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Repenser nos cadres d’intervention avec les personnes migrantes

Marie-Caroline SAGLIO-YATIMIRSKY - Psychologue clinicienne dans la consultation de psychotraumatisme, Service de psychiatrie, hôpital Avicenne, Bobigny (93), Professeure des universités à l’Inalco, anthropologie d’Asie du Sud, Chercheur au Cessma (UMR 245), Coordinatrice de l’ANR LIMINAL sur les médiations et interactions linguistiques et culturelles en situations migratoires d’urgence (1), Auteure de l’ouvrage La Voix de ceux qui crient, rencontre avec des demandeurs d’asile (2)

Année de publication : 2019

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, PUBLIC MIGRANT, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°73 – Aux frontières de l’humanitaire (octobre 2019)

Rhizome : Quel regard portez-vous sur la situation des personnes ayant récemment migré aujourd’hui en France ?

Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky : La situation des migrants primo-arrivants en France est d’autant plus complexe qu’elle a été construite comme une situation de « crise » et s’est largement politisée. Elle révèle non pas tant une « crise des migrants » – l’expression médiatique n’est pas pertinente – mais une « crise de l’accueil ». Autrement dit, elle témoigne de réactions inadéquates par rapport à un contexte engageant des vies humaines et d’un dialogue souvent crispé entre acteurs étatiques, associatifs, acteurs de la société civile et exilés. Cette crise a révélé des manques et des dysfonctionnements graves dans l’accueil social, médical et politique des populations migrantes. Il me semble que nous sommes toujours en « situation de crise », soit de réponse chaotique et peu coordonnée à l’échelle du territoire, ainsi que dans une temporalité de l’urgence qui limite l’accompagnement psychosocial, le travail d’accueil et de lien. Pourtant, cette situation me semble avoir évolué depuis 2015 avec, paradoxalement, une limitation toujours plus importante des droits des demandeurs d’asile suite à la loi « Asile et migration3 » de septembre 2018, mais aussi des actions de plus en plus importantes au niveau des associations et des organisations non gouvernementales (ONG) ainsi que le développement d’initiatives locales très créatives.

Toutefois, il me paraît difficile d’évaluer la situation des exilés en France, car ils vivent des situations très diverses. Considérer les migrants comme un tout est risqué ; cela détourne de la spécificité de chaque situation et, surtout, du sujet, de sa subjectivité. Certaines personnes se sont senties bien accueillies. D’autres se trouvent en situation d’exclusion grave et les conditions du non-accueil redoublent les humiliations, le déclassement, la dégradation psychique et sociale, même si les violences ne sont pas de la même nature que celles vécues au pays et tout au long du parcours migratoire. La précarité que connaissent certains migrants, l’incertitude politique, la difficulté d’accès à une aide sociale ou médicale peuvent faire ressurgir les psychotraumatismes et dégrader leur santé mentale.

Rhizome : Quelle est la situation de l’accueil et du soin en santé mentale pour ces personnes ?

Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky : La situation de « crise » a révélé le manque de structures adéquates et d’espaces de soin en santé mentale pour les personnes migrantes. Il me semble que ce manque est à la fois structurel et conjoncturel. Structurellement, l’expression de la détresse psychique de certains exilés peut déborder des cadres de la psychiatrie classique.

Les symptômes de dissociation traumatique, les reviviscences, les formes de déréalisation, les expressions du psychotraumatisme sont complexes à évaluer pour les soignants non spécialistes ou non familiers de ces patients. Par ailleurs, cette population en situation de migration a peu accès à une prise en charge régulière, ne parle pas toujours la langue française ou exprime sa souffrance d’une manière qui peut déstabiliser un soignant. Ce sont autant de limites aux cadres connus de la prise en charge. Conjoncturellement, la politique de répartition des demandeurs d’asile dans des centres d’accueil sur tout le territoire national, parfois dans des régions très isolées, a mis en relief le manque local de structures de soin adaptées. Dans les structures de droit commun – permanences d’accès aux soins de santé médicosociales (Pass), services hospitaliers de psychiatrie –, on connaît également les difficultés à surmonter pour bénéficier d’un accès rapide et efficace aux professionnels en santé mentale. Tout cela sans compter les refus de soin qui semblent se banaliser.

Au niveau des institutions administratives de l’asile et du discours politique, on constate toujours un déni de l’importance de la détresse psychique de certains migrants qui corrobore le discours de la suspicion sur le « migrant profiteur ». Or, évacuer la dimension psychique de la réflexion sur l’asile me paraît totalement contre-productif. En revanche, au niveau des acteurs associatifs et des ONG, la prise en compte de la dimension psychologique me semble de plus en plus importante : aujourd’hui, elle accompagne très souvent les projets des associations dans des actions multifocales, à la fois sociales, linguistiques et professionnelles.

Rhizome : Selon vous, est-ce que les interventions « psychosociales » qui se sont développées dans le champ de l’humanitaire diffèrent des consultations psychologiques classiques ?

Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky : Les interventions psychosociales et les interventions cliniques ne proposent pas les mêmes cadres. Toutefois, elles partagent certains outils et une partie de leurs objectifs, soit soulager les personnes de leur détresse psychique et les aider à retrouver une place d’acteur.

Les premières accompagnent des programmes divers de l’action humanitaire avec l’idée de favoriser l’intégration dans le groupe social par une approche transversale. En revanche, la consultation psychologique est centrée sur l’expression d’un sujet qui peine à « se dire » tant il a internalisé la violence et tant sa parole a été blessée à répétition. Quelle que soit la formation du clinicien, une alliance se joue dans l’adresse initiale et la réception de la parole du migrant. Celle-ci engage le clinicien et le patient pour tenter de retrouver des éléments de sens à l’histoire chaotique afin de sortir de la répétition mortifère du trauma. Les deux approches, psychosociale et psychologique, partagent certainement plusieurs préoccupations, dont la prise en compte essentielle des différences de langue et de culture, qui peuvent devenir conflictuelles si on ne sait pas les accueillir.

Rhizome : En tant que clinicienne, comment pensez-vous qu’il soit possible de conjuguer intervention « en urgence » et perspective d’accompagnement thérapeutique ?

Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky : Non seulement je suis persuadée qu’il faut pouvoir articuler ces interventions, mais, en plus, je pense que la situation actuelle nous oblige à penser le plus possible d’articulations. Tout d’abord, l’intervention d’urgence qui vise l’aide matérielle, sociale et psychosociale, est primordiale, mais pas exclusive. Au contraire, elle doit pouvoir s’articuler avec d’autres formes de soutien, psychologiques si nécessaire, mais pas obligatoirement. En effet, certaines personnes n’expriment pas cette demande d’intervention, qui pourrait soit les rendre passives, soit les catégoriser comme « victimes » ou encore être perçue comme intrusive.

Par ailleurs, il me semble que la population des migrants primo-arrivants oblige, et c’est tant mieux, à repenser nos cadres d’intervention, a fortiori en clinique. Plus encore, la clinique avec des migrants exige de composer avec l’urgence, ce qui est apparemment contraire à la temporalité d’une consultation psychologique. Deux données impactent considérablement l’équilibre et le bien-être des exilés. La première fait référence à la question de la précarité, souvent extrême, des personnes, qui peuvent avoir faim, froid, et rencontrer des difficultés sévères pour se loger. La deuxième renvoie au parcours de la demande d’asile et à la question des papiers. Cela a un impact considérable sur les personnes, qui sont maintenues dans une incertitude permanente et qui peuvent se sentir illégitimes ou menacées. Le clinicien ne peut ignorer ces aspects et doit pouvoir travailler en articulation avec d’autres professionnels sur ces questions. Il sait qu’il n’est pas dans une prise en charge « classique » avec un patient disponible psychiquement. Or, et c’est pour moi un cheval de bataille, il me semble essentiel de donner un espace d’écoute à ces patients-là. En effet, lorsque la personne est réduite à subir des difficultés matérielles qui la mettent en situation de survie, qu’elle est dépossédée de sa parole et de ses droits à vivre dignement, le psychologue vient la solliciter comme sujet et comme acteur qui peut exprimer en consultation ses difficultés, tout en étant étayé par un tiers qui la reçoit, l’écoute, entend sa parole et lui répond.

Rhizome : Pensez-vous que des pratiques qui peuvent avoir cours dans l’action humanitaire pourraient être des sources d’enseignements, notamment pour les institutions publiques ?

Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky : Il y a certainement des enseignements à tirer des interventions respectives, même si les cadres sont différents et doivent le rester. Parmi les propositions qui me paraissent très intéressantes et qui ont été développées de manière privilégiée dans le cadre de l’action humanitaire – tout en reconnaissant l’existence des équipes de soin mobiles –, je citerais les pratiques « d’aller vers ». Celles-ci permettent un partage sur le terrain et sont au plus proche de la demande des exilés qui ont des difficultés d’accès aux structures d’aide. Le développement de pratiques de médiation de plus en plus créatives permettent aux personnes exiles – souvent dans des situations de grande solitude – de s’exprimer dans des cadres d’échange riches et bienveillants, et leur permettent de renouer avec le collectif. Je me réjouis d’ailleurs que certaines de ces médiations se développent à l’hôpital, au sein de structures médicales où la parole risque d’être trop vite psychiatrisée. À travers ces espaces peuvent se formuler des demandes pour une écoute plus psychologique.

Par ailleurs, développer la présence de médiateurs linguistiques et culturels me paraît essentiel dans les consultations publiques, même si elle doit l’être de manière différenciée en fonction des types de consultation et de la demande du patient. En effet, la question du tiers est fondamentale en psychologie et psychothérapie ; l’interprète et le médiateur peuvent être soutenants comme ils peuvent être, au contraire, intrusifs. Idem pour la communauté : elle peut être soutenante pour le patient ou menaçante et stigmatisante. Par exemple, une personne qui a subi un viol peut être gagnée par la honte et devenir muette face un médiateur de sa communauté ou, à l’inverse, se sentir entendue par ce dernier, qui parle sa langue et est de sa culture. Parfois, l’effraction traumatique est si destructive qu’elle se répète dans l’usage de la langue maternelle, chargée de violence. Chaque contexte est différent et est au centre de la consultation psychologique, entièrement fondée sur la parole et centrée sur l’expression du sujet. Dans une consultation de psychotraumatisme comme celle que j’anime, l’individu a été ravagé psychiquement, car sa parole a été mise en doute et a été empêchée ; par conséquent, le lien social s’est effondré. Il faut d’abord pouvoir recréer avec lui un espace d’adresse spécifique. Ainsi, s’il faut « tenir son cadre » – comme on dit en clinique –, celui-ci doit être souple et ouvert et doit pouvoir bénéficier des échanges avec d’autres interventions et pratiques.

Notes de bas de page

1 ANR “Linguistic and intercultural mediations in a context of international migrations” : https:// liminal.hypotheses.org

2 Saglio-Yatzimirsky -C (2018). La Voix de ceux qui crient : Rencontre avec des demandeurs d’asile. Paris : Albin Michel.

3 Loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie. JORF n° 0209 du 11 septembre 2018, texte n°

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