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« Le cadre, l’impos[t]eur et la bisounours » : ressaisissement d’un nouveau genre d’autorité en travail social

Aurélien Cadet - Éducateur-chercheur
Marine Hamard - Éducatrice spécialisée en protection de l'enfance

Année de publication : 2023

Type de ressources : Rhizome - Thématique : TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°85 – Quand le genre se manifeste (mai 2023)

« Des propos me sont rapportés par l’une de mes collègues-éducatrices : je serais qualifiée de “bisounours” par un collègue, un éducateur décrit comme “expérimenté” et “imposant”. Je décide de lui proposer de nous rencontrer à l’issue de la réunion d’équipe hebdomadaire, dans une pièce à part.
Avant même que j’ouvre la bouche, l’éducateur s’empresse de présenter ses excuses. Il explique qu’il a été maladroit, qu’il s’est mal exprimé. Déstabilisé, il bafouille. Excuses acceptées par formalité, pour le rassurer et lui garantir que je n’ai aucune animosité à son égard. Je choisis néanmoins de reprendre ses termes : “bisounours”, “je ne ressens pas le cadre quand je travaille avec elle.” »
Cet article propose de ressaisir une épreuve plutôt caractéristique de l’expérience d’une éducatrice en internat éducatif : un jugement d’illégitimité fondé sur une conception genrée de la professionnalité. Décliné en trois actes mêlant notes personnelles, extraits d’entretien et sous-titres théoriques, cet épisode est reconstitué à partir du point de vue de la coautrice, concernée dans cette situation en tant que « bisounours », croisé avec celui du coauteur, collègue-allié au moment des faits. Entre professionnalité et recherche, cette réflexivité rhizomatique1, tissée depuis le terrain, contribue à la reconnaissance d’un nouveau genre d’autorité.

Désordonner la « leçon du maître » : une relecture féministe du cadre

Sur notre terrain, l’usage régulier du terme « cadre » renvoie à une conception spatiale de l’application des règles instituées et des normes en vigueur : « poser », « maintenir » ou encore « tenir le cadre » caractérise le traçage des limites, imprimées à un instant T spécifiquement en internat éducatif. Dans cette conception ordonnée par le genre, une journée sans « incident » est un marqueur de reconnaissance du travail éducatif, « une journée qui s’est bien passée » suggérant le respect du cadre sur un modèle d’imposition.
« Sans vraiment avoir été comprise, l’échange se termine sur une entente mutuelle autour du manque d’outils institutionnels. Il dit apprécier ma démarche. Nous sortons. Une fois rendus dans le bureau des éducs, il me réinterpelle devant d’autres collègues : “Mais eh ! Marine ? T’as quel âge ? — 22 ans. — Bah oui, t’es jeune, t’as tout le temps de faire ton expérience ! Un jour, tu te rappelleras de ce qu’on s’est dit et tu diras que j’avais raison.” Face à mon air dubitatif, il renchérit : “Et je vais te dire un truc, je vais te dire pourquoi je dis ça. Un jour, je bossais avec un mec, jeune comme toi, et je lui avais dit de faire attention, qu’il allait se faire bouffer. Au final les jeunes l’ont enfermé dans un congélateur. Il m’a appelé en panique.” »
De retour sur une scène publique, l’éducateur revendique le rôle d’imposeur : il invoque l’expérience comme un moyen d’infantiliser la bisounours – catégorie produite par le croisement des rapports de genre et d’âge, « jeune » et « éducatrice » – et de la contraindre à écouter la « leçon du maître ». Structurée par l’ordre du genre, cette leçon fait la démonstration de son statut d’homme viril à partir duquel il prétend à la fois prédire et contenir le désordre, pouvoir exclusif que l’éducatrice doit apprendre à reconnaître. Ainsi, en calculant le risque, l’imposeur prétend détenir un pouvoir unique en son genre qui lui permet de « répondre présent » et d’incarner le cadre par le biais d’accomplissements virilistes : l’art « d’en imposer » par le biais d’attributs masculins, telles que la force physique qui contraint, la voix qui ordonne, la colère qui dissuade…

Dans cette conception risquée du monde, la bisounours apparaît comme une professionnelle « permissive », terme employé par l’imposeur pour désigner son incapacité à « opposer » la règle. Elle est même vulnérable du fait de sa non-conscience du potentiel de désordre des jeunes, injectant un soupçon de dangerosité au cœur du travail éducatif. Opposé au risque, le care2 renverse la centralité masculine et cette nécessité androcentrique de (se) protéger, en partant du postulat que toutes les personnes sont interdépendantes, éducateurs et éducatrices incluses. En ce sens, l’argumentation de la bisounours s’inscrit dans les perspectives de care en insistant sur la dimension relationnelle :
« Ce n’est pas parce que tu ne ressens pas le cadre qu’il n’est pas visible ou lisible pour les jeunes. Si on devait imager la fonction d’autorité que je représente, je serais une ligne. Une ligne parallèle. Ma ligne est “au-dessus” par rapport à mon statut et à l’adulte de référence que je représente. Il n’y a pas de rapport de force, pas d’enjeu de pouvoir. Je suis libre de déplacer cette ligne suffisamment proche sans jamais qu’elle ne rencontre l’autre et je m’autorise à la déplacer suffisamment loin quand le contexte le nécessite. C’est ce qui permet d’instaurer un cadre invisible, sans mentir sur ma posture, tout en étant au plus proche des ados que j’accompagne. »

Défiler l’imposture :ce que « en imposer » veut dire

Du fait de son potentiel démonstratif, nous avons choisi d’utiliser la figure de l’imposeur au regard de sa déclinaison du verbe « imposer », de sa proximité phonétique avec « imposteur » et d’une signification importable dans notre milieu professionnel : « imposeur » désigne l’ouvrier en imprimerie qui est chargé de disposer les pages d’un livre afin d’en obtenir une impression respectant l’ordre d’apparition souhaité. Ici, l’imposeur serait un éducateur qui, depuis une position dominante, imprimerait une manière de « faire éduc » dictée et valorisée par l’ordre du genre.
Plutôt « mis en attente de professionnalisation3 » en travail social, le genre est un concept de désordonnancement de l’autorité pensée comme « naturelle » et de dévoilement des scripts genrés de la professionnalité. Dans une perspective de déconstruction, la philosophe féministe états-unienne Judith Butler explique que « le genre n’est pas un nom », mais « toujours un faire4 ». Relue à l’aune du concept de performativité de Judith Butler, notre professionnalité correspondrait à un agir professionnel genré, un « faire éduc » construit socialement et incessamment répété. Ainsi, toute prise de position de l’éducateur s’inscrit dans la performance d’une autorité prétendument incarnée. Son activité étant pensée par rapport à sa visibilité, chacun de ses actes de présence, réalisé sur et sans autrui, signe l’occupation du premier rôle. L’imposeur devient l’imposteur : « Il faut qu’il [l’éducateur] balance le package quoi, qu’il remplisse tout, toutes les fois où j’ai travaillé avec lui, ça a renvoyé ça, cette prestance et cette aura-là, presque théâtrale quoi ! Où : “J’ai besoin d’être présent” et de “Écoutez-moi, oh ! Je suis quelqu’un !” Mais il s’en convainc lui-même en fait, de cette démarche-là. Alors qu’il n’y a pas besoin de faire du bruit en fait, pour être écouté. »

Ainsi, la posture qui « en impose » induit une dissymétrie vis-à-vis des personnes auprès de qui cette autorité s’exerce – ici les jeunes mais aussi auprès des « autres » éducateurs et éducatrices – qui est symbolisée par la métaphore de l’estrade de verre, exclusivement réservée aux imposeurs-imposteurs5, comme scène privilégiée de démonstration d’un « faire éduc » dominant.

Repenser le cadre à partir du concept de présences éducatives : une autorité à l’épreuve du temps ?

En nous appuyant sur la sociologie des présences sociales6, il est possible de ressaisir notre professionnalité par les prismes du genre et des temporalités, en commençant par son décloisonnement d’un présent conjugué au masculin neutre. Penser les rapports au temps et les compétences qui en découlent permet de rendre reconnaissable le style de la bisounours dans notre milieu professionnel : au travers d’une conception morale du cadre, celui-ci se traduit par une présence synchronisée, inscrite dans la durée et sensible à sa réception auprès des jeunes.
« Mais quand on a été amenés à retravailler ensemble sur la fin de son contrat du coup, il m’avait dit : “Mais Marine en fait, les jeunes t’apprécient… Tu passes bien avec eux !” Il me dit : “J’suis content pour toi” [léger rire]. Donc c’était bizarre, je pense qu’il voulait exprimer quelque chose du genre : “Ah bah ouais finalement toi, ça peut matcher avec les jeunes” […] Et du coup on a ensuite parlé de reconnaissance et je lui dis : “Bah oui, pour moi c’est une belle reconnaissance, d’entendre dire que ‘les jeunes, ils t’apprécient’, y a un truc qui se passe qui n’est pas forcément explicable.’’ Il me dit : “Oui c’est la seule reconnaissance qu’on a dans notre travail.” »
En prolongeant de façon authentique ce fil réflexif, l’éducateur sort de son rôle, dévoilant l’imposture de sa propre leçon et reconnaît le style d’autorité de la bisounours. Ce jugement de légitimité a pour effet de symboliser la levée du rapport de subordination entre les deux figures, et de dégenrer, au sens de démultiplier, l’autorité. Si cette réflexivité est tissée de manière horizontale, elle ne fut pas développée au sein d’instances collectives, restant à des niveaux interpersonnel et psychologique. Cet article propose d’importer la réflexivité rhizomatique en travail social, en formation comme sur les terrains, entre éducateurs, éducatrices, chercheurs, chercheuses et les personnes dites « concernées » : « Faites rhizome et pas racine ! Ne plantez jamais ! Ne semez pas, piquez ! Ne soyez pas un ni multiple, soyez des multiplicités ! Faites la ligne et jamais le point7 ! »

Nous proposons une interprétation libre de cette citation, appliquée à notre milieu professionnel : « Tissons des relations symétriques et réciproques ! Ne pensons pas notre place mais plutôt notre rôle ! Mettons de côté la métaphore de la semence de graines et coconstruisons la relation ! Ne prétendons ni à l’acte d’imposition ni au don d’ubiquité, cultivons les effets de présences ! Synchronisons-nous, mettons en lumière nos compétences temporelles, contre l’imposition et l’imposture ! »

Notes de bas de page

Notion désignant un type de plante qui, à la différence de la racine, se développe de façon horizontale et est dépourvu de centre. Le concept de rhizome fut développé par les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari. Lire à ce propos : Deleuze, G. et Guattari, F. (1974). Rhizome. Les éditions de Minuit.

2 Lire à ce propos : Tronto, J. (2012). Le risque ou le care ? Presses universitaires de France.

3 Cadet, A., Galeandro-Diamant, L.-A., Legris, H. et Maillot, J. (2022). Se former au genre : pour une réflexivité sociologique en travail social. Dans P. Lechaux (dir.), Les défis de la formation des travailleurs sociaux (p. 185). Champ social.

4 Butler, J. (2006[1990]). Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (traduit par C. Kraus, p. 96). Éditions La Découverte.

5 Si cette figure est conjuguée au masculin, cela n’exclut pas qu’elle soit représentée par des éducatrices.

6 Lire à ce propos : Bessin, M. (2014). Présences sociales : une approche phénoménologique des temporalités sexuées du care. Temporalités, 20.

7 Deleuze, G. et Guattari, F. (1974). Rhizome (p. 74). Les éditions de Minuit.

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