La rubrique Perspectives croisées cherche à rendre compte de la richesse des pratiques en psychiatrie, à travers les réflexions de trois praticiens de profession et « d’obédience » différentes ciblant une observation clinique. Ce sont donc trois regards et trois propositions de soins qui se confrontent face à une même situation, une même personne. L’intérêt de ces regards croisés consiste alors à mettre en lumière notre capacité à construire des hypothèses de compréhension et de soins à la fois variées et complémentaires. Nous considérons ainsi que ces diverses formes de pratiques de la psychiatrie ont tout intérêt à se rencontrer et à s’enrichir mutuellement d’un autre regard sur la personne que l’on soigne.
Ainsi, pour ce deuxième essai, nous avons proposé à Gaëlle Voisinet (psychologue clinicienne), à Baptiste Gaudelus (infirmier) et à Brice Martin (psychiatre) de se prononcer face à une même observation clinique rédigée par Élodie Gilliot, psychologue clinicienne.
Deux questions leur ont été adressées :
(1) Quels axes utiliseriez-vous pour explorer davantage cette clinique ?
(2) Entrevoyez-vous quelques axes de prises en charge ?
Enfin, Mathias Winter (interne en psychiatrie) propose son regard sur l’ensemble des propositions effectuées par les trois praticiens cités précédemment.
Observation
Monsieur C, 33 ans, vous est adressé à la sortie de son hospitalisation en psychiatrie d’une durée de 6 mois, qui a fait suite à une primo-décompensation.
Il décrit en effet une période durant laquelle il s’est senti très angoissé, avec le sentiment de « s’être perdu » dit-il, de n’être plus vraiment lui-même car « la voix de Dieu le contraignait à se comporter différemment d’à son habitude ». Il explique n’avoir jamais eu recours à des soins psychiatriques avant cette hospitalisation.
Diplômé d’un master de commerce international à 23 ans, il a enchaîné diverses expériences professionnelles qui l’ont amené à beaucoup voyager et à occuper un certain nombre de postes à responsabilités, principalement dans le domaine du marketing.
Il décrit une période de « remise en cause » professionnelle apparue il y a un an, une perte de sens soudaine de son travail, et une envie de se « rapprocher de la Nature » selon ses dire. Puis divers symptômes firent rapidement leur apparition : il décrit principalement des hallucinations auditives qui lui indiquaient comment se comporter au quotidien, en lui disant par exemple de ne pas mettre ses chaussures car il risquerait de blesser la Terre, ou encore de rester à l’extérieur tant que la pluie n’aura pas cessé de tomber. Il dit que ça ne pouvait être que la voix de Dieu, puisque Lui seul sait ce que les Hommes doivent faire.
Les voix ont disparu depuis l’introduction du traitement antipsychotique, mais il reste très anxieux. Il dit ne plus savoir alors ce qu’il doit faire de sa vie, et se trouve régulièrement confronté à la peur de faire le mauvais choix. Il aimerait recommencer à travailler mais ne sait ni comment s’y prendre, ni ce qu’il souhaite faire.
Regard et propositions de Gaëlle Voisinet
Psychologue clinicienne, sa formation est principalement psychanalytique (avec le concours de Sylvain Davrieux, psychologue stagiaire Master 2 Professionnel en psychologie clinique)
Question 1 : Quels axes utiliseriez-vous pour explorer davantage cette clinique ?
Des entretiens individuels auprès d’un psychologue clinicien permettraient de recueillir davantage d’éléments concernant l’anamnèse. Une exploration affinée des enjeux contextuels de la décompensation psychotique me semble essentielle.
Rechercher avec M. C ce qui, selon lui, a précipité ce « basculement », qui, sous la forme d’une remise en cause professionnelle, convoque de façon plus sous-terraine, des aspects organisationnels intrinsèques à son fonctionnement psychique. En effet, dans le contexte précédant à la décompensation, qu’est ce qui vient se répéter, se remettre en scène, de son histoire personnelle, de façon si violente et effractante sur un plan psychique, pour que cela entraîne un effondrement massif de ses appuis identitaires ainsi que de sa perception du monde ? Pour ce faire, différents axes me paraissent intéressants à explorer.
Le contenu même des expériences hallucinatoires qu’il relate constitue déjà un précieux élément de compréhension du registre dans lequel se situe sa problématique : il nous parle de préoccupations éminemment existentielles. La Terre apparaît dans son discours comme un Objet (au sens psychanalytique) sacré, intouchable, à la fois redoutable de puissance et de fragilité, donc potentiellement extrêmement dangereux. On peut aisément faire l’hypothèse que s’exprime là une réminiscence des enjeux archaïques et pré-langagiers de sa relation au Monde et à l’Objet. On y retrouve l’indifférenciation du sujet fusionné à l’Objet, caractéristique des états psychotiques, accompagnée de l’immanquable angoisse existentielle qui s’y rattache. Les voix, notamment celle de Dieu, constituent alors un support nécessaire qui lui porte secours, le rassure, par son caractère injonctif, le soulageant des doutes et incertitudes qui l’assaillent face à l’immensité d’un Monde vécu comme indifférencié de lui-même.
Il est aussi souhaitable, lorsque le contexte le permet, d’investiguer la dimension transgénérationnelle dans les entretiens. Cela nous permettrait, en l’occurrence, d’identifier les éventuelles transmissions de contenus traumatiques ou plus généralement toxiques (secrets de famille, non-dits, ruptures ou vides dans l’étayage nécessaire au sentiment d’affiliation…), à l’endroit des imagos parentales et des figures conscientes (et inconscientes) des aïeux. On peut d’ailleurs entendre dans les propos de M. C au sujet de son « envie de se rapprocher de la Nature », un besoin d’interroger la dimension des origines (au sens large) de son existence.
La nécessité impérieuse de rester sous la pluie pourrait être d’ailleurs entendue, entre autres, comme une tentative d’accès à la subjectivité :
- soit, comme une renaissance à la vie psychique, cette fois-ci, délestée de toutes les entraves d’un Objet vécu comme aliénant
- soit d’accéder de nouveau à des éprouvés corporels (sentir la pluie tomber sur la peau) permettant, là encore, par l’appropriation de l’expérience, de redessiner les contours d’une enveloppe psychique poreuse.
Question 2 : Entrevoyez-vous quelques axes de prise en charge ?
Parmi les différents axes de prise en charge, l’instauration et l’ajustement du traitement par le médecin psychiatre constitue selon, moi, la priorité. En effet, aucun travail d’élaboration et de mise en sens n’est possible sans un point d’ancrage minimal à la réalité, et donc à l’altérité, et ainsi à la relation thérapeutique. La psychothérapie, aussi pertinente soit-elle, ne pourra donc se mettre en place qu’en articulation avec le suivi médical. Elle constituera, d’ailleurs, selon moi, le second axe de la prise en charge.
L’orientation vers un groupe de psychoéducation en parallèle, pourrait être bénéfique à M. C, en lui offrant la possibilité d’échanger avec d’autres patients concernés par les mêmes problématiques, et de mieux connaître sa maladie. Dans un second temps seulement, l’exploration de ses attentes au sujet du projet professionnel par l’intermédiaire des divers dispositifs existant (par exemple au sein du Service Universitaire de Réhabilitation de l’hôpital du Vinatier à Lyon) serait pertinente. En plus du bénéfice évident de la restauration narcissique, elle lui permettrait de se projeter dans la perspective d’un avenir professionnel adapté à ses difficultés, et surtout en adéquation avec la temporalité propre au processus de reconstruction nécessaire après l’épreuve de la décompensation.
Regard et propositions de Baptiste Gaudelus
Infirmier au SUR CH Le Vinatier, Master sciences cliniques infirmières, DIU thérapies comportementales et cognitives
Question 1 : Quels axes utiliseriez-vous pour explorer davantage cette clinique ?
À la lecture de cette observation, les attentes de M. C semblent centrées sur le recouvrement d’une capacité à prendre des décisions pour son avenir, particulièrement dans le domaine professionnel.
Deux axes paraissent intéressants à explorer plus avant pour comprendre comment cette difficulté s’est construite, puis maintenue :
– La difficulté qu’éprouve M. C à prendre des décisions pourrait résulter de la persistance du syndrome d’influence malgré l’extinction des hallucinations. En effet, s’il est précisé que M. C n’entend plus de voix depuis l’introduction du traitement médicamenteux, nous n’avons pas d’éléments sur l’évolution des croyances mystiques associées à ce phénomène. Au cours de l’épisode psychotique aigu, M. C relevait le sentiment d’être « guidé » par Dieu, qui « lui seul sait ce que les hommes doivent faire »… Une persistance de la conviction d’avoir été – ou d’être encore – au centre des préoccupations divines pourrait expliquer, au moins en partie, l’anxiété importante à l’idée de « faire le mauvais choix » et la difficulté à prendre une décision quant à son projet professionnel.
– Un autre aspect paraît primordial à la lecture de cette observation : la vaste question du sens et des valeurs que M. C attribuait à son travail et à son existence, au moment de la décompensation de l’épisode psychotique aigu.
Il semble en effet que ce questionnement ait précédé l’épisode de crise, et il est possible que ce « décalage » entre la vie réelle et les domaines chargés de sens ou « valeurs » de M. C ait constitué un facteur de stress important, qui a pu favoriser l’émergence de l’épisode psycho- tique aigu. Cette question du sens à donner à sa vie et à son projet professionnel semble encore active, laissant M. C dans un doute qu’il ne parvient pas à résoudre : « Il dit ne plus savoir alors ce qu’il doit faire de sa vie… ».
Néanmoins, ces deux axes ne constituent que les hypothèses d’un (potentiel) thérapeute.
Il sera important, dans un premier temps, d’interroger la conception et la compréhension que M. C a de ses difficultés actuelles et de vérifier qu’elles rencontrent nos hypothèses avant d’engager un travail thérapeutique dans l’une ou l’autre de ces directions.
Cette exploration peut être réalisée au travers d’un entretien d’analyse fonctionnelle. L’objectif de cette démarche est de cibler les situations de la vie quotidienne dans lesquels M. C se trouve le plus en difficulté, et de rechercher avec lui les pensées, les croyances et les émotions qui se déclenchent dans ces situations. Dans le cas présent, il semblerait intéressant de mener cette analyse sur les situations dans lesquelles M. C éprouve une anxiété importante et les situations de prise de décision.
La démarche de l’analyse fonctionnelle devra aussi comprendre un aspect diachronique, qui devrait notamment permettre d’interroger et de mieux comprendre le sens qu’a pu revêtir le travail de M. C au début de sa carrière professionnelle et les éléments ou les évènements qui ont accompagné la perte de sens relatée dans l’observation clinique.
Question 2 : Entrevoyez-vous quelques axes de prise en charge ?
Les axes de prise en charge dépendront nécessairement des informations recueillies lors de l’analyse fonctionnelle. Cependant, dans la mesure où les hypothèses envisagées ci-dessus s’avéreraient pertinentes, plusieurs pistes thérapeutiques peuvent être envisagées.
- Hypothèse de la persistance des convictions délirantes
Une thérapie cognitive individuelle ciblée sur la conviction que Dieu était à l’origine des voix pourrait être intéressante dans la mesure où cette conviction persisterait et serait identifiée comme source d’angoisse.
L’objectif de la thérapie serait d’amener M. C à assouplir cette croyance en acceptant progressivement d’envisager d’autres explications au phénomène hallucinatoire. La procédure thérapeutique démarre par une phase de « normalisation » de l’expérience hallucinatoire, durant laquelle le thérapeute évoque la fréquence de ce type d’expérience, ainsi que les connaissances actuelles sur les mécanismes biologiques et psychologiques à l’origine des hallucinations. Une seconde phase consiste à remettre en question la croyance que les voix étaient d’origine divine en interrogeant systématiquement les preuves qui sous-tendent cette croyance, et en amenant M. C à rechercher des hypothèses alternatives. Le recours à ces hypothèses alternatives est ensuite testé en dehors des séances, dans les situations problématiques, soit dans ce cas les situations de prise de décision et d’anxiété importante. Le vécu du patient, les effets du recours aux explications alternatives sur l’anxiété et la prise de décision sont discutés séance après séance. Le modèle est ainsi affiné de façon collaborative jusqu’à ce que M. C puisse prendre les décisions nécessaires à la reprise du cours de sa vie, avec un niveau de confort émotionnel acceptable pour lui.
Il paraît important de préciser que l’objectif de la thérapie cognitive ne consiste pas à modifier le système de croyance de M. C, mais à réduire le degré de conviction dans sa croyance d’avoir été dirigé par Dieu pour lui permettre de prendre ses propres décisions. Néanmoins le choix d’une thérapie cognitive individuelle implique que M. C soit enclin à remettre en question l’impression que les voix qu’il entendait provenaient de Dieu. Si cela n’était pas le cas, les tentatives du thérapeute risqueraient d’être vécues comme une lutte opposant deux convictions, qui serait non seulement inefficace, mais aussi délétère pour l’alliance thérapeutique.
S’il s’avérait inenvisageable pour M. C de travailler directement sur cette conviction, une approche groupale pourrait être envisagée, au travers d’un groupe d’entraînement métacognitif (ou metacognitive training – MCT, Moritz et Woodward, 2007). Ce programme, se déroule sur 8 à 16 séances thématiques (chaque séance existant dans deux versions, ce qui permet de doubler le programme sans répéter exactement les mêmes exercices). Il présente l’intérêt de centrer le travail thérapeutique sur les processus à l’origine de la formation et du maintien des croyances dysfonctionnelles, sans aborder directement le contenu de ces croyances. Le groupe propose des exercices permettant de prendre conscience de son fonctionnement et de tester des stratégies correctrices pour des processus comme le saut aux conclusions (tendance à se forger des certitudes sur la base d’un nombre insuffisant d’éléments), la difficulté à tenir compte des éléments allant à l’encontre de nos croyances (ou preuves infirmantes), la confiance augmentée dans les erreurs de mémoire, ou encore le style d’attribution causale (types de causes que l’on a tendance à attribuer aux évènements qui se produisent)… Des exercices à domicile, proposés entre les séances, permettent ensuite aux participants de tester ces stratégies dans leur vie quotidienne.
Le dispositif groupal permettrait en outre de confronter M. C aux explications et aux croyances des autres participants sur leur propres expériences hallucinatoires ou délirantes, notamment lors du partage des expériences faites lors des exercices à domicile, ce qui pourrait faciliter dans un second temps une démarche de remise en question de ses propres croyances.
- Hypothèse de la perte de sens attribué au travail
Si cette hypothèse constitue le problème principal pour le patient, une prise en charge par une thérapie d’acceptation et d’engagement (ou Acceptance and Commitment Therapy – ACT) pourrait se montrer très intéressante. Le principe de cette thérapie, issue de la « troisième vague » des thérapies comportementales et cognitives, repose sur 3 piliers : l’identification de son propre système de valeurs par le patient ; l’acceptation des événements internes négatifs (pensées, émotions, sensations physiques, hallucinations…) ; l’engagement concret dans la réalisation d’actions orientées vers les valeurs plutôt que dans des actions destinées à éviter les expériences désagréables, privilégiant ainsi la recherche d’un bénéfice à long terme à celle d’un confort immédiat.
La procédure thérapeutique associe notamment des exercices de méditation en pleine conscience, et l’utilisation de métaphores pour permettre au patient d’appréhender l’expérience présente – notamment lorsqu’elle est désagréable – sous différents angles et lui restituer une liberté de décision entre la recherche d’un soulagement immédiat (évitement d’une expérience désagréable) et une action importante à ses yeux, y compris au prix d’un inconfort sur le moment présent.
Dans le cas de M. C, une thérapie ACT pourrait l’aider à entreprendre la construction d’un nouveau projet professionnel, en identifiant les domaines ou valeurs qu’il souhaite mettre en œuvre au travers de son travail, ainsi que les freins qui l’empêchent actuellement de prendre ses décisions. Il est aussi possible que la thérapie l’aide à intégrer l’épisode de crise dans son histoire personnelle, en lui donnant un sens.
Regard et propositions de Brice Martin
Psychiatre au SUR CH Le Vinatier, Formé à la thérapie systémique, Doctorant en sciences cognitives (université Lyon 1)
Question 1 : Quels axes utiliseriez-vous pour explorer davantage cette clinique ?
Avant toute exploration centrée sur la compréhension de son état, j’essaierai de contribuer à créer un climat de confiance, en reprenant au premier plan son envie d’être aidé à travailler, son angoisse de faire le mauvais choix et en normalisant peut être un peu ces aspects, afin de le faire exister en premier lieu comme une personne. Toujours avec l’idée d’installer l’exploration de ce qu’il se passe dans une rencontre d’humain à humain, je ne le recevrai pas derrière un bureau, avec une blouse blanche, mais dans une pièce que je souhaiterais chaleureuse, propre et soignée, autour d’une table basse, installés dans des fauteuils confortables.
Parmi les axes qui me sembleraient intéressants à explorer, plusieurs points m’apparaissent à questionner. J’en oublie sans doute un grand nombre cependant, à l’image de la complexité de toute situation de souffrance psychique d’origine psychopathologique. Certains points à explorer me semblent également impossible à prédire car ils ne peuvent s’envisager qu’à la lumière du contenu des échanges qui va émerger durant l’entretien. Il est difficile au premier abord de savoir si un seul entretien suffira à explorer ces points, mais il me semble que deux ou trois entretiens d’une heure vont être nécessaires.
Sur un plan très sémiologique, l’exploration d’éléments dépressifs associés à des idées suicidaires m’apparait importante à réaliser, devant l’effondrement narcissique que peut potentiellement induire cette situation, marquée par d’importantes pertes (perte du rôle professionnel, perte de repères identitaires, et probablement d’autres pertes : amis, etc.). Par ailleurs, l’absence d’envahissement massif du champ de conscience par un vécu délirant (et en particulier l’absence d’un automatisme mental avec syndrome d’influence) m’apparaît importante à vérifier. Explorer ses voix, leur contenu, pourrait être intéressant, afin d’envoyer également comme signal au patient que le psychiatre est à l’aise dans l’exploration de tels phénomènes qui semblent avoir beaucoup inquiété le patient.
Afin de mieux préciser la clinique (évocatrice d’une entrée dans un processus schizophrénique) et permettre par la même occasion une mise en mot de son expérience (dont on sait qu’elle constitue un facteur de rétablissement important), j’explorerai davantage la présence de troubles du soi minimal de ce jeune patient, en m’appuyant notamment sur des techniques d’entretien phénoménologiques comme celles proposées par Josef Parnas et Pierre Bovet, basées sur l’utilisation de comparaisons pour explorer l’expérience psychotique. En effet, des expressions comme « sentiment de m’être perdu », « de ne plus être vraiment moi- même », peuvent peut-être signer des antécédents voire, probablement, la persistance a minima de troubles de la conscience de soi basique (trouble de l’auto-assignation de son expérience/existence de processus de dé-subjectivation) dont l’exploration ne peut se faire sans l’utilisation de comparaisons ou métaphores, étant donné qu’elles touchent à un domaine habituellement implicite de notre expérience (nous n’avons pas besoin de nous dire explicitement que notre propre expérience est la nôtre pour le savoir).
Afin de prendre en considération le fait que toute observation n’est pas neutre et dépasser en partie le paradoxe auto-référentiel de la description clinique, je prendrai également un temps de l’entretien pour explorer la clinique en fonction de mes « résonances ». Que ressent le thérapeute en présence de ce patient ? Un vécu de « pression », « d’abandon », « une angoisse à devoir se positionner et dire à ce patient que faire », etc. ? Outre l’intégration d’un certain niveau d’émotion dans l’entretien, la prise en compte de cet élément peut permettre d’entrer dans de nouveaux éléments de compréhension importante, dont la non-prise en compte pourrait conduire à des séquences de répétition liées à la protection des « cartes ou constructions du monde » à la fois du thérapeute et du patient, pour reprendre un terme d’Elkaïm. Il est cependant très important de vérifier auprès du patient leur pertinence, au risque de travailler avec de simples projections. Un indice parmi d’autres réside dans le fait que, si la résonance fait sens pour le patient, alors l’affiliation s’en trouve grandement améliorée.
Afin de prendre en considération également le rôle du contexte de ce jeune homme, dont on connait l’importance en termes de pronostic, je le questionnerai :
– D’une part sur sa famille en lien et sans lien avec les résonances. Comment est-ce que sa famille a réagi à tout cela ? Quelles sont les relations entre les différents membres de la famille ? Une technique d’exploration des enjeux systémiques pourrait être l’utilisation de la « technique de la baguette magique », en demandant au patient, « si je vous donnais une baguette magique et qu’on se revoyait dans un mois, racontez-moi ce que vous me diriez », en ouvrant progressivement sur les effets de ces changements sur les relations familiales afin de commencer à saisir une éventuelle fonction de ses symptômes. Par ailleurs, une rencontre avec la famille m’apparaît incontournable.
– D’autre part sur le contexte de sa décompensation (travail). Quelle était l’organisation concrète de son poste de travail ? Il n’est pas exclu que ses conditions de travail aient pu contribuer à sa décompensation, de par les effets sur la subjectivité du contexte de travail, bien décrits par exemple par Christophe Dejours.
Afin d’offrir un axe d’exploration plus fonctionnel, susceptible d’ouvrir là encore sur certaines stratégies thérapeutiques, j’explorerai l’existence de plaintes cognitives (qu’elles soient neurocognitive comme des difficultés de concentration, de mémorisation, ou évocatrices de troubles de la cognition sociale). L’existence de telles plaintes pourrait conditionner la réalisation d’un bilan neuro-psychologique.
Son vécu du traitement antipsychotique m’apparaîtrait également important à explorer (en particulier l’existence d’effets secondaires au traitement).
Enfin, tout en essayant de rester autant que faire se peut sincère et authentique, un temps réservé à l’exploration des ressources et compétences du patient m’apparaîtrait important (loisir, passions, réussites scolaires pro, prise en considération des symptômes comme la moins pire des solutions trouvées, etc.). L’exploration de sa « médecine personnelle » m’apparaîtrait également importante au niveau de ce volet, afin que la structure et le contenu des soins ultérieurement proposés ne viennent pas trop entraver ses propres stratégies et solutions déjà à l’œuvre.
Enfin, je m’appuierai sans doute sur les réflexions des deux collègues qui font le même exercice que moi sur cette situation clinique pour guider mon entretien d’une façon un peu nouvelle !
Question 2 : Entrevoyez-vous quelques axes de prise en charge ?
Les axes de la prise en charge seront pour moi conditionnées en grande partie (mais pas uniquement) par la demande du patient. Sur quoi souhaite-t-il être aidé ? Si son souhait consiste à être aidé et accompagné à retravailler, quels sont les obstacles qui le conduisent à venir voir un médecin pour faire cette demande ? La peur des effets du travail ? La peur d’être stigmatisé ? Le constat que l’existence de troubles cognitifs émergents pourrait être trop handicapante ? La nécessité de faire un choix ? Un manque d’aisance relationnelle ? L’inquiétude de devoir prendre un traitement à vie ? Etc.
Parmi les axes qui pourraient s’avérer selon moi intéressant pourraient figurer :
- Des espaces de mise en mot et en sens de son expérience d’allure psychotique, afin de limiter le risque de construction délirante et le rassurer quant à la possibilité d’échanger sur ce type d’expérience. Selon ce qui semble le plus confortable pour lui, peut-être serait-il intéressant d’envisager :
- Un espace d’échange individuel régulier, avec le psychiatre, un infirmier, un psychologue.
- Des groupes d’échange sur le traitement, les symptômes de la maladie, la possibilité de se rétablir (groupe psycho-éducatif). Il me semblerait important, afin de limiter un modeling source d’une vision pessimiste de soi qui pourrait être la conséquence de son inclusion dans un groupe de personne encore très touchées par la maladie, que ce type de groupe soit régulièrement co-animé par un soignant et un patient (ou ex-patient) rétabli.
- Quelques lectures, s’il aime lire, de témoignages de patients.
- La rencontre avec un pair aidant.
- La question de la connaissance délirante m’apparait, potentiellement, un axe important, afin de limiter les jeux de construction délirante, en lien avec Dieu.
- Des espaces thérapeutiques comme les groupes d’entraînement métacognitif (type MCT) pourraient être intéressant à proposer, notamment dans les premières étapes du soin afin de l’aider en prendre conscience de la relativité de nos constructions du monde.
- En fonction de la dynamique familiale et des demandes de la famille, une prise en charge familiale m’apparaîtrait intéressante à discuter, qu’elle soit psycho-éducative (comme les groupes de McFarlane) ou systémique (thérapie avec la famille ou groupe multifamilial).
En fonction du maintien d’un état clinique satisfaisant, un étayage autour de la construction du projet professionnel m’apparaitrait intéressant à mettre en place. Il s’agit là d’un point important. Une vigilance sera à avoir sur son nouveau contexte de travail et quelque chose devra lui être dit de cela, afin de limiter une conceptualisation de ses troubles purement individuelle, ce qui pourrait soulager en partie le patient.
Si les problématiques existentielles commencent à prendre un part importante à ses plaintes (« quels choix dois-je faire ? », etc.), et à la condition d’une stabilité clinique suffisante, un espace de travail psychothérapeutique psycho-dynamique, TCCiste ou existentiel m’apparaîtrait important à discuter.
En fonction des résultats du bilan neuro-cognitif et de cognition sociale, les stratégies de remédiation cognitive pourraient se discuter, à la condition qu’il dispose d’un terrain d’application des stratégies travaillées en séance et éventuellement en lien avec un travail très concret sur le quotidien éventuellement assuré et en cas de besoin, avec un ergothérapeute.
Enfin, là encore, je m’appuierai sans doute sur les remarques des autres collègues qui font le même exercice que moi, afin de proposer des choses que je n’ai pas forcément l’habitude de proposer.
Il va de soi que tous ces axes thérapeutiques ne peuvent être proposés en même temps, au risque de surcharger, sur le plan psychique, ce patient. La structuration de la prise en charge sera donc fonction, selon moi, à la fois des demandes du patient mais, également, du point de vue clinique du psychiatre et de son équipe, sur les apprentissages prioritaires à développer (de façon intuitive, j’entrevois, comme première étape, la question de la mise en mot et en sens de ce qu’il a vécu ainsi que l’étayage familial par l’équipe de soin et de l’équipe de soin par la famille, cette complémentarité seule limitant les risques de compétition avec la famille et, donc, de disqualification mutuelle).
Synthèse par Mathias Winter
Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Lyon (section philosophie), Interne en psychiatrie
Trois versions de la restauration psychique
Ces trois exposés nous offrent une représentation très claire de la vision de chaque clinicien et du travail thérapeutique qui pourrait découler des différentes approches. Je m’attacherai ici à dégager en quoi leur confrontation permet d’avancer dans la compréhension de la clinique du patient.
Il est tout d’abord remarquable que, devant ce cas de primo-décompensation psychotique présenté comme stabilisé après une hospitalisation plutôt longue, aucun des praticiens ne considère le processus pathologique terminé. Par-delà la plainte même du patient, B. Gaudelus et B. Martin envisagent ainsi sérieusement la possible persistance d’une activité délirante. G. Voisinet, si elle n’évoque pas directement cette hypothèse, n’en insiste pas moins sur la « temporalité », implicitement longue, du processus de reconstruction psychique. De plus, un consensus semble exister quant à la fonction du traitement médicamenteux, qui se limite au contrôle symptomatique des manifestations hallucinatoires, voire au maintien d’un ancrage minimal du patient dans la réalité, mais ne saurait assurer à lui seul une amélioration clinique suffisante.
Les trois cliniciens s’accordent également sur la compréhension générale du cas exposé. Chacun manifeste, à sa façon, une sensibilité particulière au vécu d’anéantissement subjectif du patient, comme en témoigne le recours aux expressions d’« effondrement massif [des] appuis identitaires », d’« effondrement narcissique », de « perte de sens » ou encore de « basculement ». Présent dès les prodromes, comme « questionnement » et « remise en cause », l’effondrement se traduit, au cœur de la crise, par l’angoisse massive et les « préoccupations éminemment existentielles » que révèle le délire. Loin de se résoudre avec la fin de l’épisode aigu, cet effondrement psychique se manifeste enfin sous la forme du doute envahissant et de l’incapacité persistante à prendre des décisions. Il constitue, pour les trois praticiens, le phénomène central et l’enjeu véritable de ce récit de cas, aussi bien que de sa thérapeutique ultérieure. Les points de vue divergent toutefois quant à la manière dont la symptomatologie délirante et hallucinatoire s’y articule. Seule la psychologue d’orientation psychanalytique propose une interprétation des contenus du délire, en tant qu’ils recèleraient un sens susceptible d’éclairer les processus psychiques à l’œuvre chez le patient. Dans cette approche moins explicative que compréhensive, la symptomatologie positive apparaît comme une réponse à l’angoisse, une tentative (ratée) « d’accès à la subjectivité », de « renaissance à la vie psychique ». Une telle compréhension psycho-dynamique des symptômes n’est pas entièrement écartée dans les commentaires du psychiatre, qui suggère qu’il puisse s’agir de « la moins pire des solutions trouvées » par le patient, mais elle est à l’opposé de la lecture proposée par le psychothérapeute cognitiviste, pour lequel la conviction délirante constitue une « source » d’angoisse plutôt qu’une réaction à celle-ci.
Vérité fondamentale de la psychose, l’effondrement de la subjectivité en commande également l’abord thérapeutique. De façon générale domine l’idée que la thérapie doit notamment permettre la « mise en mot » ou « mise en sens » de l’expérience pathologique. Les thérapeutes nous proposent cependant trois versions différentes de la « restauration » psychique.
- Voisinet envisage cette restauration sous l’angle d’un travail d’élucidation des dimensions de l’histoire personnelle et familiale du patient en jeu dans sa dynamique subjective, essentiellement inconsciente, manifestée par la crise psychotique. La thérapie cognitivo-comportementale proposée par B. Gaudelus pour répondre à la « perte du sens attribué au travail » vise, elle, à développer les possibilités d’engagement du patient dans des actions positives, « en adéquation avec ses valeurs ». Cette thérapie prend appui sur les « forces » du patient, autrement dit sur les dimensions préservées de son pouvoir d’agir. Enfin, l’approche très intégrative de B. Martin met l’accent sur la réalité du contexte de vie du patient – contexte familial et professionnel notamment.
Cela revient en fait à porter attention aux différents aspects de son réseau de relations inter- subjectives, qui constituent des déterminants majeurs de sa capacité à se rétablir. La relation thérapeutique en elle-même se voit investie d’une fonction essentielle : elle constitue le levier principal de l’entreprise de restauration subjective du patient, et doit faire à ce titre l’objet de tous les efforts du thérapeute. Mais en dépit de ces variations techniques, l’objectif reste le même : réappropriation de l’histoire, engagement dans l’action, ou investissement de la rencontre sont autant de perches tendues au patient pour l’aider à sortir de son marasme.
Conclusion
L’ensemble de ces observations et propositions cliniques rend bien compte selon nous de la subjectivité, propre à la rencontre humaine, dans le domaine du soin psychiatrique. Il semblerait que c’est de cette subjectivité, et donc de cette diversité, que peut advenir une créativité apte à soutenir le processus de rétablissement des usagers que l’on rencontre.
Ainsi nous considérons ici les diverses approches théoriques comme autant d’opportunités de mise en sens différentes, et nous intéressons avant tout à leurs effets pragmatiques. La pluralité de ces approches et propositions de soin apparaît comme essentielle au maintien d’une psychiatrie non normative, respectueuse de l’Autre, de ses valeurs, et de son propre devenir.
LIENS D’INTÉRÊT
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Bibliographie
Moritz, S., Woodward, T.S. (2007). Metacognitive training in schizophrenia: From basic research to knowledge translation and inter- Current Opinion in Psychiatry, 20, 619-625.