Les vertus thérapeutiques de l’art sont connues depuis longtemps et sont l’objet même de l’art- thérapie intégrée aux soins psychiatriques. Dans une vision plus large, l’art est de plus en plus associé à la notion de rétablissement a travers des projets d’empowerment par l’expression artistique permettant de se reconnecter avec soi-même et les autres. Il y a désormais un consensus sur les valeurs d’émancipation portées par la culture en général et l’art en particulier alors même que l’accès à l’art n’a pas de sens pour de nombreuses personnes en situation de précarité. La précarité n’est pas que la pauvreté, c’est aussi un défaut de capital culturel, social, éducatif et symbolique1.
Dans une même ville, il peut y avoir une grande production culturelle et un contexte socioculturel global médiocre associé à une déshumanisation de la vie collective qui rendent toute une partie de la population indifférente à la culture et à l’expression artistique. L’offre de culture ne fonctionne pas quand les inégalités sociales sont importantes, car la production culturelle coupée du travail de culture asphyxie la société et ne permet pas l’émancipation. On peut même considérer qu’il y a une forme d’obscénité à vouloir apporter l’art et le plaisir esthétique à des gens qui vivent dans l’acculturation, la pauvreté et la précarité sans se préoccuper de leur quotidien. Une précarisation socioéconomique entraîne une précarisation du rapport au monde avec une relation répulsive ou indifférente à l’art incompatible avec l’offre culturelle. De ce fait, l’expression artistique n’a d’intérêt pour les personnes en situation de précarité que si elle participe à leur émancipation et à l’humanisation de la société2. Les associations d’aide aux personnes en situation de précarité l’ont bien compris et leurs actions se déclinent dans un projet plus large d’émancipation pour tous les individus précarisés.
Dans ces projets, le développement du sentiment esthétique est central, et se constitue à travers ce que des chercheurs en neuro-esthétique ont appelé « l’effet Mozart3 ». Ce n’est pas une amélioration cognitive, comme on l’a cru au départ, mais « une stimulation des émotions et de la motivation qui renforce l’estime de soi et l’ouverture aux autres, restaure le narcissisme, réduit les symptômes anxieux et dépressifs4». Les symptômes anxio-dépressifs au cœur de la détresse psychosociale se caractérisent aussi par l’effritement du sentiment esthétique : la dépression psychosociale se manifeste non seulement par l’anhédonie, le sentiment d’impuissance et la mésestime de soi, mais aussi par le « taedium vitae », le dégoût de la vie dans un monde qui apparaît comme un cloaque hideux, gris et désespérant, sans beauté possible. À l’inverse, dans le rétablissement du goût de la vie proposé par ces associations, le développement du sentiment esthétique devient un outil d’émancipation par la possibilité de l’émerveillement, ce mélange subtil d’émotions difficiles à discriminer : joie, enthousiasme, apaisement, étonnement, surprise.
L’émancipation commence avec les expériences esthétiques proposées à la frontière du familier et de l’étrange. Les sensations sont au premier plan, toujours suivies d’une phase de réflexion. Les chercheurs en neuro-esthétique parlent à ce propos de frisson esthétique (thrill), « une expérience brève et intense qui unifie manifestations corporelles, engagement motivationnel, action et cognition dans le même processus5 ». Ils soulignent cependant qu’il existe une grande variabilité de frissons esthétiques vis-à-vis d’un même événement : en musique, par exemple, le même morceau n’induit pas systématiquement les mêmes réponses au même moment chez tous les individus. Le sentiment esthétique est aussi une qualité qui peut se développer, diminuer ou disparaître comme dans la dépression ou la détresse psychosociale.
Pour ces chercheurs, la création artistique et les émotions qui l’accompagnent ont émergé tôt dans l’histoire de l’humanité et constituent probablement une évolution adaptative majeure utilisée dans la réhabilitation psychosociale. Dans la perspective évolutionniste, l’effet Mozart augmenterait l’homéostasie en permettant une meilleure adaptation dans un environnement complexe. Il s’agit à la fois de maîtriser l’environnement et d’améliorer l’homéostasie et la cohésion sociale par les phénomènes d’attachement, d’empathie et de coopération qu’il provoque : les peintures rupestres auraient eu pour fonction l’amélioration de la connaissance de l’environnement avec une quête du beau comme composante de la pulsion d’exploration.
Cette hypothèse a été démontrée par l’analyse des effets de l’art-thérapie. Il a en effet été prouvé que le développement du sentiment esthétique dans la pratique artistique a un effet positif sur le fonctionnement psychique : c’est l’effet Mozart, caractérisé par l’amélioration de la mémoire, du raisonnement, de la spatialisation, de l’attention, de la motricité, de la motivation, de l’humour, de la créativité, et, au bout du compte, de l’autonomie et de la capacité d’adaptation.
Le sentiment esthétique se développe d’ailleurs très tôt chez l’enfant à partir de l’angoisse de l’étranger. Celle-ci peut être interprétée comme l’expression d’une curiosité anxieuse éveillée par une chose dont il n’a pas l’usage ou qui est imprévisible. Le frisson fait sentir un besoin de connaître un réel perçu avant toute maîtrise : c’est la familiarisation par l’usage ou la narration (le récit). Au cœur du frisson face à l’imprévu, il y a la pulsion d’exploration et le désir d’agir pour prendre possession de l’objet non familier et le forcer à intégrer le monde familier, comme la neige fraîchement tombée invite l’enfant à marcher dedans, comme la montagne invite l’alpiniste à l’escalader. Pour le psychanalyste Michael Balint6, le frisson (thrill) est ce mélange de plaisir, de joie, de peur et de confiance en soi face à l’inconnu.
Le frisson est plus ou moins recherché en fonction des tempéraments. Il se développe dans l’enfance à partir de la phase de séparation de la mère. Dans cette phase, le plaisir mêlé d’angoisse d’explorer l’inconnu augmente le bien-être de reconnaître le connu et de s’y attacher (ce serait notamment la fonction des contes pour enfants). Le paradoxe attachement sécurisant/exploration excitante en jeu chez l’enfant persiste toute la vie et, pour Michael Balint, le frisson est une nécessité vitale à l’origine de l’émerveillement, de la créativité
artistique et du mouvement dans le monde, comme le peintre s’engage dans le paysage (Paul Cézanne et la Montagne Sainte-Victoire) ou comme le danseur occupe la scène. Le psychanalyste Donald Meltzer7 utilise le stade du miroir comme paradigme lorsque le bébé se regarde pour la première fois avec ce mélange de joie et d’inquiétante étrangeté. L’émerveillement en jeu n’est pas une simple émotion infantile, propre au développement de la petite enfance, mais la capacité de l’être à ouvrir le monde, ce qui lui offre une forme de connaissance intime de ce dernier sous la forme d’un conflit esthétique.
C’est ce processus psychique qui est mis en œuvre dans les pratiques d’émancipation par l’expérimentation artistique, lorsque le conflit esthétique est provoqué dans cette forme de perception particulière de la « substance chosale », la matérialité sensorielle saisie dans sa familiarité et son étrangeté, soit la présence massive des objets qui émerveillent et font violence : le timbre d’un instrument de musique, la fluidité de l’eau, la couleur saisie dans son intensité et sa pureté. Le conflit esthétique est alors l’acceptation de la défamiliarisation provisoire du regard sur les choses. Le merveilleux peut bien sûr se trouver dans la banalité du commun et les aspects cachés des choses familières. Le commun qui paraît soudainement nouveau est le secret de l’émerveillement qui constitue, à ce moment, l’origine du désir de connaissance et donc de l’émancipation.
Il est le début de la connaissance lorsqu’il est révélateur d’autre chose avec un effet de basculement et le sentiment provisoire d’être perdu, sans repère, avec un éclairage de la réalité qui rend cette dernière étonnante pendant un instant. Le frisson s’accroît ensuite avec la connaissance, la stimule, l’accompagne et l’atteste. Michael Edwards8, philosophe anglais, souligne que le verbe anglais to wonder désigne cette expérience, car il signifie à la fois « se poser des questions », « être impressionné » et « s’émerveiller ». Selon lui, dans to wonder, l’émerveillement doit s’effacer au profit de la connaissance, comme découvrir le truc du prestidigitateur ou entendre une interprétation psychanalytique. Dans to wonder, la question que l’on se pose témoigne du désir émerveillé de saisir ce qu’on ne comprend pas. L’émerveillement s’accroît avec la connaissance, et réciproquement, dans le processus permanent d’un feed-back entre émerveillement et connaissance, car l’émerveillement est le pressentiment que le sens dépasse toujours la signification et les compétences narratives.
La capacité de s’émerveiller ainsi proposée par l’empowerment artistique, c’est la vie, l’ouverture et l’émancipation, l’intuition qu’il existe une autre façon de vivre qui est ainsi mise en mouvement. La perte de l’émerveillement, c’est la mort psychique, le nihilisme, le désenchantement, le dégoût de soi et des autres. Au-delà de l’expérience du conflit esthétique, ce sont aussi les valeurs culturelles avec leur localisation dans le temps et l’espace qui posent le sentiment esthétique comme une valeur de partage, un plaisir lié à l’implication de l’autre.
Notes de bas de page
1 Bourdieu, P. (1982). Langage et pouvoir symbolique. Fayard.
2 Bourdieu, P. (1982).
3 Campbell, D. (1998). L’effet Mozart. Les bienfaits de la musique sur le corps et l’esprit. Éditions Le Jour.
4 Pratel, H. et Thomas- Antérion, C. (2014). Neuropsychologie et art. Debœck.
5 Pratel, H. et Thomas-Antérion, C. (2014). (p. 37)
6 Balint, M. (2000). Les voies de la régression. Payot.
7 Meltzer, D. et Harris Williams, M. (2020). L’appréhension de la beauté. Éditions du Hublot.
8 Edwards, M. (2008). De l’émerveillement. Fayard.