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La nuit, un (autre) monde ?

Nina TISSOT - Éducatrice spécialisée, sociologue, Coordinatrice régionale Trend(1) pour l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, Caarud Oppelia-RuptureS, Lyon

Année de publication : 2020

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC PRECAIRE, SCIENCES HUMAINES, Sociologie, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°77 – Révéler la nuit (juillet 2020)

Dans le « monde de la nuit », à l’évidence celle-ci n’est pas qu’une circonstance, c’est un concept : celui de la fête. En témoignent une foule d’expressions, « boîtes de nuit » et autres « nuits parisiennes, berlinoises ou londoniennes », qui ne sous-entendent rien d’autre que les ambiances des établissements de divertissement de ces villes. Un autre monde, au point que des municipalités édictent des « chartes de la vie nocturne » afin de réguler les existences qui s’y déploient. Car cela fait longtemps qu’il n’y a plus seulement « le brigand et le poète qui veillent1 » la nuit, ce « secteur créateur de richesses et d’emplois [aux] 2 milliards d’euros de CA2 ». Et les festivités diverses et variées, si elles peuvent s’amorcer en amont et/ou se poursuivre bien après, prennent toutes réellement corps en son cœur. Ici plus que jamais, « la nuit est la preuve que le jour ne suffit pas3 »…

La nuit se lève, les esprits s’agitent et fendent leurs carapaces, préchauffés par les premiers verres et les premières traces. L’happy hour crépusculaire accompagne habitués et novices en transition vers la soirée sous de lunaires auspices. Une impatience toute juvénile conduira quelques-uns à connaître l’ivresse avant même la pénombre : binge drinking, tomber avant que la nuit ne tombe, sombrer avant qu’il ne fasse sombre. Pour les autres, la nuit s’installe, lentement, ils sortent des bars et des appartements, rejoignent les clubs ou même les champs. Lueurs dorées des phares filant sur le trajet de ceux qui quittent la ville pour atteindre les lumières veloutées des free-party en exil. LSD et autres substances psychédéliques rendent à la nuit ses couleurs perdues de vue, et saupoudrent au passage une pincée en surplus. Côté ville, éclairages de toute part, les adultes aussi ont peur du noir. D’astucieux jeux d’ombres et de spectres colorés mettent en valeur les corps et les visages, la nuit défait les âges. Ailleurs, on installe des darkrooms, apogée d’une soustraction aux regards qu’offrait déjà la nuit hors-zoom4, celle où l’on peut « vivre sans témoins » et « veiller pour ne plus être surveillés5 ».

Dans le clair-obscur de la fête, quel que soit le décor, les Nuits sont Sonores et la musique perce le calme apparent d’une ville en plein endormissement. Ecstasy, les corps palpitent au rythme des décibels ; ecstasy, sensations XXL ; ecstasy, et la nuit est plus belle… L’effervescence des corps et des esprits échauffés au poppers chahute les mœurs. Les langues n’en finissent pas de se délier, pleines de MD6 ; au creux de la nuit, des inconnus deviennent les meilleurs confidents ; ça dialogue et monologue, chargé de cocaïne ; « la nuit [on se livre ou bien on] ment, effrontément7 ».

D’autres sont bien plus taciturnes, même en nocturne. Peu d’échanges de mots dans certaines nuits chemsex8, baiser la chair, l’esprit en annexe, et sans complexe. Mais parfois les flots de paroles ici aussi fusent, largement favorisés par ce dont on (ab)use. GHB et cathinones en lubrifiant social, puis craving en supplice de Tentale.

Dans l’alchimie de la fête, plus qu’un environnement, la nuit est un ingrédient. Elle transforme les paysages, trouble les sensations, dilue les émotions et les exalte aussi… tout comme les produits. Double dose, quand la nuit systole l’ivresse est plus folle. On aime davantage la nuit, on MDMA, on MMC, on MXE9, on aime les lettres capitales, accroc aux acronymes psychoactifs et, conciliante, la nuit soutient les envies ardentes. Elle est une permission, « un chouette courant d’air pour les amours pas cher10 », la nuit est déjà une subversion. Nuit disruptive enfreint le court du temps, grise ce qui ailleurs a moins de saveur… Nuit alternative offre une brèche, une suspension, autorise pour certains un autre rapport aux gens, devenir ce personnage qu’ils chérissent, mais n’osent pas le jour durant. Et les drogues comme la nuit soutiennent les envies d’autrement. Errer en noctambules à contretemps, risquer de nouveaux apparats, la nuit, quand « seul ceux qui savent se perdre ne s’égarent pas11 ». Et s’il n’était question que d’agenda ? Trop remplie la journée pour faire place aux frivolités ? Tout simplement la nuit pour gagner sur le temps, gagner sur la vie ? Les drogues facilitent les heures sup’, gagner la nuit.

Consommer et se consumer pour éclairer ses nuits… Mais est-ce que toujours « braise de nuit devient cendre du matin » ? Est-ce que l’aube signe le couvre-feu pour tout un chacun ? Que nenni, pour beaucoup, la fête n’est pas finie ! Tapage diurne du soleil dans les globes oculaires aux sorties d’afters. 8, 9, 10, 11 heures, la lumière crue du jour marque les traits, quand la nuit tamisait (et puis « la nuit, tous les ivrognes sont gris12 ! »). Ambiance nuit américaine dans ces lieux qui restent ouverts, on tourne de jour des scènes d’une nocturne atmosphère. Illusion à peine trahie par quelques lueurs qui s’échappent du dehors, certains enchaînent jusqu’à la nuit suivante, voire la prochaine aurore. Ils « fument leur dernier joint et c’est déjà demain13 », slament leurs dernières seringues, c’est déjà après-demain. Pionnières free-party, qui ont vite compris que ce qui ailleurs commande au jour et à la nuit pouvait ici ne plus faire sens, 48 heures de fête en plan-séquence. Et si, dans l’audace de « remettre demain à demain14 » et dans la liberté de s’affranchir de Chronos et de ses prescriptions, résidait une tout autre subversion ?

Même les oiseaux de nuit devront trouver le sommeil. Rejoindre Morphée avec ou sans morphine, calfeutrer le jour et les pensées en chute libre quand de paradoxaux parachutes15 les avaient, quelques heures plus tôt, propulsées au septième ciel. Adoucir les ardeurs, plonger dans la torpeur, fût-elle artificielle. Et puis lundi, petit « benzo » aidera à retourner au boulot. S’enchaînent quelques nuits de repos, avant que n’advienne enfin celle où la fête repartira de plus belle.

Notes de bas de page

1 Mercier, L.-S. (1990). Paris le jour, Paris la nuit. Paris : Robert Laffont.

2 UMIH. (2016). Monde de la nuit.

3 Quin, E et Nanty, G. (2007). Bel de nuit. Paris : Grasset.

4 Il est fait allusion ici aux « trous noirs photographiques » qui font la renommée d’établissements berlinois où règnent la politique du no photos. Voir : Glad, V. (2017, 4 septembre). Le Berghain à Berlin et l’éthique du “no photos”. Libération.

5 Fœssel, M. (2017). La nuit, vivre sans témoin. Paris : Autrement.

6 Diminutif de MDMA, molécule de la famille des amphétamines.

7 Bashung, A. (1998). La nuit je mens [Chanson]. Dans Fantaisie militaire. Paris : Barclay – Polygram.

8 Abrévisation de chemical sex, le sexe sous produits chimiques.

9 3MMC, 4MMC, 3 MEC et autres cathinones particulièrement consommées sur la scène chemsex, et MXE (métoxétamine), nouveau produit de synthèse dérivé de la kétamine, consommé notamment en milieu festif alternatif.

10 Ferré, L. (1969). La nuit [Chanson]. Dans L’été 68. Paris : Barclay.

11 A. L. (2015). Une fois qu’il fera nuit [Chanson]. Dans Le pays des lumières. Cambrai : MP Prod.

12 Citation du Professeur Choron.

13 Solo, M. (1993). Toujours quand tu dors [Chanson]. Dans La marmaille nue. Paris : Warner Music Manufacturing Europe.

14 Idelon, A. (2020, 7 janvier). On a discuté Berghain et collapsologie avec Michaël Foessel et Simon Johannin. Vice.

15 Drogues en poudre ou en comprimés emballées dans une feuille de cigarette à rouler pour être ingérées.

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