Rhizome : Qu’est-ce que l’écoute pour vous ?
Jean Furtos : L’écoute est une activité ordinaire de la solidarité interhumaine. La demande, implicite ou explicite, vient de l’autre qui ne peut vivre seul. Deux caractéristiques rentrent en jeu lorsque nous sommes à l’écoute des autres : le respect et la bienveillance. Dans le cadre professionnel ou bénévole, nous sommes alors payés ou engagés pour en faire quelque chose qui aide l’autre à vivre. Lorsque nous écoutons le malheur d’une personne, ce n’est pas pour dire que cela est « intéressant », mais c’est bien pour en faire quelque chose, depuis notre place, en tant qu’ami, psy ou travailleur social.
Rhizome : Quand est-il de l’écoute dans la clinique psychosociale ?
Jean Furtos : Le premier symptôme de la clinique psychosociale est le malaise de l’intervenant. Il porte en lui ce que l’autre n’a pas pu dire, sa souffrance « congelée ». Ce qu’il y a de difficile dans l’écoute — et on ne s’en rend pas compte —, c’est qu’on prend en soi la souffrance de l’autre. S’il est important de garder une bonne distance, c’est pour nous permettre de rester proches. Comment puis-je traiter cette souffrance pour en faire quelque chose dans la bienveillance, sans tomber malade moi-même ? L’analyse des pratiques professionnelles est précisément faite pour répondre à cette souffrance et pour en comprendre le sens en restant disponible et vivant.
Lorsque je travaillais à l’Orspere1, j’ai décrit le syndrome d’autoexclusion qui se définit par cette incapacité pour le sujet en grande précarité de souffrir sa propre souffrance. S’empêcher de souffrir signifie de se couper de l’autre qui fait souffrir ; et pour se couper de l’autre, il est forcément obligé de se couper de lui-même affecté par autrui.
Pour ne pas tomber « malade » en tant que personne qui écoute, il faut tout d’abord savoir que ce n’est pas nous qui souffrons, même si nous souffrons pourtant de la souffrance de l’autre. Lorsque nous nous sentons envahis par la souffrance de l’autre, nous pouvons peut-être écrire, en parler à ses collègues, avec soi-même (le dialogue interne), ou même avec nos proches.
L’écoute qui engage consiste à transformer ce qui va mal en un meilleur destin. Écouter, c’est porter la souffrance de l’autre en soi pour l’aider à vivre l’invivable
Rhizome : Que répondez-vous à ceux qui affirment que la multiplication des dispositifs d’écoute participe d’une psychologisation du social et donc à sa dépolitisation ?
Jean Furtos : La souffrance psychique d’origine sociale fait partie du politique au sens large. Nous avons besoin de croire en des valeurs et c’est important de pouvoir discuter de celles-ci.
Il ne faut pas dire à quelqu’un qui vous parle : « Ne me parlez pas, faites une révolution ou une manifestation. » Justement, si ces personnes pouvaient faire une révolution ou une manifestation, elles ne viendraient pas vous voir. Mais effectivement, il ne faut pas que l’écoute soit de la psychologisation, c’est ce que signifie le terme de « clinique psychosociale », 100 % psychique et 100 % sociale. Croire en un psychisme isolé du social et du politique serait une psychologisation.
L’écoute est la non-indifférence à la vie qui essaie de se dire à travers ses balbutiements et sa souffrance.
Le drame de l’écoute, c’est d’écouter des personnes qui vous disent : « Je ne crois plus en rien. » Se pose alors la question de la mort, du suicide ou du retrait. C’est très important d’écouter une personne qui exprime du découragement et du désespoir, car si je l’écoute avec intérêt, cela signifie qu’il y a au moins quelqu’un qui a un intérêt pour elle et donc que la vie sociale peut avoir un intérêt. Écouter la perte d’avenir, la mélancolisation du lien social, c’est inconfortable, mais majeur.
Rhizome : Faut-il être psy pour écouter ?
Jean Furtos : Heureusement que non. Le syndrome d’autoexclusion est trans nosographique et trans institutionnel. Il faut accepter de quitter provisoirement son coeur de métier pour pouvoir y loger l’autre.
Quand j’étais jeune psychiatre, j’écoutais les patients que je rencontrais avec une incertitude anxieuse : comment vais-je terminer l’entretien ? Est-ce que je vais l’hospitaliser ? Est-ce qu’il va mal ? Quel traitement vais-je lui donner ? Je me débrouillais, mais souvent j’avais cette inquiétude.
Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. J’adopte une posture de « pure présence », d’écoute réelle et posée, avec une sorte de passivité active. J’écoute tout d’abord d’une manière désintéressée, j’écoute tout ce qui est dit, même si je ne comprends pas. J’écoute sans savoir ce que je vais proposer à la fin. Et j’interagis. Souvent on me demande : « Vous en pensez quoi docteur ? », ce à quoi je réponds : « Pour le moment, je n’en pense rien. » Avant de penser quoi que ce soit, il est important de ne pas plaquer des pages de livres que l’on a écrits soi-même ou que l’on a lus des autres, de ne pas « faire » de la nosographie. Sauf exception, il n’y a, à mon sens, aucun intérêt à dire trop vite à quelqu’un son diagnostic. Mais qu’est-ce qu’on va lui dire ?
Au final, nous devrons dire quelque chose à la personne que l’on écoute pour qu’elle n’ait pas l’impression d’avoir parlé pour rien, car nous devons accuser réception de sa parole et ouvrir au dialogue.
Pour aller plus loin…
Furtos, J. (2008). Les cliniques de la précarité. Contexte social, psychopathologie et dispositifs. Paris : Masson ;
Furtos, J. (2018) De la précarité à l’auto-exclusion. Paris : Édition
Notes de bas de page
1 De 1996 à 2011. L’Observatoire régional Rhône-Alpes sur la souffrance psychique en rapport avec l’exclusion (Orspere) est fondé en 1996, et devient en 2002, au regard de ses activités, l’Observatoire national des pratiques en santé mentale et précaire (ONSMP). En 2012, l’Observatoire fusionne avec le réseau Santé mentale, précarité, demandeurs d’asile et réfugiés en Rhône-Alpes (Samdarra), et devient l’Orspere-Samdarra, sans que les acronymes ne soient aujourd’hui déclinés. L’Observatoire publie la revue Rhizome.