L’interprète médical et social prête sa voix pour rendre possible l’accès aux soins, aux droits, à l’information, à la prévention et à l’écoute. L’usage de la langue maternelle comme vecteur de communication va favoriser l’émergence du sujet dans sa globalité et sa complexité, autoriser le déroulement d’une parole étrangère tout en étant compréhensible avec l’aide de l’interprète. Pour ce faire, l’interprète va ajuster son écoute à chaque situation au sein de multiples contextes.
Dans le contexte social, la personne allophone exprime souvent une demande concrète, précise, claire1. En face, le professionnel a aussi des propositions explicites qu’il va formuler de façon plus distanciée et administrative. L’interprète est concentré sur les demandes énoncées par chaque partie ; grâce à une écoute attentive, dans le souci de restituer les propos avec précision et clarté, il contribue à un échange pour rendre la rencontre fructueuse.
Lors d’un entretien avec une assistante sociale pour s’enquérir de leur demande de logement social, M. et Mme Yossi2 laissent éclater leur colère. Le couple vit avec quatre enfants dans un deux-pièces insalubre. Ils n’ont plus d’intimité et l’attente pour l’obtention d’un logement décent devient insupportable. Soudainement, Mme Yossi éclate en sanglots, comme envahie par un flot d’émotions. Des souvenirs de sa vie antérieure viennent bousculer la réalité difficile du moment. Elle parle de sa maison spacieuse, de la fuite et de l’abandon de son chez-soi, de la perte de sa terre, de l’appauvrissement : « Je n’ai pas choisi d’être ici, vous m’avez accueillie alors accueillez-moi dans la dignité ! Vos animaux sont mieux traités que nous ! »
La fidélité de restitution des propos ne peut-être mécanique. Cette parole douloureuse à laquelle est confronté l’interprète exige une reconnaissance celle de l’« Autre » dans son « altérité3 ». L’écoute nous place dans ce face-à-face avec ce « visage qui parle », qui interpelle, qui montre le sens de la responsabilité infinie envers « Autrui ». Au-delà de la demande sociale émerge le besoin pour la personne allophone d’être reconnue dans son identité d’être humain, d’entrer en interaction avec le professionnel afin que s’instaure une véritable rencontre. L’interprète travaille à ce que les deux parties acceptent de perdre de leurs attributs pour que le lien se noue.
Mme Essaydi a perdu son conjoint et deux de ses enfants au cours d’un tragique accident de la circulation. Elle-même blessée, elle n’apprend leur décès qu’à l’issue de sa sortie de l’hôpital. Elle développe alors un fort sentiment de culpabilité. Le drame n’est pas récent puisque l’accident remonte à cinq ans, mais visiblement les plaies demeurent béantes et le travail de deuil reste à faire. Lors de la première séance de psychothérapie, l’interprète prend connaissance du drame à travers des paroles entrecoupées de longs silences et de pleurs ininterrompus. La verbalisation de la souffrance par la patiente se fait avec beaucoup de difficultés. L’émotion de l’interprète empêche de traduire sur le champ ses paroles. Ce face-à-face avec la souffrance et le deuil, même s’ils ne concernent pas personnellement l’interprète, a provoqué sur le moment un sentiment de fragilité.
Ici la traduction est double : au-delà des mots, il s’agit de traduire la douleur, l’absence et la perte. L’interprète est dans une écoute ouverte pour se rapprocher de l’affectivité de l’autre, une écoute attentive au registre émotionnel, bienveillante, qu’il signifie par son visage, sa gestuelle et la posture de son corps en entier4. La posture de l’interprète ne signifie pas qu’il devienne un « conseiller », y compris dans des situations délicates.
Lors d’une consultation en psychiatrie, un jeune homme agité et tenant des propos confus se voit proposer par le médecin une hospitalisation en psychiatrie. Le patient s’adresse alors directement à l’interprète pour connaître son avis sur la proposition qui lui est faite. L’interprète répond qu’il n’est pas apte à juger de l’offre du médecin et qu’il doit lui faire confiance. Le jeune homme insiste et redemande à l’interprète si cette solution est la meilleure pour lui. Celui-ci fait part au médecin des inquiétudes et questions du malade. Le médecin tente alors de le persuader du bien-fondé de cette hospitalisation.
À travers ce témoignage, l’interprète est dans une écoute neutre et impartiale. Il s’abstient d’interférer dans cette rencontre. Il doit garder la distance nécessaire et cependant faire que la distance qui sépare le patient du médecin soit parcourue. À cet instant, faire naître la confiance se pose comme le principe fondamental dans cet échange.
Enfin, en consultation médicale et lors de l’hospitalisation en particulier, quand le patient est immobilisé et en position allongée, le corps apparaît dans sa « nudité ». Dans ce face-à-face intime avec le malade, l’échange de la parole revêt encore plus d’importance. L’interprète, par son écoute, devient le dépositaire privilégié d’un état d’âme, d’une souffrance et d’une vulnérabilité. Par le regard, la voix et parfois le geste, l’interprète signifie au patient qu’il n’est pas que ce corps malade. L’éthique s’impose alors comme le fondement même de ses actes.
L’interprète médical et social, par sa présence, facilite la reprise d’un dialogue fécond, initialement empêché par la barrière linguistique. Dans L’espace d’un entre-deux, il fait passer le lien, ses transmissions, ses traductions. Identifier cet entre-deux lui offre un espace de travail propre où, tout en étant attentif à chaque partie, il ne s’y perd pas dans l’une ou l’autre.
De cette rencontre et cette interaction naît la dimension du nouveau, du commencement, de la confiance et du respect mutuel.
Notes de bas de page
1 Logement, accès à une couverture médicale, aides spécifiques…
2 Les noms des personnes citées dans cet article ont été anonymisés.
3 Le philosophe Emmanuel Levinas a développé une pensée autour de « l’Autre, Autrui », l’autre comme différent de soi et pourtant le même que soi, alliant unité de l’Homme et pluralité des cultures. Levinas, E. (1990). Altérité et transcendance. Le Livre de Poche.
4 Emmanuel Levinas parle de se « vider de soi pour accueillir l’autre »