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Valérie Geay - Psychologue clinicien·ne
Pauline Herault - Psychologue clinicien·ne
Héloise Humeau - Psychologue clinicien·ne
Jimmy Herly - Psychologue clinicien·ne

Année de publication : 2023

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, SCIENCES MEDICALES, Pédopsychiatrie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°86 – Prendre soin des fratries (juillet 2023)

Louise a une vingtaine d’années. Elle est issue d’une famille de quatre enfants, ses parents sont mariés. Elle est la deuxième enfant de la fratrie. Elle a un frère aîné, une sœur cadette et un autre frère, le benjamin de la famille. À sa majorité, Louise a quitté le domicile familial pour partir étudier dans une nouvelle ville. C’est lors de cette prise de distance avec le système familial que Louise a pris conscience de la nature des violences subies durant son enfance. Elle révèle avoir été victime de violences sexuelles de la part de son frère aîné. Porteuse de ce secret depuis de nombreuses années, elle a fini par le mettre en lumière, sa souffrance s’est extériorisée. Par conséquent, elle a développé des symptômes dépressifs majeurs avec idées suicidaires et des comportements auto-agressifs (scarifications, strangulations…).

Quand 6 = 1

La famille de Louise présente un fonctionnement de type clanique, l’intérêt collectif primant sur l’individuel. Elle partage un système de croyances fort autour de la religion et de ses valeurs. Une forme d’unité transparaît, comme si les membres de la famille ne composaient qu’un seul corps. Les parents se décrivent d’ailleurs comme « ne faisant qu’un ». Il semble alors difficile pour chacun des membres d’identifier et de nommer ses besoins propres. Nous faisons l’hypothèse que l’éloignement du système familial a permis à Louise de prendre conscience de son existence en tant qu’individu et non plus uniquement comme appartenant à ce système. Cependant, le poids des croyances et des représentations en lien avec un idéal familial rend difficile l’accès à la vie émotionnelle. On perçoit chez Louise une impossibilité à exprimer ou même à ressentir de la colère vis-à-vis d’un autre membre de la famille, et notamment son frère. On remarque également une impossibilité à « dire » avec l’idée que se taire, c’est protéger l’autre et le système de valeurs commun. Protéger à tout prix afin de maintenir l’union. À la suite des révélations, « la famille » a conservé son unité et a continué à se réunir régulièrement. Aucune plainte n’a été déposée.

Le poids du silence en héritage

Quelles sont les conséquences lorsque l’idéal familial prend le pas sur le bien-être individuel ? Quelles sont les conséquences quand la colère ne peut ni se matérialiser ni s’exprimer au sein d’une même famille dans laquelle on ne s’autorise pas, où peuvent se mêler amour et haine, mais aussi l’envie de sauver la victime et le bourreau ? Quelles sont les conséquences quand l’angoisse liée au devenir de la famille devient l’élément le plus important ? Quelles sont les conséquences lorsque les lois familiales ou divines viennent prendre le pas sur les lois sociales et morales ? La révélation viendrait alors comme un élément potentiellement désintégrateur du groupe famille. Ainsi, le sentiment de culpabilité devient envahissant pour Louise qui se sent responsable de la déstabilisation du clan et de tous ces remaniements. Ces différents mouvements viennent empêcher son propre processus de reconstruction. Pour illustrer ce propos, nous pouvons noter que Louise a éprouvé le besoin de demander l’autorisation de parler à son frère agresseur avant la révélation des faits, comme si toute tentative de sortir du discours collectif était vécue comme une trahison. Le secret et les non-dits sont monnaie courante dans les cas d’inceste et on remarque que les frères et sœurs sont souvent mis à distance dans un souci de protection. Cependant, l’impact que ces événements peuvent avoir sur l’ensemble de la famille et plus précisément sur la fratrie est souvent complexe et nécessite que l’on s’y attarde.

Un secret qui en soulève d’autres

Dans le cas de Louise, suite à la révélation, les autres membres de la fratrie vont « s’autoriser », dans une certaine mesure, à montrer leur mal-être et à libérer certaines paroles, comme s’il s’agissait d’une sorte de soutien psychique implicite. Cela vient questionner la position de chaque membre de la fratrie en son sein même. Comme le soulignent Nawshad Ali Hamed, Nelly Chatelle et Emmanuel de Becker1 : « La révélation peut réactualiser chez certains membres de la fratrie les problématiques identitaires. Comment conquérir et affirmer son identité au sein d’une famille en crise et par rapport à un frère ou une sœur victime ? » Qu’en est-il lorsqu’une sœur est victime et qu’un autre est bourreau ? Quand la fratrie est à la fois source de menace et de soutien ? Le petit frère de Louise a développé des symptômes massifs (agressivité, opposition…) ayant conduit à une hospitalisation. Durant ce séjour, il a révélé des faits de violences sexuelles subies en dehors de la sphère familiale. Puisqu’un signalement en a découlé, nous pouvons comprendre cela comme une volonté de porter la parole à l’extérieur de la famille et de faire entendre ce qui ne peut être dit ou nommé. Nous pouvons aussi nous poser la question de son identification à une place de victime plutôt qu’à une place d’agresseur au sein même de la famille. La petite sœur de Louise a développé des troubles anxieux et une méfiance envers les hommes « extérieurs à la famille ».

À la découverte de soi, vers 1 = 1

Cette vignette clinique suscite plusieurs pistes de réflexion. Il nous semble important, en tant que thérapeutes, de pouvoir s’appuyer sur le cadre thérapeutique instauré et sur ce qui relève de la loi. Une prudence serait de ne pas entrer dans un enjeu de pouvoir dans le lien thérapeutique, mais de laisser émerger ou de maintenir la place de l’individualité dans cet espace qui doit être garant de sécurité. D’où la nécessité de savoir prendre de la distance pour analyser ce qui se joue dans le lien transférentiel. En ce sens, la piste thérapeutique est alors à penser dans un processus d’individuation, pour favoriser, selon les objectifs et les mots de Louise, le processus de « deuil de la famille idéale ».

Notes de bas de page

1 Ali Hamed, N., Chatelle, N. et de Becker, E. (2008). La fratrie oubliée dans les situations d’inceste. Enfances & Psy, 39, 172.

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