Le champ de la précarité a été le laboratoire d’une innovation sociale majeure : des dispositifs pour « aller vers » les plus exclus du système de soins et d’assistance ont été pensés à la fin des années 1990. L’« aller vers » est devenu au fil des ans un concept et s’est largement diffusé dans de nombreuses organisations, au-delà des équipes « pionnières ». Qu’est-ce que cette perspective engage concrètement en termes de pratiques ?
Dans ce numéro de Rhizome, Alain Mercuel et Xavier Emmanuelli nous rappellent le contexte de création des équipes mobiles psychiatrie-précarité (EMPP) et du Samu social, pour des personnes en souffrance psychique vivant dans des situations de grande précarité. On apprend que le refus de soin peut se comprendre d’un point de vue clinique et témoigner d’une impossibilité psychique à s’inscrire dans une démarche thérapeutique, nécessitant la mise en place d’approches plus proactives. Retenons, avant d’y revenir, cette proposition : « la permanence du lien par un “aller vers” prévaut sur la permanence du lieu. » En l’absence d’une institution forte et d’un lien par le lieu, « aller vers » l’autre n’oblige pas ce dernier à se conformer à ce qui est attendu de lui. Il apparaît alors nécessaire d’adapter les pratiques et les modes d’organisation, tout en veillant à la malléabilité des dispositifs pour qu’ils soient justement en mesure d’aller à la rencontre du public visé. À la lecture de l’article d’Hélène Chapelet, on comprend qu’il y a aujourd’hui un enjeu à formaliser les pratiques des Samu sociaux et des maraudes.
Mobilité, médiations, coopérations
Les contributions de ce numéro montrent que les intervenants ont développé des compétences à se déplacer, à s’adapter, ainsi que des stratégies pour tenir et maintenir un lien de confiance. L’« aller vers » nécessite alors des médiations, que ce soit par l’intervenant lui-même ou par une tierce personne spécifiquement « médiatrice », qualifiée au titre d’une expérience ou d’une compétence. Cette perspective d’intervention « sur site » va de pair avec la nécessité de développer un travail partenarial : il faut collaborer et se coordonner pour une meilleure prise en charge.
Pour les psychologues de l’association Charonne, il y a un enjeu à assurer une permanence là où il y a de la mobilité, pour se montrer disponible, accueillir et « faire rencontre ». Pour des personnes qui ont vécu des ruptures, des abandons, on comprend alors le sens qu’il y a à restaurer le lien social : trouver les prises pour ouvrir l’horizon d’un accompagnement possible. Les contributions d’intervenants issus du champ psychosocial thématisent l’importance d’être présent dans la relation et de ne pas être saisi du côté de l’urgence. Il faut « temporiser », certes pour tenir la relation, mais aussi pour soi, pour l’équipe, comme Laure Marmilloud nous le fait savoir. D’ailleurs, Loïc Arnoud, en tant que pompier, nous interpelle sur les limites d’une intervention centrée sur l’urgence et nous partage son souhait que la santé mentale soit mieux appréhendée dans les situations d’urgence.
Pour une approche écologique du trouble
Toutes les contributions témoignent d’un véritable souci de la personne destinataire de l’intervention qui prend généralement la forme d’un souci de la relation. D’ailleurs, cette « fameuse » question de la non-demande est paradigmatique de l’embarras que crée la situation d’« aller vers ». Comment partager avec l’autre le sens que l’on présuppose de notre intervention en respectant ses choix ? Cette question de la (non) demande est abordée par Ana Marques, qui l’inverse de manière théorique : quand est-ce qu’il ne faut pas aller vers ceux « qui ne demandent rien » ?
David Martin, en tant qu’infirmer, et Émilie Labeyrie, en tant que psychologue d’une EMPP orientée rétablissement, font valoir une adaptation nécessaire de leur savoir-faire en la matière. C’est surtout une problématique pratique qui prend une acuité particulière dans le « bain » capacitaire contemporain. Les chercheurs de l’Orspere-Samdarra, tenus par une forme de pragmatisme, concluent ce numéro, et leurs réflexions nous orientent vers une prise en considération de la personne et de sa propre permanence.
Pour Mathilde Sorba, c’est précisément la réticence, voire la résistance, qui est l’indice de l’existence de la personne. Elle nous invite à enquêter sur ses attachements ; là où il y a possiblement un travail clinique à envisager pour Adrien Pichon. Le lieu ne fait pas spontanément le lien, mais le lien porte en lui le lieu, induisant alors une approche écologique du trouble ; d’un sujet forcément inscrit dans son environnement et porté par des dynamiques complémentaires.
À l’heure où la puissance publique promeut les mutations et les transferts de compétences, il nous semble que les pratiques documentées dans ce numéro ont précisément vocation à faire référence dans d’autres domaines. La seule vulnérabilité n’est plus à même de justifier l’intervention, surtout quand celle-ci ne répond pas à une demande. Il faut être en capacité de partager son sens, ce à quoi nous invite ce numéro.