifs en termes de pathologies, d’addictions, de troubles du comportement. Les obsèques étaient décrites assez précisément : qui était venu -beaucoup de gens ou presque personne-, comment cela s’était passé, ou alors, la famille avait-elle « rapté » le corps après avoir abandonné son parent le temps de la rue pour se le réapproprier après sa mort, sans obsèques, ou avec les accompagnants. Puis venaient presque toujours les vécus humainement ressentis avec la personne, ses bons côtés, l’ambivalence et l’affection, l’investissement pour elle. C’est seulement alors que suivait un temps de silence qui n’était pas pesant, mais intense et vivant. Ce que j’en avais compris à l’époque, et que je valide encore plus maintenant, c’est que, par le silence le mort était comme enterré, inclus dans la communauté des vivants et des morts ; on lâchait ses mauvais côtés pour garder son humanité et les sentiments vécus. Il n’était plus comme un fantôme qui surplombe l’équipe pour lui faire le reproche de l’avoir mal soigné ou mal accompagné, il devenait un parmi d’autres que l’on a bien connu, dans cette communauté des vivants et des morts marquée par une temporalité que j’appelle le grand temps3. C’est un temps où l’on vit en esprit avec ceux qui nous ont quittés, dans le sens spirituel du terme esprit, une spiritualité laïque dans un cadre professionnel, mais qui peut être confessionnelle pour certains, en particulier si les obsèques ont été religieuses.

Maintenant, je considère que lorsque l’on m’appelle pour parler avec les usagers et les équipes du décès d’un homme ou d’une femme de la rue, c’est dans l’espoir implicite de dépasser le niveau souvent violent d’analyse sociale et psychologique, utile et même indispensable au demeurant, pour insérer le mort dans la communauté des vivants et des morts ; là où il n’y a plus exclusion mais inclusion pleine et entière. N’est-ce pas le propre du travail du deuil en général : accepter de lâcher le corps anatomique, mental et social du mort pour l’insérer dans le grand temps de la communauté des vivants, des morts et des pas encore nés ?

On comprend que l’analyse de la pratique après un décès, réduite à l’équipe ou incluant les usagers, comprend un temps de reprise réflexif, classique, qui apporte à la clinique médicale ou psychosociale ; on comprend aussi que cette analyse fonctionne aussi comme un rituel sur le plan anthropologique du terme. C’est en cela qu’il est précieux.

Notes de bas de page

1 Cette association gérait un accueil de jour pour gens de la rue et des ateliers CAVA (Centre d’Aide à la Vie Active) avec un accompagnement au logement et à la cogestion du RMI.

2 Furtos, J. et Colin, V. (2002). Accompagner jusqu’au bout… La mort révélatrice de l’histoire des personnes en grande exclusion accueillies dans les structures d’accueil et d’hébergement. Fnars Rhônes-Alpes. Orspere.

3 Furtos, J. (2014). La vie de l’esprit: le pouvoir du commencement dans le grand temps. Rhizome, (54).

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