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Marcher dans l’inclusion du monde

David Le Breton - Professeur de sociologie – Université de Strasbourg

Année de publication : 2022

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SANTE MENTALE, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°82 – Vivre la nature (janvier 2022)

Pour nombre de sociétés, l’idée de « paysage », au sens esthétique du terme, de « nature », d’« environnement », et donc de « séparation », n’a guère de sens. L’humain est enchevêtré à son univers à travers une trame de correspondances symboliques où nulle frontière ne les distingue, par exemple, des plantes, des animaux, des sources, des rivières, des lacs… Certes, chaque élément de l’ensemble possède une vie propre et un statut, mais sans frontière ontologique les distinguant radicalement les uns et les autres. Pour les Grecs de l’Antiquité, le monde, le divin et l’humain s’enchevêtrent dans un même univers où tout est relié. La nature est vivante, peuplée de dieux multiples. La mythologie pointe de nombreuses métamorphoses d’humains ou de dieux en animaux, par exemple.
L’environnement est d’abord une sensibilité, il se donne à travers le prisme des significations et des valeurs que chacun y projette. Si les uns le ressentent dans tout leur corps, grâce à leurs sens en éveil, d’autres le traversent sans lui prêter attention, les yeux braqués sur leur téléphone portable dans une prosternation sans fin. Pour nos sociétés, la nature, les arbres, les animaux, les collines, les montagnes, les lacs, la mer sont ontologiquement autres, transformés éventuellement en source de beauté. Cette séparation est une conséquence de l’exploitation d’un monde transformé en pure ressource, réduit à une fonction utilitaire, sans au-delà, sans transcendance, dans le prolongement du mot d’ordre de René Descartes : se « rendre maître et possesseur de la nature ». Nous ne prêtons guère d’attention à l’environnement, sinon quand il nous incommode par la pluie ou la chaleur, surtout dans les villes où le ciel, la nuit, les étoiles sont effacés par les lumières artificielles et où la terre, les arbres sont tout juste les éléments d’un décor. Le temps de l’immersion, de la participation physique à l’environnement est devenu un fait d’exception que retrouvent justement les marcheurs, les yeux levés sur les lieux traversés.
L’éthique de la marche sollicite une attention au monde. Le paysage du marcheur n’est pas un point de vue découpé dans l’espace, une entité esthétique ; il est l’environnement en son entier avec le ciel et la lumière qui l’accompagnent dans l’unité d’un moment, une certaine qualité de l’air, une tonalité particulière parmi les innombrables nuances qui séparent la chaleur du froid. C’est une enveloppe sensorielle que le point de vue n’épuise pas, car elle sollicite aussi les odeurs, les sons, le silence, le goût quand le chemin prodigue des myrtilles, des fraises, des framboises sauvages… le toucher quand le marcheur ramasse une pierre pour la poser sur un cairn, palpe une feuille ou l’écorce d’un arbre, plonge sa main dans une source ou se baigne dans un lac qui surgit opportunément après des heures de progression. Le marcheur habite le chemin, il n’est pas dans la fonctionnalité du déplacement, mais dans le bonheur de la déambulation. L’ensemble des sens imprègne la relation à un environnement qui ne s’inscrit pas dans la séparation, mais dans l’inclusion. Certains lieux deviennent des épiphanies, car ils sont perçus comme une nécessité intérieure pour la femme et l’homme qui les traversent.
Pour les marcheurs, les lieux sont une expérience. Ils échappent à l’abstraction de la géographie, car ils sont incarnés et désormais associés à des souvenirs. La carte est dans le corps, les sensations, les émotions du moment. On s’approprie un paysage par cette lenteur, cette attention de tous les instants, cette fringale de découverte… La marche est inductrice d’une transformation intérieure. Cheminer des heures à son rythme en progressant seulement avec ses ressources propres, son souffle, ses jambes et la continuité d’un effort à sa mesure induit un état de résonnance, un sentiment d’alliance au monde. La sensorialité s’aiguise au fil du parcours. Le marcheur qui accède à un paysage après des heures d’effort est déjà dans une attitude de réception, il confond son corps à l’espace de manière intense, ses sens sont mobilisés avec acuité. Le touriste qui arrête sa voiture au bord de la route pour admirer un panorama ressemble plutôt à un téléspectateur qui regarde le défilement des paysages derrière un écran, même s’il vit un arrêt sur image. Il ne ressent pas le paysage par son corps, mais à distance. Il se confond à un point de vue, amputé des autres sens. Dans un environnement urbain où voitures, transports en commun, vélos, trottinettes électriques se côtoient, le citadin est souvent attentif à sa sécurité et à son portable, à moins qu’il ne découvre une ville inconnue et la parcoure en flâneur baudelairien.
Le marcheur n’est plus devant le paysage, il est dedans, immergé en lui, il est au monde. Il cesse d’être le spectateur pour en devenir l’acteur. Il n’est plus dans la séparation de la nature inhérente à l’histoire de nos sociétés, à l’image de la formulation de René Descartes qui indique un programme dont nous ne sommes jamais sortis. Les lacs, les torrents, les rivières, les collines, les rochers sont pour les marcheurs des sortes d’incise du sacré dans le parcours. Ce sont des moments où s’instaure une chorégraphie des lieux et des sens, un enchevêtrement de la vue et du silence, des odeurs et d’une impression tactile, le vent sur la peau.

À lire…

David Le Breton est notamment l’auteur des ouvrages : Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur (Métailié), Marcher. Éloge des chemins et de la lenteur (Métailié), En roue libre. Anthropologie sentimentale du vélo (Terre urbaine), Anthropologie des émotions. Être affectivement au monde (Payot).

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