En 1980, Joan Wallach Scott aborde le genre comme l’un des éléments qui permettent de signifier les rapports de pouvoir : « le genre est un élément constitutif des relations sociales, fondé sur les différences perçues entre les sexes, et le genre est une façon première de signifier le rapport des pouvoirs1. »
En ce sens, on peut entendre les études de genre (dans ce qu’elles rassemblent des interrogations et revendications portées par les luttes féministes et LGBTQIA+OC2) comme des éléments sociologiques, statistiques, théoriques, culturels qui nous permettent, en tant que psychologues et psychothérapeutes, de penser à la fois les processus subjectifs de nos patient·e·s3, mais aussi de réinterroger, modeler la place que l’on occupe en tant que thérapeute.
Petit détour par la clinique
Afin d’identifier des processus psychiques impensés de la clinique quant à ces questions, nous proposons de nous appuyer sur des paroles recueillies au cours de psychothérapies, ainsi que nos mouvements internes et nos observations.
Youssef précise à la personne qui l’a reçu en accueil : « Je souhaiterais un·e psychologue racisé·e, quelqu’un qui puisse comprendre le racisme et qui soit déconstruit sur ces questions. » En tant que psychologue homme blanc je me demande alors si je suis la bonne personne et comment ne pas (ré)instaurer dans la psychothérapie les logiques de domination qui le font souffrir à l’extérieur.
Axel « ne fait pas de différence », ce qu’il précisera après s’être affirmé comme hétérosexuel, ajoutant que relationner avec un homme lui est déjà arrivé et que cela ne lui poserait pas de problème. Je me dis qu’en effet je ne vois pas pourquoi cela devrait poser un problème.
Clara, elle, aime les jeux vidéos où il faut se créer un personnage : « Naturellement dès le début j’ai choisi un personnage masculin, je ne sais pas pourquoi », « On me genre au masculin et là je me sens bien. »
Nous sommes souvent convoqué·e·s à une place d’assignation, de sachant·e·s. Souvent, des questions fusent, chargées d’émotions : « Est-ce que cela veut dire que je suis trans ? », « Je suis perdu·e, qui suis-je ? Un homme ? Une femme ? Suis-je hétérosexuel·le ? Gay ? Lesbienne ? Bi ? Non-binaire ? », « Pourquoi faut-il choisir ? Pourquoi je ne peux pas être comme je veux ? », « Une femme est forcément très féminine, sinon ce n’est pas femme non ? », « C’est quoi être un homme ? », « Mon partenaire ne relationne qu’avec des personnes racisées, est-ce qu’il y a un rapport d’exotisme ? »
Inlassablement, je réponds que je ne sais pas et que je ne suis pas certain que l’on puisse répondre d’une seule voix à ces questions, que seule la personne concernée pourra dire qui iel est, le thérapeute n’étant là que pour guider le travail. Ces rencontres nous confrontent forcément à notre propre parcours identitaire.
Nous observons des signes cliniques récurrents : isolement social, épisodes dépressifs, sentiment de honte, anxiété sociale, idées noires… Si nous tendons l’oreille, nous pouvons également identifier tantôt l’introjection, tantôt l’internalisation des dichotomies genrées, les assignations binaires, les expressions et les expériences de genre de notre société cis-hétéro-normative et coloniale. Nous sommes alors confronté·e·s à notre propre travail de déconstruction qui n’est jamais achevé, à l’instar de notre travail personnel.
Construction et déconstruction de la position de thérapeute
La prise en compte du genre amène ainsi une grille de lecture particulière dans notre compréhension des vécus des patient·e·s, de l’origine et l’expression de leur souffrance, mais nous amène surtout, et peut-être plus que tout autre processus, à sans cesse interroger et modeler nos postures de clinicien·n·e.
En effet, considérer le genre comme un levier de mise en place de relations de pouvoirs, c’est nous inviter à venir sans arrêt interroger notre place dans la relation que nous allons tisser avec nos patient·e·s et se dire : « D’où est-ce que je parle ? » Notre discours n’aura pas la même portée, en tant que psychologue femme cisgenre blanche valide, si on l’adresse à une personne racisée, perçue comme non blanche, trans, porteuse de handicap. Nous portons de l’attention aux différentes discriminations qui peuvent se superposer et nous nous délogeons de notre position de sachant·e, mais aussi de la supposée « neutralité bienveillante ». Nous ne saurions être neutres et, au contraire, nous prenons en compte cette distinction socio-subjective dans nos accompagnements, en nous écartant du présupposé, confortable mais pourtant délétère, d’une « universalité » de l’accueil que l’on peut proposer en tant que thérapeute4.
Cela induit également de réinterroger les corpus théoriques, sociaux dont nous héritons et qui nous aident à travailler avec les personnes que nous accompagnons. Nous avons à nous défaire de la binarité dans laquelle ils se sont inscrits et qui pourrait biaiser notre écoute.
Enfin, en tant que clinicien·n·e LGBTQIA+OC, nous avons une attention toute particulière à préserver le plus possible les personnes que nous accueillons des mécanismes d’oppression, ou de discrimination. La prise en compte de ces mécanismes de domination, à l’œuvre dans notre société, est une partie inhérente de notre cadre de travail et ainsi du contrat thérapeutique que nous allons établir avec la personne. Nous remarquons que cette prise en compte du genre comme facteur déterminant des relations intersubjectives est contenante, rassurante, structurante chez des personnes qui sont plus souvent confrontées à de la dénégation, du déni, de la pathologisation de leur vécu ou de la nette remise en question de ces phénomènes. La prise en compte et la validation de ce paradigme comme prérequis à l’appréhension du sujet (et du/de la clinicien·ne) permet à la fois de favoriser l’alliance thérapeutique et également d’axer l’écoute sur les vécus intersubjectifs de la personne, sans que celle-ci ait à nous convaincre (ce qui est une expérience souvent vécue chez les patient·e·s en interaction avec les professionnel·le·s de santé) de l’existence de ces mécanismes, ou à vivre une nouvelle violence.
Les processus spécifiques mobilisés
Cette posture clinique critique et éthique, aux inspirations foucaldiennes, permet l’observation fine de certains processus à l’œuvre au cours de tout travail de psychothérapie. Les patient·e·s amènent en séance la façon dont, alors qu’ils étaient enfants, iels ont été socialisé·e·s comme fille ou comme garçon, leurs difficultés à se ressentir au regard de leur identité de genre, leur orientation sexuelle, l’impact de leurs origines, de leur classe sociale… Ainsi, dans le colloque singulier avec les patient·e·s, ces composantes identitaires se révèlent intimement intriquées dans leurs dimensions subjectives et politico-sociologiques. Nous avons à manœuvrer avec cette complexité et les questions éthiques, sociétales, culturelles, religieuses qu’elles peuvent susciter dans nos mouvements contre-transférentiels. La psychothérapie telle que nous la concevons invite à interroger la norme afin que se déploie et se construise la subjectivité au regard de ces composantes identitaires. Ce sont les processus d’exploration, d’identification et d’autodétermination qui doivent être soutenus afin de répondre à la demande et au besoin identitaire du sujet. L’exploration identitaire invite à engager sur le plan intrapsychique le travail de déconstruction des représentations qui se fait sur le plan social. Ce processus en induit d’autres, comme celui de la désidentification, de la débinarisation afin de se déprendre des places, des rapports de pouvoir ou du genre indûment assignés. Parfois, il s’agira du temps dont le sujet aura besoin pour sortir de la cage de la différenciation sexuelle5. Accompagner ce travail demande au/à la thérapeute d’être suffisamment malléable et de faire exister en séance la diversité sociale des identités de genre chez l’humain pour favoriser les processus d’acceptation et d’identification. Ce travail thérapeutique est alors pavé d’incertitude, de non-évidence et d’étrangeté. L’enjeu de cette déconstruction est de permettre au sujet de s’affirmer, de s’autodéterminer tel·le qu’iel le souhaite, à être des créatif·ve·s de genre6 ou de rapports sociaux. C’est le processus d’autodétermination qui nous apparaît fondamental et qui permet au sujet de soutenir son désir, d’assumer, d’affirmer sereinement qui iel est.
Dans cette perspective, le processus thérapeutique nous apparaît toujours comme un croisement entre l’intime et le politique que les gender studies nous aident à penser. Ce travail d’imbrication, de modelage, d’influence du social et du culturel sur le sujet, sa déconstruction et son apaisement vis-à-vis de ces injonctions, est toujours un axe thérapeutique à part entière.
L’accueil des personnes LGBTQIA+OC et la clinique communautaire telle que nous les concevons dans une posture contestataire apportent à notre pratique un regard et une écoute singulière sur les questions de genre et de rapports sociaux qui émergent dans tout travail de psychothérapie. Si l’épaisseur de cette question est saillante et bruyante auprès de notre public spécifique, elle est à l’état de bruissement auprès de la population générale et c’est au/à la clinicien·ne d’y être attentif·ve, de tendre une oreille déconstruite et engagée.
Notes de bas de page
1 Scott, J. W. (1988).Genre : une catégorie utile d’analyse historique (traduit par
É. Varikas). Les cahiers du GRIF, 37-38, 141.
2 Lesbienne, gay, bisexuel·le, trans, queer et intersexe et asexuel·le ou aromantique of colour, dans la conception de Sam Bourcier : Bourcier, S. (2019). Homo inc.orporated. Le triangle et la licorne (qui pète). Éditions Cambourakis.
3 Les personnes citées ont été anonymisées.
4 Ayouch, T. (2019). La psychanalyse est le contraire de l’exclusion. Libération.
5 Preciado, P. B. (2021). Je suis un monstre qui vous parle. Grasset.
6 Susset F. et Rabiau, M. (2021). Le soutien thérapeutique aux enfants créatifs dans leur genre, trans et non binaires. Dans D. Medico et A. Pullen Sansfaçon, Jeunes trans et non binaires (p. 267-286). Les éditions du remue-ménage.