Les Frontalières
Mon « identité de naissance » est Pénélope Laurent-Noye, Les Frontalières1 est mon « identité de travail ». J’ai 30 ans. Depuis l’enfance, je m’étonne au quotidien d’un certain type de perceptions sensorielles avec lesquelles je vis et que je choisis de nommer à présent « émergences auditives visuelles ». Je suis danseuse improvisatrice, facilitatrice de groupes de parole et animatrice des ateliers en arts de l’attention au sein de la compagnie Radix/Les Frontalières2 et du projet Sensorialités multiples3. À la fin de l’automne 2015, quelques semaines après avoir participé à une formation animée par Will Hall4 à Paris, organisée par l’association REV France5 et intitulée « Nouvelles perspectives dans la psychose », je me suis engagée dans la création de l’antenne lyonnaise du Réseau sur l’entente de voix pendant l’hiver 2015-16 aux côtés d’Alix, Milène, Vanessa, Anne-Sophie, Jérémy. Depuis 2016, je me forme régulièrement aux techniques de l’introspection descriptive en assistant aux stages de Pierre Vermersch et de membres du Groupe de recherche sur l’explicitation (Grex6). Je suis titulaire du certificat d’université à la pleine conscience (mindfulness) du Pôle de formation continue de la faculté de médecine de l’Université libre de Bruxelles (Belgique) depuis 2018.
Rhizome : Pouvez-vous présenter le groupe Sensorialités multiples ?
Les Frontalières : En ouverture de mon engagement dans la coconstruction de la dynamique du Réseau sur l’entente de voix (REV) Lyon, j’ai éprouvé le besoin de participer à élargir le champ des possibles pour se rencontrer et s’auto-informer sur nos « perceptions sensorielles subtiles » (je préfère ce terme à celui de « perceptions atypiques », qui impliquerait que je sois en train de m’exprimer depuis un point de vue neurotypique, ce qui n’est pas le cas). J’ai formulé le propos du projet Sensorialités multiples lorsque je participais encore aux actions du réseau lyonnais en 2017, mais en 2018, Sensorialités multiples est devenu une entité totalement distincte de l’antenne lyonnaise du REV, son centre de gravité est situé en Ardèche, sur le secteur d’Aubenas.
Sensorialités multiples n’est pas un groupe, mais un espace de partage d’expériences qui peuvent prendre différentes formes. Le groupe d’autosupport (ou groupe de pairs) tel que proposé dans le contexte du Réseau sur l’entente de voix est une de ces formes possibles. Le groupe d’autosupport est un outil destiné aux personnes concernées et leurs proches, qui nous permet de nous auto-informer sur ce que nous vivons, dans un cadre non thérapeutique. Je découvre depuis 2016 que ce n’est pas le seul outil d’auto-information possible. Il existe d’autres « outils » conçus pour s’auto informer sur notre vécu subjectif. On retrouve cette idée d’auto-information autant dans les groupes d’autosupport que dans la pratique de la présence attentive et dans l’introspection descriptive7. Et sûrement dans encore nombre d’autres approches dont je n’ai pas connaissance.
Ces outils m’ont aidé à faire évoluer mon chemin de vie en apprenant à accueillir et à donner du sens à mes expériences, plutôt qu’en les pathologisant (ou en me référant uniquement à des grilles d’interprétation préétablies pour expliquer ce que je vis).
L’intention du projet Sensorialités multiples est de partager avec d’autres personnes concernées et leurs proches des espaces qui mobilisent ces outils que j’ai sélectionnés dans mon cheminement parce qu’ils me semblent porteurs d’un même état d’esprit. La formule magique qui pourrait résumer cet état d’esprit est : « AI AO AR ». Soit : s’autoinformer, à l’échelle individuelle (AI) ; s’autoorganiser (AO) et s’autoréguler (AR), à l’échelle collective.
Rhizome : La plupart des personnes qui rejoignent le groupe se considèrent-elles comme traumatisées ?
Les Frontalières : Je peux difficilement répondre de manière générale à cette question, et en incluant d’autres personnes dont les expériences de vie et la manière de comprendre et de nommer ces expériences peuvent être très différentes les un.e.s des autres. Je n’ai pas le souvenir que ces termes ont été employés pour parler des expériences vécues par les un.e.s et les autres au sein du groupe lyonnais dans les premiers temps. Quand nous avons cocréé le groupe d’entendeurs de voix (groupe EV) à Lyon, en janvier 2016, la dimension des abus (physiques, psychologiques) a pu être abordée, mais nous ne désignions pas nos vécus en termes d’« expériences traumatiques ».
À la lumière de mon expérience ces dernières années et des témoignages que j’ai été amenée à recevoir de la part d’autres membres du réseau, il me semble qu’il faut un certain recul, soit un début de guérison en cours, pour être en mesure de poser le mot traumatisme sur une dimension qui génère autant de souffrance et de confusion dans la vie d’une personne. Cela demande un rigoureux travail sur soi pour arriver à faire un pas de côté et voir cette souffrance, puis pour cesser de s’y identifier complètement et accéder de nouveau à un potentiel d’action dans/sur sa propre vie. J’emploie le terme de « guérison » ici en ce qui concerne la prise en charge et guérison possible de certains traumatismes psychologiques8 et non pas la guérison de tous les vécus intérieurs tels que l’entente de voix, les visions, etc. En ce qui me concerne, j’ai appris, en le vivant, que je ne cesse pas totalement d’avoir ce genre d’expériences sensorielles subtiles, qui sont constitutives de ce que je suis, lorsque je me guéris de la dimension traumatique de mon vécu (par la prise de conscience et un travail sur soi approprié). Ce qui n’est pas constitutif de ce que je suis, c’est la souffrance et le caractère totalement incontrôlable des mémoires traumatiques avant qu’elles ne soient prises en charge de façon adaptée.
Le travail introspectif m’a appris à différencier deux types d’émergences sensorielles. Celles qui viennent avec une charge émotionnelle intense, épuisante, souvent effrayante et sur laquelle je n’ai aucune prise. Ces émergences ne semblent proposer aucune possibilité de négociation interne. Ce sont celles que je relie aux mémoires traumatiques9. Les autres émergences sensorielles avec lesquelles je vis et qui sont accompagnées d’émotions, comme l’étonnement et la joie par exemple, colorent ma relation au monde sans l’altérer dangereusement, c’est-à-dire sans générer ni souffrance, ni repli sur soi ou sentiments d’isolement et de détresse.
Rhizome : Que conseilleriez-vous aux intervenants sociaux et en santé quand ils sont face à des personnes qui a priori ont des vécus traumatiques ?
Les Frontalières : D’abord, j’ai envie de vous demander, en même temps qu’aux intervenants sociaux et en santé : Comment savez-vous que vous êtes en face d’une personne qui « a priori a un vécu traumatique » ? Et quand vous savez que vous êtes face à une personne qui a un tel vécu, comment vous y prenez-vous pour entrer en relation avec cette personne-là, à ce moment-là ? Il y a de nombreux exemples de personnes dont l’état de dissociation lié au traumatisme est tel qu’on peut, si on est peu informé sur le sujet, avoir le sentiment que cette personne est en train d’inventer ce qu’elle relate tellement l’écart est grand entre la brutalité du scénario décrit et l’absence d’implication émotionnelle apparente. Le vécu traumatique est rarement écrit sur le visage de la personne en recherche d’assistance psychologique. Ce qui ne fait aucun doute, c’est que cette personne qui est conduite de gré ou de force vers des services de soins en santé mentale est en souffrance, pour une raison ou une autre10.
J’ai envie de dire aux intervenants sociaux ou en santé : si vous avez le sentiment d’être sûrs de savoir parfaitement ce que vous êtes en train de faire, avec vos actes et vos mots, à la personne en face de vous, sans avoir pris le temps de vérifier comment cette personne, en face de vous, reçoit cela, c’est certainement le bon moment pour ralentir. Marquez une pause. Prenez le temps d’examiner ce qu’il se passe à l’intérieur de vous avant d’agir : vos pensées, vos sensations, vos émotions sont de bons indices pour évaluer la teneur de la relation à l’autre et pour rester ancré en soi-même dans la situation.
En résumé, ce que je suis en train de suggérer aux intervenants sociaux et en santé chez lesquels l’idée résonne, c’est de réellement se donner les moyens (sans forcément attendre que ces moyens soient fournis par le cadre institutionnel dans lequel ils évoluent) d’apprendre à cultiver de la compassion envers eux-mêmes, dans les interactions avec les usagers des services de soin en santé mentale.
Des qualités d’honnêteté, de bienveillance, de compassion envers soi-même d’abord, me semblent tellement importantes pour pouvoir accueillir la présence d’une autre personne en souffrance. Et de la compassion pour l’autre personne, bien entendu, dans sa souffrance actuelle. Je n’utilise pas le terme « compassion » dans le sens de « pitié » ou d’« empathie ».
Matthieu Ricard donnait en 2009 un éclairage important sur la différence entre les notions d’empathie et de compassion, distinction qui peut faire une réelle différence, il me semble, dans les pratiques des intervenants sociaux et en santé : « Il nous a aussi semblé que même s’il peut y avoir de la « fatigue de l’empathie », il ne saurait y avoir de la « fatigue de la compassion », sachant que la compassion est par essence une disposition d’esprit équilibrée et positive, tandis que l’empathie n’est que le moyen permettant de percevoir sans erreur la disposition d’esprit des autres. Plus on cultive la compassion et l’amour de la bonté, plus on progresse sur la voie du bien-être authentique, et on devient pleinement disponible pour autrui11. »
Notes de bas de page
1 Les Frontalières fait référence à un terme employé par François Roustang, dans l’ouvrage Savoir attendre. Pour que la vie change (2006) : « Nombreuses sont les personnes aujourd’hui, que l’on catalogue comme “états limites” et qu’il vaudrait mieux nommer “frontaliers”, qui ont avec la réalité un rapport incertain. Elles s’étonnent et s’inquiètent d’être envahies de sensations ou de perceptions qu’elles ne peuvent pas dire et partager avec d’autres sous peine d’être taxées de folie ou d’aliénation. Si elles sont au contraire entendues comme porteuses d’un don ignoré de la plupart, don qui peut rendre leurs relations aux autres plus avisées et aux choses mieux adaptées, elles peuvent s’apaiser et avoir moins peur de leur différence. » C’est avec cette identité de travail (Les Frontalières) que j’explore de manière concrète dans mes pratiques quotidiennes la notion d’« agentivité », notion et pratiques qui me permettent de m’autodéterminer dans la relation à ce que je vis.
4 Will Hall est diagnostiqué schizophrène dans les années 1990. Il débute alors un parcours d’hospitalisation (sous contrainte), puis d’engagement pour la défense des droits des patients en psychiatrie. Écrivain, thérapeute et enseignant, Will Hall soutient l’approche du rétablissement en santé mentale. Pour en savoir plus : http://iipdw.com/will-hall-usa/, https://power2u.org/will-halls-recovery-story/ et http://willhall.net
5 Le Réseau français sur l’entente de voix (REV France) s’inscrit dans le Mouvement international sur l’entente de voix, représenté par une vingtaine de réseaux dans le monde. Voir : http://revfrance.org/ et http://intervoiceonline.org/
7 Voir les travaux de Pierre Vermersch (CNRS/Grex) : http://www.entretienavecpierre.fr/ et https://cnrs.academia.edu/ PierreVermersch
8 Voir notamment : Levine, P. A. (2016). Trauma et mémoire. Un guide pratique pour comprendre et travailler sur le souvenir traumatique. Paris : Interéditions ; Levine, P. A. (2014). Guérir par-delà les mots. Comment le corps dissipe le traumatisme et restaure le bien-être. Paris : Interéditions.
9 J’établis ce lien selon la compréhension actuelle que je me suis faite de ces émergences sensorielles en les inspectant de l’intérieur lorsqu’elles émergent dans le champ perceptif, puis en comparant mes observations intérieures avec ce que je lis et apprends, sur le sujet de la mémoire implicite.
10 Voir notamment : Misdrahi, D. (2016). Expériences traumatiques et état de stress post-traumatique dans la schizophrénie. L’Encéphale, 42(S3), 7-12.