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Enquêter l’incurie et rencontrer une personne ?

Mathide SORBA - Doctorante en sociologie, Orspere-Samdarra, Centre Max Weber Lyon II , Lyon

Année de publication : 2018

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°68 – « Aller vers »… d’autres pratiques ? (juin 2018)

Si la problématique de l’incurie se prête bien à une réflexion sur la question de l’«  aller vers  », c’est que sa prise en charge met à l’épreuve les frontières entre espace privé et espace public. Face aux limites d’une prise en charge «  technique  » focalisée sur le logement et ses effets, illustrée par des phénomènes de « récidive », on observe aujourd’hui une remise en cause de l’efficacité de ces interventions et une sorte d’inconfort moral et éthique des professionnels à intervenir de façon coercitive. Soucieuses que ces interventions puissent être vécues comme violentes par l’habitant, différentes instances concernées1 participent à une problématisation de la prise en charge de l’incurie dans le champ de la santé mentale, manifestant un accroissement de la prise en compte d’une dimension subjective de l’habiter. «  Habiter  » n’est alors plus considéré seulement à travers des dimensions sociales, c’est-à-dire à l’aune de ce que cela  engage en termes de cohabitation et de normes d’usage. L’habiter résulte aussi de choix individuels, et l’on reconnaît la liberté de chacun à s’approprier son logement comme bon lui semble. Dans ce cadre, comment traiter la réticence ou l’opposition de l’habitant face à une intervention dans et sur son logement  ? Devant cette manifestation de la subjectivité de l’habitant et de son habiter, les professionnels tenus d’intervenir sur le trouble occasionné par le logement ont recours à différentes approches leur permettant de la supporter : un travail en relai avec des formes d’expertise permettant d’objectiver l’habitant et son trouble, ou le recours à des compétences relationnelles permettant de travailler directement sur l’opposition ou l’absence de demande. On observe donc aujourd’hui, autour de la question de l’incurie, la mise en place de partenariats institutionnels2 entre les champs sanitaire et social, ou le montage de dispositifs3 dédiés, fondés sur des compétences relationnelles.

«  Aller vers  » à partir de prérogatives

Lorsque le logement représente un danger imminent pour la santé et/ou la sécurité de son habitant et/ou de son environnement, les autorités publiques sont tenues d’intervenir dans le cadre de prérogatives en matière de santé et de sécurité publiques4. Dans ce cadre, il est donc attendu que l’habitant participe à l’enquête sanitaire et à la remise aux normes de son logement. Mais si le cadre législatif permet une intervention coercitive fondée sur une interprétation juridique des marques d’opposition de l’habitant5, on observe que les techniciens sanitaires privilégient le recours à des «  stratégies parallèles  »,  telles qu’un ajustement de leur posture professionnelle ou le recours à des personnes ressources de confiance pour accéder au logement, en sollicitant des entreprises de nettoyage ayant fait preuve de compétences relationnelles6 dans l’activité de débarrassage et de tri… La prise en compte d’une dimension subjective de l’habiter et son débordement sur la prise en charge du trouble occasionné par le logement, amènent ainsi les professionnels du logement à revisiter leur cadre d’intervention et le déborder, à ajuster  leurs pratiques, mais également à s’interroger sur la «  véritable  » nature du trouble. C’est ainsi qu’ils sollicitent des professionnels du soin et des formes d’expertise, permettant de prendre en charge la personne et d’objectiver son trouble.

Si la question de l’incurie fait encore l’objet de discussions dans le champ de la psychiatrie, notamment sur les critères qui permettraient d’établir un seuil pathologique (accumulation d’objets, repli sur soi…), intervenir dans une perspective médicale sur ces situations et prendre en charge ses habitants s’opère à partir de prérogatives qui sont tributaires d’une objectivation médicale de la personne et de son trouble. Ainsi, lorsque la personne est connue de la psychiatrie, les services de soins (centres médico-psychologiques [CMP], équipes mobiles…) peuvent intervenir en relais. Réinterpellés à partir du trouble dans le logement considéré comme le signe d’une pathologie sous-jacente, les intervenants en psychiatrie peuvent se déplacer en dehors de l’institution ou accueillir en son sein un individu «  malade  » sans forcément être tenu de recevoir son consentement. Mais cet «  aller vers  » à partir de prérogatives s’épuise lorsque le sentiment d’intrusion, la réticence ou l’opposition de l’habitant résistent à ces formes d’objectivation.

«  Aller vers  » et «  rencontrer  » une personne et sa souffrance

Dans les années 1990, la clinique psychosociale apporte des éléments théoriques et pratiques pour comprendre le comportement de personnes mettant en échec les formes d’aide et d’accompagnement proposées par les intervenants. L’identification d’un syndrome d’auto-exclusion  décrit comme «  mécanisme psychique de désubjectivation, intimement corrélé à l’exclusion sociale qui la précède7  », permet ainsi d’interpréter l’abolition de la demande ou la récusion de l’aide comme la manifestation de ce symptôme. Dans cette perspective, la non-demande de la personne s’autonomise  : elle est non seulement le signe d’un mécanisme de «  désubjectivation  », plaçant l’individu dans l’incapacité à formuler une aide, alors qu’il «  aurait besoin de tout  », mais devient aussi l’enjeu de la pratique professionnelle. Dès lors, l’objet de l’accompagnement et du soin devient la mise en relation  : celle-ci n’est plus subordonnée à une demande préalable ou à une objectivation de la personne. La demande se construit et s’éprouve dans la mise en relation, elle est constitutive de l’apparition et d’une instauration du sujet. Autrement dit  : l’émergence de la demande soigne et autorise. On observe ainsi aujourd’hui, autour de la prise en charge de l’incurie, une spécialisation de dispositifs fondés sur ces compétences relationnelles et qui ne sont pas assignables à un champ d’expertise. Cependant, l’approche psychosociale de la problématique de l’incurie n’est pas sans occasionner de tensions lorsqu’elle s’opère dans le cadre d’une démarche partenariale  : temporalité longue de la mise en relation versus urgence de la situation, culture de la confidentialité au fondement d’une relation de confiance versus socialisation de la problématique…

Cet «  aller vers  » éprouve alors ses limites et semble souvent rattrapé par le cadre dans et par lequel le trouble se manifeste. Si l’«  aller vers  » poursuit un but de réinstauration ou de réhabilitation du sujet/de l’habitant, comment «  aller vers  » et rencontrer la personne quand l’objet même de l’intervention trouve son origine dans une remise en cause  de la légitimité de l’habitant  ? N’y a-t-il pas un risque de confondre l’émergence de la demande avec l’objectif de résolution de la problématique sociale (trouble du voisinage, perte d’autonomie dans le logement, risque sanitaire) qui cadre cette rencontre  ? S’agit-il d’instaurer l’habitant en tant qu’être collectif ou d’«  aller vers  » un être singulier  ?

«  Habiter  » en personne

Si  on assiste aujourd’hui à une remise en cause des approches environnementales ou sociales de la problématique de l’incurie et des interventions qui peuvent être coercitives, c’est que l’on redoute le risque d’un sentiment d’intrusion et de ses effets sur la santé mentale de la personne. Dans une perspective plus positive que nous donnons à notre travail de recherche8, ce sentiment d’intrusion n’est pas appréhendé seulement à travers l’épreuve pratique et morale qu’il constitue pour les intervenants, mais aussi comme la manifestation d’un habiter et de son habitant ordinaire. Cette ligne d’enquête s’intéresse donc à ces situations d’incurie dans l’habitat, non pas comme des défauts ou des manques dans l’ordre de l’habiter, mais comme des formes originales pouvant s’indexer à une personnalité, un habitant à part entière. Nous documentons alors des contextes, des environnements dans lesquels ces situations ne sont pas dénuées de valeurs. Nous observons des formes de tolérance, voire de légitimation de ce mode d’habiter qu’est l’incurie. Ainsi en est-il du cas de Brigitte, dont Françoise, sa voisine, qui a connaissance de l’état de son logement et de son statut de majeur protégé, supporte ses écarts à l’ordre de la civilité engagée par la cohabitation, sans remettre en cause sa qualité de voisine. Au nom d’une existence spéciale, Brigitte bénéficie ainsi de sa part d’une forme de bienveillance. Ainsi en est-il également de la famille Bouvier, dont les voisins se sont indignés d’une intervention ayant abouti à un débarrassage en profondeur du logement suivi d’un placement en Ehpad, opposant alors le caractère intrusif de ces professionnels à une gestion familiale de la cohabitation, dans un cadre où les désagréments occasionnés par les odeurs nauséabondes du logement et l’encombrement des parties communes étaient supportés et tolérés.

Enfin, on assiste également à des formes de légitimation de ce mode d’habiter, comme cela semble être le cas pour Jean, un être «  extravaguant  », l’«  artiste  » du village, dont le logement, qui s’apparente pour certains à un atelier d’artiste, attise la curiosité d’une radio locale, et d’un projet de recyclerie. Nous observons donc une autre appréhension de ces habitants  par leur environnement  : leur existence et leur mode d’habiter semblent être réévalués dans un registre de l’altérité, de la marginalité, de l’esthétique… et s’indexer à une personnalité à part entière  : une voisine vulnérable, un voisin historique, un artiste, permettant ainsi de maintenir l’horizon de la cohabitation et d’établir des rapports d’équivalence entre les différents habitants. Dans ces contextes, l’habitant et son sentiment d’intrusion se légitiment et trouvent des échos.

Ces marques d’opposition de l’habitant lorsqu’il s’agit d’intervenir sur le logement, et le fait que celui-ci puisse déroger à certaines normes sociales de l’habiter, ne pourrait-il pas s’interpréter dans un registre de la «  résistance  », où précisément, se logent la subjectivité de ces habitants et la singularité de leur mode d’habiter  ? Opérer cette réflexivité sur l’habiter dans une perspective sociale et politique nous amène alors à interroger la normativité (et sa fragilité) à l’œuvre dans une perspective biomédicale, voire psychosociale et le rôle qu’elle joue dans la définition du problème. Mais c’est surtout l’articulation entre la perspective sociale et psychique qui nous semble intéressante aujourd’hui à examiner, notamment à l’endroit où les théories et formes d’expertise interviennent moins dans la détermination du trouble que sur ses conséquences. Dans cette interface entre l’individu et l’environnement, entre la théorie et l’expérience du domicile, entre la politicité du trouble et sa manifestation, l’«  aller vers  » se présente donc plus comme un «  faire avec l’autre  », comme personne à part entière, nous invitant à ouvrir l’enquête à ses réseaux d’attachement.

Notes de bas de page

1 Au niveau national, la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal) préconise des formes d’intervention partenariales entre le champ sanitaire et social à travers la diffusion de guides de bonnes pratiques ou l’organisation de journées d’étude à destination des professionnels concernés. Au niveau régional, selon les formes de partenariat existant et les ressources territoriales, on observe à l’initiative des agences régionales de santé, des services communaux d’hygiène et de santé (SCHS), voire de bailleurs, la mise en place de dispositifs dédiés caractérisés par une approche partenariale.

La vile de Toulouse a mis en place en 2012 un protocole de coordination entre la ville, un centre hospitalier de psychiatrie et le conseil départemental autour de la prise en charge des situations d’incurie dans l’habitat.

3 À titre d’exemple, nous citerons le dispositif « Traitement des situations d’incurie dans l’habitat  », porté par l’agence régionale de santé Auvergne-Rhône-Alpes et l’association Action pour l’insertion par le logement (Alpil).

4 La prise en charge des logements insalubres s’opère en accord avec le Code de la santé publique, appliqué dans le cadre des pouvoirs de police préfectoraux (article L.1311-4 du Code de la santé publique) ou du règlement sanitaire départemental, appliqué par les communes.

5 Selon l’article L.1312-2 du Code de la santé publique, le fait de faire obstacle à l’accomplissement des fonctions des agents mentionnés aux articles L.1421-1 et L.1435-7 ou des agents des collectivités territoriales mentionnés à l’article L.1312-1 est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende. L’article L.1311-4 du Code de la santé publique prévoit également qu’en l’absence d’une remise aux normes du logement, les pouvoirs publics peuvent exiger des «  travaux d’office  ».

6 À ce propos, on peut observer ces dernières années la spécialisation d’entreprises dans des activités de nettoyage et de débarrassage relevant de problématiques d’origine «  psychiatrique  » ou relevant de la santé mentale.

7 Furtos, J. (2002). Le syndrome d’auto-exclusion. Rhizome, 9.

8 Cette recherche fait l’objet d’une thèse en sociologie intitulée Troubles dans l’habiter, menée sous la direction de Michel Peroni, depuis décembre 2014.

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