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Du dialogue des expériences à un savoir réflexif conscientisé

Sandrine Amaré - Docteure en sciences de l’éducation, Université Lyon 2, directrice de la formation supérieure, Recherche et International, Ocellia
Philippe Aubert - Sociologue, auteur, fondateur de l’association Rage d’exister, président du conseil pour les questions sémantiques, sociologiques et éthiques, Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH)
Franz Krenmayer - Travailleur en établissement et service d’aide par le travail, usager-expert
Elouan Le Naour - Étudiant en situation de handicap, Institut supérieur de l’enseignement privé de Polynésie française
Sylvain Valois - Responsable Formation supérieure et recherche, Ocellia, coformateur au sein de l’association Rage d’exister
Tessa - Engagée dans diverses associations composées, en partie, de personnes en situation de handicap Membre de CapDroits
Weena Maruae - Étudiante en situation de handicap, licence en droit, Université de Polynésie française

Année de publication : 2024

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Sociologie, Sciences de l'éducation, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFCahiers de Rhizome n°88-89 – Faire savoir l’expérience (janvier 2024)

« Parvenir à être soi nécessite d’exister socialement, ce qui est un droit inaliénable de chaque individu. Exister socialement c’est participer, communiquer, nouer des relations et contribuer à la société au même titre que n’importe quel autre individu. » (Philippe Aubert, Manifeste Rage d’exister)

Notre article propose de partir d’une pluralité d’expériences vécues par des personnes en situation de handicap (déficience motrice, maladie neuromusculaire dégénérative, troubles psychiques) vivant sur des territoires différents, à savoir Paris, Tahiti et la région Auvergne-Rhône-Alpes1. Coécrit, il est le fruit d’un dialogue et d’une réflexion collective conduits à sept voix, entre personnes rendant compte de leurs épreuves de la vulnérabilité et acteurs contribuant à l’échange à partir de leurs expériences professionnelles en intervention sociale, en formation ou en recherche.

Par cette contribution, nous tentons collectivement de rassembler et de qualifier la façon dont les personnes qui ont été confrontées à des épreuves les ont vécues, traversées, puis incorporées et valorisées, tout en s’appuyant sur leurs forces, leurs aptitudes ou les désirs qu’elles ont mobilisés. Cette démarche s’ancre dans un rapprochement des réalités issues de récits d’expériences. Par confrontation successive, nous identifions les convergences qui émergent de ce recueil avec la volonté de « traduire sans trahir ». Progressivement, tout en envisageant cette « communauté de destin » comme une ressource, notre ambition est de retenir des thématiques émergentes et (re)construites collectivement par la « pluralité des savoirs » (Coutellec, 2015). Dès lors, forts de ces connaissances construites individuelle- ment à partir de l’expérience de vie et assurés que ce processus de coconstruction est possible, notre perspective est de créer un contexte d’échange autant facilitant qu’interdépendant, tournant le dos à une structure relationnelle hiérarchisée.

Une approche par le récit biographique

Notre contribution se glisse dans l’évolution des modèles épistémologiques des sciences humaines et sociales qui reconnaît la validité des savoirs d’expériences et encourage la prise en compte de la parole des personnes concernées – soit des personnes en situation de handicap –, en les considérant comme des actrices sociales, témoins fiables de leur monde. Convaincus que chacun est riche d’un savoir souvent ignoré, ce qui nous rassemble est le constat que, si l’homme est souvent capable d’agir, de répondre à un événement, d’affronter une situation, il éprouve pourtant des difficultés à analyser ce qu’il vit, ce qu’il agit, ce qu’il pense, à donner du sens à cela et à formaliser ce qu’il en apprend. Telle est la charge portée par notre groupe, celle de faire advenir ce savoir issu de l’expérience dont la plus grande partie est tacite, qualifier et construire en commun un « autre » savoir, au croisement des expériences vécues des personnes, des pratiques des professionnels ici concernés et des connaissances produites par la recherche.

Dans notre dispositif de recueil de données, nous invitons initialement chaque auteur à relater son parcours de vie tout en retenant de son expérience ce qu’il désire communiquer, ce qui l’a marqué ou étonné, ce qui l’interroge ou le préoccupe. De cette pluralité d’expériences et de cette diversité des réalités vécues, décrites par chacun, émergent des lignes de force communes. Ainsi, la connaissance qui résulte de cette confrontation est le produit d’un processus qui s’affranchit des situations singulières, circonscrites au vécu d’un individu, et qui permet que ce qui se réalise « à un endroit quelconque et à un moment donné du temps, peut être traduit dans ce qui se produit ailleurs et à d’autres moments » (Dewey, 2012, p. 412).

Pour compléter les contours de ce dispositif méthodologique, il convient de retenir que produire un entretien biographique n’est pas « seulement » raconter son histoire, mais partager son monde en cherchant à le donner à lire avec cohérence ; relater à sa manière le monde dans lequel on vit et la façon dont on se le représente ; offrir une traduction singulière de ce qu’il s’est passé ; une tentative de réappropriation de son expérience. Alors, il y a une sélection des étapes, une organisation des événements qui peut convaincre son interlocuteur : « les narrateurs ne racontent pas leur vie mais ils mettent en scène, de manière à convaincre, le sens de leur parcours » (Théry, 1993, cité par Demazière, 2007, p. 6). Par cet acte, le narrateur se construit une identité qui l’inscrit dans un rapport à soi, au monde et aux autres. Cette identité s’élabore « dans le processus de mise en intrigue des événements vécus, par lequel le sujet narrateur établit des liens entre eux et donne à son histoire racontée, cohésion et signification » (Orofiamma, 2008, p. 71). Ainsi, ce discours narratif participe de deux réalités : d’une part, une réalité dite « objective » liée aux faits concrets, aux événements vécus ; d’autre part, une réalité dite « subjective » liée à l’expression du vécu de ces événements. Cette double dimension en fait un matériau sociologique particulièrement fécond pour « donner à voir à la fois un univers de sens et un univers de vie, un point de vue sur le monde et des formes concrètes d’appartenance au monde » (Schwartz et al., 1999, p. 458). Raconter son histoire, c’est dépasser le « je », mais aussi exprimer les liens aux autres, au monde, qui nous constituent. Enfin, il convient de retenir simultanément les limites de ce type d’entretien : « le discours produit est une matérialisation, souvent hésitante, malhabile, ambivalente, voire contradictoire, d’un cheminement articulant des expériences vécues, engageant des relations avec autrui, des prises de position d’autres significatifs sur sa propre histoire, des enseignements tirés des épisodes passés, des orientations de valeurs et de croyances » (Demazière, 2007, p. 7). Ce n’est qu’une « reconstitution du parcours, parce que celle-ci est toujours partielle, incomplète, inachevée. […] Cette construction, qui est faite de creux et de pleins, renvoie alors au problème de la sélection des épisodes dans le récit biographique » (Demazière, 2007, p. 4).

Chemin faisant, les récits sont « croisés entre eux pour donner une compréhension à plusieurs voix du microcosme concerné et pour s’éclairer mutuellement » (Veith, 2004, p. 4). Au croisement de ces cinq entretiens biographiques, il s’agit de reconstituer des « lignes de vie » qui ne sont pas linéaires (Veith, 2004), en repérant le cheminement à l’œuvre dans ces histoires respectives, les événements d’apparence insignifiants et pourtant si marquants, ainsi que tout autre type de détails qui « offrent des clés de compréhension des relations d’interdépendance qui produisent les parcours biographiques » (Bertaux-Wiame, 1991 cité par Veith, 2004, p. 5). Ainsi, nous explorons une éventuelle « communauté de destin » en appréhendant comment, à travers la famille et l’expérience scolaire, les trajectoires se façonnent ; comment la confrontation au regard et aux mots des autres fait réagir ; comment les relations se construisent ; comment des aspirations pour l’avenir émergent.

L’expérience est de l’ordre d’un vécu unique et singulier

Notre exploration repose sur une diversité d’expériences relatées par Philippe Aubert, Franz Krenmayer, Elouan Le Naour, Tessa et Weena Maruae, tous et toutes concernés, d’une manière ou d’une autre, par l’expérience d’une situation de handicap.

Il nous paraît utile, après avoir utilisé déjà tant de fois le terme « expérience », de nous y attarder pour en définir les contours à partir des questions que nous nous sommes posées : qu’est-ce que l’expérience ? À quel moment ce que l’on vit se traduit-il en expérience ou fait-il expérience ? Les expériences obéissent-elles à un principe cumulatif ou à un bouleversement de ce qui, jusque-là, semblait stable ? Au croisement des cinq récits, nous retenons que s’il ne peut y avoir d’expérience sans un vécu, il n’en demeure pas moins « qu’il ne peut y avoir expérience sans un processus sélectif qui détache de ce dont on se souvient, provisoirement ou durablement, un fait, un geste, une sensation, une situation, une figure, une parole, et autres, auxquels on accorde une valeur singulière » (Cadière, 2017, p. 9). L’expérience s’acquiert par l’usage de la vie, volontairement ou non, au contact d’une réa- lité ponctuelle ou d’une longue pratique. Toutefois, elle peut également traduire le fait « d’expérimenter » et donc de recevoir des informations nouvelles. Ainsi, « l’expérience apparaît basée sur une pratique, mais n’est pas la pratique elle-même » (Zeitler et Barbier, 2012, p. 109) et « il n’y a d’expérience que dans la mise en sens de l’action, les conséquences éprouvées » (Dewey repris par Zeitler et Barbier, 2012, p. 109). L’expérience est un ensemble complexe et dynamique de données éprouvées par le sujet dans son rapport au monde, elle est ce que l’on a fait de sa vie et ce que la vie a fait de nous. L’expérience est dans la subjectivité du sujet une donnée ayant pour fonction de servir de référence dans un ici et maintenant qui s’interroge pour faire et agir. Enfin, étant d’abord une transmission à soi-même, se pose la question de savoir si l’expérience, au-delà de cette transmission à soi et pour soi, est également en capacité d’être transmise à autrui ? À cette question, on peut répondre qu’une part de l’expérience singulière du sujet peut être communiquée à autrui sans pour autant affirmer qu’elle soit transmise.

D’une expérience de l’intérieur à un savoir réflexif conscientisé

Face à ces récits, notre travail consiste à dresser des taxinomies et à établir des corrélations en nous situant davantage dans une quête de cohérence que dans une volonté d’exhaustivité. Nous nous imprégnons du contenu récolté, alternant entre une lecture verticale, tant pour garder la logique propre à chaque récit que pour repérer les unités significatives, et une lecture horizontale, pour établir des relations par thèmes en commun.

Les personnes en situation de handicap sont des « bricoleurs de génie de la vie ». Ces parcours de vie, parfois colorés par le handicap dès la première respiration, parfois heurtés par celui-ci en cours de route, ou encore jalonnés par une présence du handicap de plus en plus envahissante, génèrent une expérience « de l’intérieur », souvent enfouie, qui ne demande qu’à être exprimée et reconnue. Ainsi, nous constatons que progressivement cette expérience « de l’intérieur » se raconte en se conjuguant à d’autres. Les personnes concernées ont de plus en plus accès aux clés nécessaires pour prendre la parole et faire part de leur expérience, c’est le cas des cinq contributeurs de cet article. Notre ambition est alors de faire émerger un savoir expérientiel issu du dialogue de ces multiples expériences, de la réflexion croisée de situations similaires ou connexes, considérant que « ce travail collectif favorise l’émergence d’autres compréhensions des situations traversées » (Gardien, 2017, p. 40). Il nous paraît utile d’insister ici sur le fait que ce « savoir expérientiel n’est pas une pure et simple compilation des situations de vie passées. Ce concept souligne d’emblée la distance et le travail de digestion des expériences. Il est fait de leçons tirées de la répétition de certaines situations qui permettent d’établir des règles d’action (savoir quoi faire ou comment se conduire dans tel ou tel cas) » (Godrie, 2016 p. 37).

Être reconnu capable et pouvoir choisir

Après échange, écoute et lecture de ces récits, il convient de mettre en exergue la présomption d’incompétence transverse aux divers entretiens biographiques de laquelle les personnes en situation de handicap, longtemps considérées comme « inutiles au monde » (Castel, 1995, p. 21), devraient être protégées, induisant des logiques incapacitantes (Andrien et Sarrazin, 2022). Cette présomption d’incompétence domine encore largement un grand nombre de discours défectologiques ou peut émerger dans les esprits de tout un chacun. Ainsi, nous constatons à quoi se heurtent les coauteurs, soit au cours de leur parcours scolaire et universitaire – « Pourquoi on ne te voit pas dans la salle d’examen ? Est-ce que tu passes vraiment les examens ? […] Tu te fais traiter de tricheuse au moment des examens » – ; soit face à la parentalité – « J’ai eu un garçon, il a 25 ans maintenant, et au début je me suis bien gardée de le dire parce que tu vois bien la possibilité qu’on te donne quand t’es en situation de vulnérabilité, et notamment de handicap évolutif dit “avec une maladie incurable”, il n’y a pas de possibilité si tu les écoutes… Dire que tu vas être maman, c’est t’entendre dire : “Mais tu te rends compte de ce que tu dis, qu’est-ce qu’il va devenir ce gosse et qui sait qui va s’en occuper à part le père.” […] Après, il faut le gérer, tu sais les gens ils sont violents, ils te mettent bien en face de tes incapacités, ils appuient bien dessus » – ; soit durant leur vie professionnelle – « On m’a laissé qu’une place de handicapée, on n’a jamais voulu que j’évolue parce que j’étais un poste réservé personne à mobilité réduite (PMR) ou de reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH), point à la ligne… Je voyais tout le monde passer devant moi, je formais les gens parce que j’étais dans l’administration, je formais les gens et ils me passaient tous devant… Ce n’était pas possible de penser que je pouvais être capable d’autre chose et de me saisir de mes compétences… C’est pour ça je t’ai dit “enfermée de l’extérieur, assignée à résidence”. »

Cette réalité se couple parfois à une injonction à la performance, aux problématiques de légitimité et de performativité. Une des personnes interrogées décrit un phénomène qu’il appelle « validification » dont il est l’objet pendant sa scolarité. Sous prétexte de faire preuve de capacités intellectuelles, les aménagements nécessaires peuvent être refusés ou considérés comme des privilèges aux yeux de ses camarades de promotion : « À l’université, les autres voient ma différence comme une façon d’avoir des privilèges. […] S’il y a des aménagements, alors cela signifie des privilèges auxquels les autres n’avaient pas droit. »

Toutefois, « ne se satisfaisant plus de discours compassionnels, les personnes revendiquent l’usage d’une liberté que chacun s’accorde dès lors qu’il n’est pas prisonnier d’un corps ou d’un esprit qui l’entrave » (Jeanne, 2014, p. 8), avec une volonté de « pouvoir choisir » qui se répète dans les expériences relatées. S’il s’avère que les choix sont fréquemment troublés en fonction de l’environnement, des conditions et des opportunités offertes dans les différents établissements – « J’ai dû me battre pour faire reconnaître mon intelligence. Notamment contre les canons de l’Éducation nationale, qui, adolescent, me refusait un accès à l’enseignement supérieur de mon souhait. Mon choix m’était donc imposé par l’administration », il n’en demeure pas moins que chacun refuse de dépendre de l’autre sans l’avoir choisi : « Même si je suis de moins en moins autonome, et donc de plus en plus tributaire des autres, je ne veux pas me soumettre. Je suis asservie à un système qui a ses propres règles, cependant je me donne la possibilité de dire : “Non, je ne suis pas d’accord.” Certains disent “mon patient”, “mon usager”, “mon handicapé”, mais je ne leur appartiens pas ! C’est une sensation horrible lorsque quelqu’un essaie d’avoir le pouvoir gratuit sur moi. […] Ce n’est pas parce que je suis handicapée que je ne peux plus raisonner, émettre mon avis, exprimer mes opinions, décider, gérer… Avoir un handicap ne m’empêche pas d’avoir des idées. Je suis là. J’existe. Je compte au même titre que tout un chacun, j’assume ma part de responsabilité, j’assume ma citoyenneté comme n’importe quelle autre personne. […] Il faut déformater et arrêter de croire que quand on est handicapé c’est les autres qui pensent pour toi et que c’est forcément le valide le sachant ; si tu veux un conseil ce n’est limite plus un conseil, c’est une injonction : “C’est ça que tu dois prendre comme fauteuil”, “C’est ça que tu dois mettre en place”, “C’est comme ça que tu dois faire”, et toi quand tu arrives en face et que tu dis “Mais non ce n’est pas ce que je demande, dites-moi ce qui existe et moi je vais choisir” eh ben… Il faut apprendre aux gens à s’appartenir, apprendre à s’écouter, apprendre à savoir qui on est, qu’est-ce qu’on peut déployer et comment on voit les choses » ; « Ce qui marque mon parcours d’étude, c’est sans doute le choix d’un cursus d’étude et d’une université. [Alors que dans une autre université] Ils me proposent une aide, celle d’un autre étudiant volontaire, sans bien réfléchir de l’idée plutôt absurde. [Pas question que] Je dépende d’une aide qui ne connaissait rien ou peu de chose sur le métier d’AVS et sans garantie que cet étudiant soit disponible à plein temps. » Enfin, ce qui se révèle au fil des récits, c’est la problématique récurrente du regard des autres et la volonté de faire changer la tendance à partir des personnes concernées. Certains estiment avoir souffert très tôt du regard des autres et donc préfèrent rester isolés : « Je préférais rester dans ma classe lors des récréations à cause du regard des autres qui me dérangeait. » Ce regard est parfois qualifié de curieux : « À l’entrée en sixième, c’est le début du fauteuil électrique ; à ce moment-là, c’est la curiosité des élèves dont je me rappelle. […] Les élèves étaient très curieux de voir le fauteuil, et malheureusement la plupart ne voyaient que le fauteuil et pas le camarade de classe » ; « La première épreuve que j’ai été amenée à vivre a été celle d’être constamment observée. […] En primaire, j’avais l’impression d’être regardée comme un Ovni, les autres ne comprenaient pas pourquoi je n’étais pas comme eux, toujours dans mon coin. » Ce même regard peut aussi être stigmatisant : « Quel dommage de ne pas sentir, dans le regard des autres, autre chose que le reflet d’une malade, autre chose qu’un état réducteur de handicapé, autre chose que de l’apitoiement ou de la condescendance. […] La vulnérabilité, c’est lorsque le regard de l’autre signifie qu’il vous écarte du monde des personnes crédibles. […] J’ai eu beaucoup du mal avec le regard au début, mais bon c’était compliqué pour moi parce ce que je ne comprenais pas, parfois ce sont des regards un peu de dé- goût tu vois plutôt : “Ah quelle horreur.” » Dès lors, l’un et l’autre agissent afin de renverser la tendance en partageant leur vécu et en éduquant le regard, convaincus que le sentiment d’identité se construit, par identification ou admiration, tout en cultivant son originalité. « Au collège, un peu de moqueries, mais dès que je leur partageais mon vécu, ce que j’aimerais faire et que je peux pas, ils ont commencé à être plus solidaires avec moi, passer du temps avec moi, à comprendre et à faire quelque chose de plus utile que de se bagarrer dans la cour d’école. […] Il est normal de s’interroger sur ce qui est différent de la norme sociologiquement admise. Pour continuer dans cette optique, il est possible d’offrir des réponses aux questions que les personnes – enfants, parents, enseignants – se posent, à condition que les réponses soient constructives et instructives afin de les sensibiliser. Pour que l’on accepte une différence comme le handicap, il faut la comprendre. Une fois qu’on l’a comprise, on peut trouver ce qui peut être amélioré et permettre à tout un chacun de vivre ensemble. » « Ce que j’ai appris, c’est que t’as le droit de regarder les gens ; moi je vois quelqu’un avec deux têtes, eh bien je le regarde ; je vois un handicap que je ne connais pas, je le regarde. […] Moi j’apprends aux parents, quand l’enfant dit : “Ah maman regarde” et que les parents disputent le gosse, je parle au gosse : “Tu as raison de poser des questions, soit curieux ; tu veux savoir, demande-moi”, parce que si tu laisses les situations comme ça, le gamin pour lui, d’une part c’est une bêtise, et d’autre part, il se fait disputer donc c’est négatif et il grandit avec ça. Qu’est-ce qu’on en fait quand il est adulte ? Forcément pour lui c’est négatif le handicap, parce qu’inconsciemment ça lui rappellera ce qui s’est passé, qu’il s’est fait disputer par sa mère. Il faut que les gens en situation de handicap apprennent à accueillir la curiosité parce que sinon on n’y arrivera pas, on a notre responsabilité. »

La relation aux autres, une frontière à franchir, un espace à créer

Au croisement de ces récits, l’enjeu fort qui apparaît est celui de la relation aux autres, conditionnée soit par les frontières franchies, soit par les espaces créés : « J’ai toujours eu le ressenti d’un espace à franchir entre moi et les autres ; un espace-temps plein d’équivoques et de malentendus ; un entre-deux qui ne débouchait pas forcément sur un entre-nous mais qui était une voie à conquérir quoiqu’il en coûte. Un tiers-inclus étrangement présent, un pont sans rives stables et sûres, mais une route de vie qui ne peut être évitée pour exister, même s’il faut prendre quelque- fois des chemins de traverse, ou faire l’école buissonnière pour la trouver » ; « Personnellement, ce qui m’a toujours poussé, c’est l’effort des autres. » Deux d’entre eux reconnaissent que certains professionnels ont dépassé les limites qui leur étaient fixées, par leur mission professionnelle ou par l’institution, pour les soutenir et les accompagner face aux épreuves ou empêchements : « Des professeurs et des éducateurs venaient en secret pour m’aider à travailler sur mes devoirs » ; « Un prof, je me rappellerai toujours, m’a proposé de me prendre sur son dos et nous avons fait le cross ensemble. […] Je me rappellerai toute ma vie de mon directeur de maternelle qui a bricolé pour moi un déambulateur, je ne le remercierai jamais assez. Je garde contact avec lui. » Toutefois, le risque d’isolement et d’invisibilité demeure : « J’étais invisible pour les travailleurs sociaux, les psychiatres, les psychologues. […] J’avais une vie sociale qui était lamentable parce que je ne travaillais pas ; pas de vie professionnelle, pas de vie amoureuse, pas de vie sociale, pas d’amis ; je tournais en rond dans le 9e arrondissement de Lyon ; j’ai vu le changement, la transformation de l’arrondissement ; j’ai vu arriver le métro mais à part ça, rien ! Dix ans après, ça n’allait plus du tout, j’ai déprimé, j’ai demandé l’hospitalisation à l’hôpital psychiatrique. » Il est capital de trouver des espaces non ségrégatifs, qui permettent de « rester dans la société, de ne pas quitter la société » : « J’ai eu cette chance de vivre dans des lieux, des lycées, où j’ai rencontré des gens qui étaient handicapés ou pas, avec qui on a su se construire, mais en tant que personnes. […] Moi, j’ai eu la chance d’être dans un internat où il y avait des valides et des personnes en situation de handicap, donc cela a beaucoup aidé. La collectivité, où il y avait que des handicapés, ne m’intéressait pas. J’avais besoin d’être mélangé, d’être dans la société, donc j’ai très vite quitté tout ce qui était établissement quand on a découvert ma maladie. J’ai eu la chance de tomber dans ce lycée où il y avait justement des valides et des invalides. Tout de suite, tu es dans une autre dynamique, tu as des amis valides et handicapés, mais tu es dans une dynamique de vie, pas une dynamique de handicapés tout court. Ça change tout parce que tu te retrouves avec des gens qui ont une voiture, tu peux sortir les week-ends c’est ça… Et avec d’autres personnels aussi, ce sont des étudiants qui s’occupaient de moi en internat, des étudiants ou des jeunes ; il y avait vraiment cette dynamique qui n’était pas du tout lourde comme c’est le cas dans les établissements médico-sociaux. »

Par ailleurs, il émerge une volonté commune de non seulement recevoir, mais de pouvoir donner, et de ne jamais abandonner : « Au début, je voulais être avocate pour défendre les gens fragiles et maintenant je le veux pour mon petit frère, pour qu’il vive dans une société avec moins d’injustice » ; « Les études supérieures que je poursuis sont motivées par tous ces gens que je dirais de l’ombre, bien que l’on ne les voie pas me suivre derrière mon dos pour m’encourager, ce sont leurs actions menées qui me motivent jusqu’ici. Finalement, je pense que je continue mes études pour remercier toutes ces personnes qui m’ont emmené jusqu’en deuxième année de licence. […] Je m’obstine avant d’abandonner. Il faut sourire face à l’espoir avant de pleurer face à l’abandon » ; « J’ai appris que l’on rencontre plus de difficultés que d’autres, mais cela n’empêche en rien le fait d’accomplir les mêmes choses » ; « Je voudrais dire qu’il faut rester optimiste, j’ai rencontré des obstacles que j’ai réussi à surmonter malgré tout, malgré mes difficultés psychiques, de la schizophrénie notamment dans mon cas ; avec de l’aide et beaucoup de courage, on peut réussir à avoir un parcours de vie épanoui ; à mon âge maintenant j’ai du recul et je peux faire cette conclusion-là : que rien n’est impossible finalement à qui sait se donner les moyens et sait s’entourer un minimum dans la société » ; « Savoir faire de sa souffrance une force. Mais aussi ne pas rendre responsables les autres, ne pas se positionner en victime. […] S’appartenir, être décideur, cela demande d’être responsable de soi-même, savoir gérer ses manques et être le premier responsable de soi. Ne pas attendre que ce soit forcément et automatiquement au tiers qu’incombe la responsabilité. Ne pas vivre pas procuration. […] Ce que j’aimerais transmettre, c’est de ne jamais laisser qui que ce soit dire qu’il est inutile. » Philippe décrit la nécessité de créer son association Rage d’exister avec l’ambition de « prendre part », « de ne plus seulement recevoir des autres, mais pouvoir donner en retour ».

Progressivement, chacun en tire une expertise, au sens d’un « verdict rendu possible par un savoir constitué à partir d’expériences antérieures » (Bourdet, 1984, p. 43). « Mon expertise, ce serait de remettre du sens dans la place que l’on a, celle qu’on veut et celle qu’on veut bien t’autoriser à prendre, ce sont deux choses différentes… Et donc faire un travail là-dessus et apprendre aux gens à s’appartenir. » L’expert est celui « versé dans un art qui s’apprend par expérience » (Bonaventure de Roquefort, 1829, p. 299). « Ce qui fait de moi une experte, c’est que je suis concernée par le handicap. J’ai vécu avec depuis que je suis née, aujourd’hui, ma vulnérabilité est encore présente. C’est grâce à cela que j’ai compris que l’on ne peut pas connaître, et encore moins comprendre, une situation à moins de la vivre. Je suis alors une experte dans ce domaine, grâce à ma vulnérabilité. » « Moi je vais me former pour continuer d’intervenir auprès des étudiants, avoir les outils pour mieux intervenir dans mon expertise. »

Conclusion

À l’issue de cette initiative exploratoire reposant sur une pluralité d’expériences, il convient de retenir la nature de cette connaissance nouvelle qualifiée de « savoir réflexif conscientisé », au sens de « savoir sur soi, pour soi, qui permet de mieux se connaître, de rendre intelligible une expérience singulière et donne du sens à un parcours de vie » (Amaré et Valran, 2017, p. 162). Il serait alors souhaitable d’envisager une forme de prolongement vers une communauté de pratique où « le but des membres n’est pas d’appartenir à la communauté, c’est d’apprendre au quotidien, apprendre des autres, apprendre sur soi, apprendre sur l’objet qui nous rassemble » (Wenger, 1999, p. 336). Enfin, ce travail colllectif a favorisé « un dia- logue citoyen fondé sur la reconnaissance de savoirs jusqu’ici dévalorisés, […] sans pour autant soutenir une approche plus radicale qui consisterait à imposer l’idée d’une forme de supériorité des savoirs issus de l’expérience » (Amaré et Bourgois, 2022, p. 238).

Notes de bas de page

1 Il n’y a pas de lien particulier entre ces territoires, mais il est utile de mentionner que cette pluralité d’expériences s’ancre dans une variété de territoires où vivent les auteurs.

Bibliographie

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