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La place de la fratrie dans l’exil adolescent

Sydney Gaultier - Docteur en psychologie clinique et pathologie

Année de publication : 2023

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SANTE MENTALE, Psychologie, PUBLIC MIGRANT, Demandeurs d'asile, Réfugiés, PUBLIC PRECAIRE

Télécharger l'article en PDFRhizome n°86 – Prendre soin des fratries (juillet 2023)

Pour faire fratrie, il faut en commun un ou des parents, géniteurs ou adoptifs, qui per- mettent à des enfants de se ressentir comme appartenant à une même fratrie. Ce prérequis doit être renforcé par le partage d’une histoire commune, de legs, d’attentes et de projections qui façonnent les attachements et les destins de chaque membre. Dans l’exil adolescent, comment comprendre la place de la fratrie lorsque les parents sont absents et que, fréquemment, les frères et sœurs sont restés auprès d’eux ou sont dispersés entre plusieurs pays, et que l’adolescent se retrouve seul ? La clinique de l’isolement peut être une bonne entrée pour s’interroger sur la fratrie et sa place dans la vie psychique de ces adolescents. Nous sommes habitués à considérer la clinique des mineurs exilés comme une clinique psychosociale constamment parasitée par l’insécurité (informationnelle, administrative, sociale, interculturelle…). Pour autant, c’est aussi une clinique des objets séparés, perdus, introjectés, ou encore le « trouver-créer » de nouvelles affiliations. Cette situation se révèle un laboratoire clinique d’exception puisque l’éloignement des parents – que ne comblent pas les moyens de communication modernes – nous conduit à travailler directement sur des matériaux familiaux psychisés, des figures d’attachement introjectées qui, par définition, s’écartent peu ou prou des figures réelles qui vivent en dehors et indépendamment du sujet. Nous partirons de cette question clinique pour explorer deux aspects de la relation de l’adolescent exilé – appelé aussi « mineur non accompagné » – à sa fratrie.

L’ambivalence triangulée

Notre histoire culturelle récente est celle de la transformation de la famille patriarcale en famille contemporaine. Les évolutions culturelles des dernières décennies, avec un tournant dans les années 1960 au travers de la révolte contre les figures d’autorité, ont reconfiguré les relations familiales mais aussi l’identité socioculturelle de ce que l’on nomme « la jeunesse ». En Europe et en Amérique du Nord, la critique des parents et de leur autorité est devenue une étape développementale attendue à l’adolescence, alors que dans de nombreuses cultures, cette conflictualité reste hautement transgressive. Lorsque aucune norme culturelle n’autorise l’expression du conflit, nous constatons que l’interdit qui pèse peut annuler jusqu’à la représentation de l’ambivalence à l’égard des parents. C’est davantage auprès d’adolescents ayant migré en famille et engagés dans un processus acculturatif que se jouera une tension franche entre filiation et affiliations, et que les parents pourront être à la fois craints et critiqués. Lorsque l’adolescent exilé se retrouve séparé de sa famille, la conflictualité, qui est une source de réaménagements psychiques, est soumise autant à un interdit culturel que suspendue et freinée par des mouvements de manques, d’angoisses et de culpabilité. Comment dire l’ambivalence à l’égard de parents lorsqu’ils se sont endettés pour permettre le voyage, qu’eux-mêmes sont restés dans un environnement instable où le malheur est coutumier et le risque permanent ?

C’est dans ce contexte que la fratrie nous apparaît comme un « personnage » de contraste1. Alors que l’ambivalence à l’égard des parents cherche à s’exprimer, elle est entravée par un interdit culturel et un contexte de séparation qui en détournent la charge vers un proche substitut. En psychothérapie, nous constatons que les parents centralisent tout le dis- cours du manque alors que la fratrie est souvent à peine mentionnée et semble ne tenir qu’une place de figurant. Dans l’histoire relationnelle du sujet en exil, les parents sont nécessaires, alors que la fratrie est contingente. La réciproque ne s’applique peut-être pas à l’enfant migrant qui peut se vivre dans un registre non « essentiel » pour ses parents, d’autres enfants restant à leurs côtés, et lui-même étant appelé à d’autres responsabilités. Le récit de la relation avec les parents exprime les aménagements défensifs d’une idéalisation de cette relation, l’enfant séparé s’imaginant central dans un scénario réparateur où l’ambivalence se déplace sur la fratrie. Dans cet ordre d’idées, les autres enfants restés auprès des parents manifestent chacun un empêchement ou un « manque » pour les soutenir : trop jeune, déjà marié, handicapé… La fratrie triangule la relation aux parents et en détourne l’ambivalence qui leur était destinée.

La distribution de « parts » de responsabilité

Depuis plusieurs années, nous travaillons auprès de jeunes Afghans pour lesquels l’exil a une fonction attribuée à l’enfant par sa famille. La place du jeune dans la fratrie, sa « disponibilité » au départ, les qualités requises pour entreprendre le parcours migratoire et s’intégrer en Europe concourent à le désigner. Pour autant, cette figure « élective » est en vérité beaucoup plus ambiguë qu’elle n’y paraît. Avec mon collègue infirmier, nous rencontrons pour la quatrième fois Hussain. Il nous partage son vœu d’aller à l’université pour faire des études de médecine. En même temps, il sait que depuis la disparition de son père, c’est lui qui est appelé à devenir le pilier de la famille. Il se résigne à rentrer en apprentissage pour subvenir au plus vite aux besoins des siens et pour financer les études de ses frères. Le plus jeune est décrit comme un « petit génie ». Hussain dira que, dans une famille, un des enfants doit toujours se sacrifier pour les autres. Il a entendu récemment une devise : « Un pour tous, tous pour un. » Dans la situation d’Hussain, nous comprenons « qu’un » doit se sacrifier pour tous, mais comment imaginer la réciproque du groupe, lorsqu’« un » est seul et éloigné de tous ?

Alors que nous pensions l’enfant désigné par sa famille comme l’élu, Hussain, avec résignation nous dit qu’il est en vérité l’enfant sacrifié. Cette courte vignette illustre la responsabilité de l’élu-sacrifié qui se retrouve exilé de sa famille pour les soutenir. L’exil adolescent avec ses loyautés et solidarités invisibles nous conduit aussi à illustrer un autre scénario ambigu au sein de la fratrie : la distribution de « parts » de responsabilité à l’égard des parents.

La préoccupation à l’égard des parents conduit au sein des fratries à des implications différentes. Comment certains vont se porter plus garants pour leurs parents et davantage subvenir à leurs besoins ? Il nous arrive d’écouter ces comptabilités familiales : « J’envoie de l’argent à ma mère avec mon baby-sitting, ma sœur aînée qui est mariée en Australie lui envoie aussi de l’argent mais en secret, car son mari doit aussi aider sa famille, etc. » Nous savons comment des histoires d’héritages viennent altérer des fratries et les diviser, mais nous considérons plus rarement comment des responsabilités à l’égard des parents peuvent aussi les diviser. Au sein de la famille, les rôles de chacun et les charges afférentes sont culturellement distribués autour des parents comme un centre de gravité. Dans ces comptabilités, nous percevons très peu de transactions affectives mais une prescription culturellement codifiée – pondérée par la différence des sexes et le rang dans la fratrie – qui se retourne en reproches lorsque le devoir à l’égard de la parentèle n’est pas respecté. La question du sacrifice, porté par un ou réparti entre plusieurs, et ses conséquences sur les liens fraternels est le deuxième aspect que nous souhaitions évoquer.

Conclusion

Il existe de nombreux scénarios cliniques impliquant la fratrie en exil. Nous pensons à ces deux sœurs encore mineures dont la plus grande a totalement assumé les fonctions parentales jusqu’à éclipser la nécessité des parents eux-mêmes, ou encore aux situations tragiques où une fratrie est séparée durant le parcours, au passage d’une frontière, dans le chaos et la dispersion et que seul le silence, au terme de plusieurs années, arrive à convaincre du décès de l’autre. Les deux aspects explorés dans cette contribution n’épuisent pas les situations rencontrées mais nous rappellent quelques principes :

  • on ne peut penser la fratrie sans les parents,
  • on ne peut penser l’adolescence sans l’ambivalence à l’égard des parents,
  • on ne peut penser l’ambivalence adolescente à l’égard des parents en dehors de la culture et du contexte.

Partons de l’idée que tout se déplace durant l’exil : les conflits, les interdits, les investissements. C’est ce processus de changement qu’enregistre et accompagne la clinique des adolescents migrants. Notre modèle culturel de la psychothérapie implique la reconnaissance de l’ambivalence à l’égard des parents ou de l’éducation qu’ils ont donnée. La déception, et quelquefois la rancune, de choix parentaux qui poussent l’adolescent à partir, ouvre par intermittence une parole jusque-là censurée. À défaut, des objets de substitution en prendront la place. Engager un travail psychothérapeutique au-delà du tableau symptomatique et de la détresse psychosociale est une véritable gageure auprès de ces adolescents. Dans de nombreuses cultures, les figures parentales sont communément protégées pour ne pas dire sacralisées. Réduisant de fait les manifestations adolescentes associées à la contestation de ces figures, nous en venons – peut-être trop rapidement – à postuler que l’adolescence n’existerait pas dans certaines cultures alors que cette apparente « absence » résulte possiblement d’un effet de censure culturelle.

C’est peut-être une inversion de perspective qui se joue dans laquelle les manifestations adolescentes sont empêchées au regard de figures parentales culturellement intouchables. Les rares fois où de jeunes Afghans nous ont rapporté s’être disputés avec leurs parents, c’était en défense d’une sœur pour laquelle les parents avaient accepté le mariage avec un homme violent ou d’un frère pour lequel le jeune refusait qu’il vive les mêmes violences familiales que lui. La fratrie, dans ces cas, a servi à trianguler les reproches aux parents.

Nous abordons des matériaux cliniques qui relèvent en partie de logiques inconscientes, mais qui, par extension, peuvent éclairer la relation de ces adolescents aux adultes qui les accompagnent. En transition entre deux mondes, ces adolescents développent une interculturalité psychique où plusieurs référentiels et manières d’exister peuvent coexister entre eux sans s’annuler. Des besoins d’idéalisation subsistent et trouvent à s’incarner, mais surtout, la contestation et l’ambivalence deviennent le quotidien de la relation aux éducateurs. Expérience adolescente d’une ambivalence déplacée, assumée et autorisée vers des figures de substitution aux parents, la clinique de l’exil adolescent est autant une clinique du déplacement – réel et symbolique – qu’une recherche de nouvelles affiliations.

Notes de bas de page

1 Signalons que l’anthropologie psychanalytique explore principalement deux scénarios : la jalousie fraternelle comme conséquence de la rivalité œdipienne et l’union – meurtrière – des frères contre le père (Freud, S. [1913]. Totem et tabou). Le point commun de ces deux scénarios reste la figure centrale du père qui est l’élément organisateur de la relation entre les frères. La position nodale des parents dans l’économie fraternelle nous semble toujours essentielle au-delà des scénarios proposés.

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