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La violence est résistible

Gilles Herreros - Professeur émérite de sociologie Université Lyon 2 — Centre Max-Weber

Année de publication : 2021

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°80-81 – Échos de la violence (juillet 2021)

Au sein des organisations comme des institutions1, la violence est quotidienne. Volontaire ou non, réactionnelle ou pas, pathologique, symbolique, psychique, sociale, physique, économique… ses formes sont multiples et nul n’y échappe. Certes, on croise aussi dans les milieux organisationnels/institutionnels de l’entraide, de la coopération, de la solidarité, du plaisir même, mais jamais ne disparaissent totalement les manifestations de ces violences ordinaires qui provoquent, a minima, du mal être, du ressentiment. Faut-il en conclure que cette violence, parce qu’omniprésente, y compris au sein du corps social en son entier, est indépassable et qu’elle procède d’un phénomène naturel auquel il faudrait se résigner ? Cette idée est parfois suggérée en appui sur quelques grands auteurs à qui l’on fait dire l’inéluctabilité de la violence. Thomas Hobbes et son Homo homini lupus2, Friedrich Engels et sa « violence accoucheuse de l’histoire » ou encore Max Weber et son évocation « de l’exercice légitime de la violence physique par l’État », sont de ceux qui se trouvent fréquemment mobilisés3. Attacher la violence au genre humain en naturalisant le phénomène mérite pourtant objections. Il convient, tout d’abord, de controverser les interprétations qui font dire un peu rapidement à tels ou tels philosophes, économistes et autres sociologues que la violence trouve sa légitimité dans la nature humaine. Non, le Léviathan de Thomas Hobbes ne retient pas la violence naturelle des hommes ; il étudie avant tout les conditions institutionnelles et étatiques d’un pacte social équilibré. Friedrich Engels accompagne sa remarque sur la place de la violence de questions fondamentales : à quoi sert-elle ? Qui sert-elle4? Quant à Max Weber, lorsqu’il écrit « L’État contemporain […] revendique pour son propre compte et avec succès le monopole de la violence physique légitime (1959, p. 101) », il souligne principalement que l’État opère un coup de force en « revendiquant pour lui-même » la légitimité de sa violence. Quoiqu’il en soit, par-delà le débat sur l’interprétation des auteurs supposés soutenir la dimension anthropologique de la violence, il importe d’indiquer que celle-ci est toujours historicisée, socialement façonnée. Jamais gratuite, elle est toujours mise au service d’un projet. Violences et projets sont donc articulés et, pour assurer leur continuité, simultanément invisibilisés. En interrogeant cette invisibilisation, en la déconstruisant, s’ouvrent des pistes pour rendre résistibles et illégitimes toutes les formes de violence.

Visibiliser la contradiction herméneutique

La violence, déposée partout ou presque dans les sociétés contemporaines, souvent, ne s’aperçoit plus. Ces machines qui, en usines, courbent et contraignent les corps des opérateurs, ces protocoles qui enjoignent aux professionnels des gestes contraires à leur savoir-faire, ces dispositifs de surveillance qui évaluent et répriment, jusqu’au simple contrat de travail qui justifie juridiquement « le lien de subordination »… autant de figures de ces violences plus même remarquées. Elles sont mises au service d’un système que, pour le dire avec Samuel Beckett, recouvre et dissimule un insupportable « charabia5 » : « gains de productivité », « compétitivité », « efficience », « qualité », « économies », « rationalisation », « résultats »…

Ceux qui n’acceptent pas cet horizon, si bien nommé, seront taxés d’archaïques, approchés comme des espèces provenant de l’Ancien Monde, présentés comme voués à la disparition et, sans doute pour abréger leur agonie, « on » les fera disparaître6. Mais qui est ce « on » ? Peut-on le croiser dans la rue ou dans les couloirs d’une organisation ? Évidemment non, car ce « on » désigne l’Institution, à savoir cet « être sans corps7 » dont l’activité principale consiste, d’une part, à dire ce « qu’il en est de ce qui est8 » et, d’autre part, à présenter « le réel » comme supportable.

Ce « réel institutionnel » ne souffre pas la contestation. Si, d’aventure, le quidam, en appui sur son activité sociale ou professionnelle quotidienne, vient à douter de ce « réel » et lui oppose sa « réalité » propre, perçue par lui comme insupportable, il se trouve immédiatement disqualifié au prétexte que son expérience est trop singulière pour être généralisée. Cette différence entre le « réel institutionnel » et « la réalité » (du quidam) débouche sur ce que Luc Boltanski nomme « la contradiction herméneutique ». Cet « être sans corps » ne peut énoncer « ce qu’il en est de ce qui est », que par l’entremise d’individus qui parlent en son nom et qui eux, par contre, sont bel et bien corporéisés, spatialisés, socialement, économiquement et finalement politiquement campés. Dès lors, un questionnement s’impose : comment croire que ces porte-voix puissent dire, de façon neutre ou objective, ce qu’il en est du « réel » ? Leur lecture du monde dépend de leurs intérêts, de leurs convictions, de leurs croyances. Socialement comme organisationnellement, ils défendent ce à quoi ils sont attachés. Depuis cette perspective, on peut conclure que le « réel institutionnel », celui-là même qui invalide « la réalité » d’autrui, n’est que « leur réel ». Cette « contradiction herméneutique » est invisibilisée de bien des façons. La plus classique consiste à recourir à la violence mais, parée de mille vertus (le droit, la justice, le progrès, la science, la technologie, la modernité, la démocratie, la raison d’État, la marche en avant de l’humanité…), elle est légitimée. Quelques ressorts de ce tour de passe-passe peuvent être sommairement déconstruits.

Déconstruction : la novlangue, l’imaginaire, les obéissants…

Lorsque le « réel institutionnel » est énoncé par des acteurs qui l’ont, en toute conscience, façonné en rapport avec leurs intérêts, le coup de force opéré, même s’il n’est guère moral, reste cohérent. Mais, comme ces acteurs sont loin d’être majoritaires, aussi bien dans les organisations qu’au sein de la société globale, ils vont devoir s’associer à quelques alliés dont le ralliement est quant à lui plus surprenant, au plan logique au moins. L’opération a lieu principalement sur le mode du consentement à obéir, tel que décrit par Johann Chapoutot9. Dans son ouvrage portant sur l’histoire du management, depuis l’Allemagne nazie à nos jours, il montre comment peut être captée une masse d’individus pour une cause étrangère à ses intérêts. La « liberté d’obéir » s’obtient selon un registre que décrivait déjà Goebbels, le ministre de la propagande d’Hitler : « Nous ne voulons pas convaincre les gens de nos idées, nous voulons réduire le vocabulaire de telle façon qu’ils ne puissent plus exprimer que nos idées. »

Toute proportion gardée, c’est cette mécanique dont usent les institutions en bombardant les scènes sociales comme organisationnelles de leur vision du « réel » au moyen d’une langue d’un nouveau type. Cette « novlangue10 » ensevelit chacun de nous sous un vocabulaire aussi vide (« projet », « innovation », « changement », « modernisation », « agilité », « qualité », « efficience », « évaluation », « référentiels », « performance », « excellence ») que non défini. Ce discours ouaté à vocation à s’imposer comme une évidence. Qui est opposé à un travail de « qualité » ? Comment refuser « l’évaluation » sachant que toute situation — le maniement d’un outil, traverser une rue… — la suppose ? Peut-on n’avoir jamais aucun projet, qu’il soit professionnel, éducatif pour nos enfants… ? Pourquoi refuser les innovations ? Notre activité quotidienne, baignée dans cette langue et les implicites idéologiques qu’elle charrie11, finit par tordre nos imaginaires, plier nos intelligences, anesthésier notre vigilance. À notre corps défendant, reprenant jour après jour mécaniquement les catégories langagières proposées, nous reproduisons le « réel institutionnel » et nous nous laissons enfermer dans ses frontières, acceptant les violences souterraines qui vont avec. Si chacun est invité à se laisser embarquer dans ce processus, ceux qui parmi nous ont été placés à des responsabilités d’encadrement, de pilotage d’équipe, qu’ils soient dotés de fonctions hiérarchiques ou non, ont une pression et une responsabilité particulière. Il est en effet attendu d’eux par l’Institution (c’est-à-dire ceux qui en sont les porte-voix patentés) qu’ils soient les courroies de transmission des schèmes que véhicule le système. Croyant aux vertus de cette langue, ou bien simplement obéissants, ces acteurs deviennent les relais plus ou moins naïfs de ces violences ordinaires et quotidiennes qui installent « un réel institutionnel » aussi leurrant que déréalisant. Savent-ils, ces alliés de l’Institution, ce qu’ils font et à quoi ils participent ? Poser ces questions ne suffit pas à les résoudre, mais cela peut permettre d’interroger ce qui silencieusement s’installe comme indépassable, incontournable et légitime : les violences quotidiennes au service d’un monde discutable.

Conclusion

Si la violence est systémique, elle ne perdure qu’avec le concours des acteurs du système. Ceux qui, en conscience, couvrent les violences d’une quelconque légitimité pour défendre leurs intérêts sont stratégiquement à leur place et il ne peut leur être opposé qu’une certaine frontalité. Par contre, tous les autres, les plus nombreux, qui en sincérité et/ou en toute cécité se font les alliés des précédents en participant de la reproduction d’un monde qui engendre des victimes (au rang desquelles ils sont déjà eux-mêmes, ou le seront bientôt) mériteraient urgemment d’être interpellés.

Notes de bas de page

1 Les sociologues usent du mot « organisation » pendant que les psychologues préfèrent la notion d’« institution ». Les deux termes se recoupent sans se confondre. En chaque organisation existe une dimension institutionnelle entendue comme la part invisible d’un programme qui n’est plus guère interrogé. En lui se nichent bien des violences.

2 L’homme est un loup pour l’homme.

3 Nul doute que la liste pourrait encore être allongée.

« Comment Robinson a-t-il pu en arriver à asservir Vendredi ? Pour son simple plaisir ? Absolument pas. Nous voyons au contraire que Vendredi est enrôlé de force dans le service économique comme esclave… » Engels, F. (1971). Le rôle de la violence dans l’histoire (p. 9). Éditions sociales.

5 « M’avoir collé un langage dont ils s’imaginent que je ne pourrai pas me servir sans m’avouer de la tribu, la belle astuce. Je vais leur arranger leur charabia. » Beckett, S. (1953). L’innomable (p. 63). Éditions de Minuit.

6 Les mises au placard, les humiliations sourdes, le harcèlement déguisé, les licenciements… la liste est presque infinie de ces violences infligées aux réfractaires de « l’efficience » et de ses corollaires.

7 Boltanski, L. (2009). De la Critique. Précis de sociologie de l’émancipation (p. 131). Gallimard.

Ibid. (p. 133).

9 Chapoutot, J. (2020). Libres d’obéir. Le management du nazisme à aujourd’hui. Gallimard.

10 Vandevelde-Rougale, A. (2017). La novlangue managériale. Emprise et résistance. Érès.

11 Pour appeler un chat un chat : l’idéologie néo-libérale.

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