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Être reconnu mineur non accompagné et aller-vers le soin

Valentine Remy - Chargée d’étude Orspere-Samdarra
Lucile Berthaud - Éducatrice spécialisée, équipe mobile santé mentale à destination des jeunes migrants de la Métropole de Lyon Fondation OVE
Morgan Fahmi - Psychiatre, permanence d’accès aux soins de santé, CH Le Vinatier, Orspere-Samdarra

Année de publication : 2024

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, TRAVAIL SOCIAL, SANTE MENTALE, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°87 – Pars, cours, dévie (mai 2024)

Afin d’être reconnus mineurs non accompagnés (MNA) et donc accéder à une prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE)1en France, la reconnaissance de la minorité et de l’isolement des jeunes arrivés d’autres pays est nécessaire. Ces deux critères font spécifiquement l’objet d’évaluations précises par le conseil départemental. Lorsque la minorité des jeunes n’est pas attestée dans le cadre de l’évaluation initiale, ceux-ci ont la possibilité de contester la décision en saisissant le juge des enfants. En 2022, 1 159 jeunes se sont présentés au centre de mise à l’abri et d’évaluation (CMAE) de la métropole lyonnaise pour demander la reconnaissance de leur minorité2. Au total, 34 % des jeunes (soit 397) ont été directement « reconnus mineurs » par le conseil départemental et 79 % des jeunes ayant réalisé une saisine auprès du juge pour enfants ont finalement été reconnus mineurs3. Lorsque les jeunes se trouvent en « recours » – en attente de la saisine du juge –, leur situation est comme mise en pause. Cette période est également marquée par une forte précarisation, mais aussi une vulnérabilisation administrative, sociale et psychique. Dans le cadre d’une recherche-action, nous nous intéresserons à leurs vécus, leur santé mentale, ainsi qu’aux réponses qui peuvent leur être apportées pour les soutenir4.

Un parcours administratif précarisant

Pendant la durée du recours, les jeunes sont amenés à changer plusieurs fois de lieu de vie. Par exemple, à Lyon, de janvier à avril 2023, certains d’entre eux passaient leurs nuits dans une salle municipale ouverte par un collectif militant lorsqu’ils sortaient du dispositif d’hébergement proposé par le CMAE. Puis, dès qu’une place se libérait au sein de l’un des deux squats gérés par un collectif de soutien, les plus anciens les rejoignaient. Toujours selon leur ordre d’arrivée, ils intégraient ensuite un dispositif d’hébergement d’urgence spécifique aux jeunes en recours5 dans lequel ils restaient en attendant la réponse du juge des enfants. De septembre 2022 à mai 2023, des jeunes ont également été hébergés dans des gymnases mis à disposition par la ville. Ainsi, un parcours « type » se dessine pour les jeunes migrants isolés en recours qui accèdent progressivement à des lieux de vie moins précaires ainsi qu’à une prise en charge para-institutionnelle. Cela leur permet notamment d’accéder à des ressources diverses situées à différents endroits de la ville.

Des lieux de vie et de ressources

Ces jeunes, sans solution d’hébergement et sans reconnaissance statutaire, sont souvent très dépendants de leurs soutiens présents sur le territoire – des membres de collectifs associatifs ou militants. Ainsi, leur quotidien est rythmé par les apports que leur offrent les aidants. Par exemple, un grand nombre de jeunes assistent à des cours de français, dispensés chaque jour par le Secours populaire français dans le 7e arrondissement de la ville. Les bénévoles de l’association Accueil des mineurs isolés étrangers (Amie), dont les locaux se trouvent dans le 1e arrondissement, organisent également des temps de permanences afin d’accompagner les jeunes dans leurs procédures. Afin de bénéficier des repas dispensés par les restaurants sociaux, les jeunes sont aussi amenés à se déplacer dans le 3e arrondissement ou à Villeurbanne. Si d’autres groupes de jeunes précarisés à Lyon investissent l’espace public et se l’approprient pour constituer des espaces à soi6, celui-ci ne semble être qu’un lieu de passage permettant de relier des lieux ressources à d’autres aux yeux des jeunes en recours. Ainsi, en dehors des trajets qui répondent à la satisfaction de leurs besoins de première nécessité ou à des impératifs en lien avec leurs procédures, les jeunes rencontrés se déplacent peu au cours de la journée. Aly7, habitant en squat, confie : « Je ne connais pas Lyon, moi je connais deux endroits… J’ai maîtrisé comment quitter la maison, venir à Jean-Macé, quitter Jean-Macé et partir à la maison. » Les seuls déplacements qu’il effectue relient le squat où il habite, situé dans le 4e arrondissement, au Secours populaire. Une minorité des jeunes rencontrés se déplacent pour des activités de loisirs ou occupationnelles en fréquentant des terrains de foot, en se retrouvant au centre commercial ou en participant à des sorties organisées par des bénévoles.

Une mobilité entravée

En ne bénéficiant d’aucune prise en charge, ces jeunes n’ont pas accès à des titres de transport. Ainsi, pour se déplacer, ils sont contraints de frauder ou de marcher malgré les distances qui peuvent être importantes8. Mamadou explique : « Je suis à la maison, je ne vais pas partir quelque part parce que on n’a pas la carte de transport… De temps en temps, en entrant dans le métro par effraction, tout ça là, la police t’arrête. Ils t’arrêtent, ils te donnent une amende, des amendes de 110 € chaque jour. Ça va te décourager… C’est mieux de marcher à pied que de partir dans le métro. Quand tu te mets à voler dans le métro pour pouvoir entrer, tout le monde te regarde, c’est bizarre, bon… » Frauder provoque du stress et la peur d’être contrôlé ainsi qu’un sentiment de honte d’être perçu comme un voleur par les autres usagers. Nous pouvons également supposer qu’à l’instar des sans-papiers qui mettent en place des stratégies pour éviter les lieux où ils risquent de se faire contrôler9, les jeunes font eux aussi en sorte de minimiser leurs déplacements. Enfin, un autre frein à la mobilité auquel ils peuvent être confrontés est la peur de se perdre. En effet, beaucoup d’entre eux ne savent pas lire, se repérer sur un plan ou n’ont pas accès à un GPS par manque de batterie, de données mobiles ou même de téléphone portable. Mohamed livre : « Moi je ne connais pas Lyon comme ça hein, je ne peux pas dire que… Parce que sinon on me parle d’un endroit que je dois aller découvrir, ça quand même […] que là-bas c’est un endroit génial, que c’est bon, mais… […] Ouais, je ne suis jamais parti là-bas. Parce que je me suis dit que si je pars, est-ce que je ne vais pas me perdre ? » Les déplacements peuvent donc être vécus comme étant angoissants et fatigants.

La mobilité entravée des jeunes est d’autant plus contraignante pour ceux hébergés dans les lieux les plus précaires. En effet, ceux qui vivent dans des campements sont contraints de se déplacer de manière constante afin d’accéder aux ressources dont ils ont besoin (se laver, manger ou recharger leur téléphone portable). À l’opposé, les jeunes qui logent en squat ou dans des gymnases sont en général moins mobiles puisqu’ils accèdent à ces ressources directement sur leur lieu de vie. Pour ces derniers, s’absenter trop souvent de ces espaces peut égale- ment leur faire prendre le risque de passer à côté des ressources qu’ils offrent10. Ibrahima, habitant en squat, explique que le fait d’aller se promener peut lui faire louper l’heure du repas : « Parfois quand tu rentres la nourriture est finie, s’il n’y a pas de nourriture tu ne peux pas manger. C’est compliqué […] Parce que quand on prépare, on mange ensemble. Nous tous, on donne le signal dans le groupe que toute la nourriture est prête. Ça fait que si toi tu n’es pas là, on ne va pas t’attendre, on va manger. » Enfin, pour d’autres, c’est le poids de la procédure elle-même qui freine la mobilité. C’est notamment le cas de Souleymane qui raconte que le stress et les ruminations provoquées par sa situation l’empêchent d’apprécier les sorties. Le recours est venu figer son parcours : « Parce que ce qui me préoccupe beaucoup c’est ma procédure […] c’est d’être reconnu en tant que mineur. Si je suis reconnu en tant que mineur, je peux dire que la tête est tranquille, je peux faire n’importe quoi, je peux aller où je veux tranquille, j’ai la tête… Parce qu’actuellement je ne peux pas aller, m’arrêter dans un endroit où je peux dire… je vais bien me sentir à l’aise, où je vais oublier vraiment la vie que je mène. Pour le moment je n’aime pas faire les sorties. Je suis dans le gymnase, à l’école, le gymnase, l’école, le gymnase. »

Au-delà des ressources qu’ils peuvent trouver au sein de leurs lieux d’hébergement, nous pouvons également interroger les raisons qui poussent les jeunes à investir fortement ces espaces et qui y priorisent donc leur présence au dépens de leur mobilité. Cela ne serait-il pas aussi une manière de se mettre à distance d’une vision négative qu’ils pour- raient avoir sur le fait de « traîner » dans l’espace public ? En effet, cette pratique est souvent associée à une situation de sans-abrisme que la plupart des jeunes ont vécu et dont ils souhaitent à tout prix se différencier. Dans ce contexte, comment soutenir la santé mentale de ces jeunes ? Il semble alors intéressant d’aller au-devant des demandes et de prévenir l’aggravation de certaines situations.

Soutenir la santé mentale et aller vers d’autres pratiques

C’est dans cette dynamique que l’équipe mobile en santé mentale à destination des jeunes migrants de la Métro- pole de Lyon a été créée11. En prenant en compte le rapport à la mobilité qu’ont les jeunes, l’équipe se déplace directement sur leurs lieux de vie. Elle leur donne également des rendez-vous dans des endroits identifiés par les jeunes eux-mêmes, souvent à proximité des services d’aide qu’ils fréquentent, connaissent et choisissent. Ces modalités d’aller-vers facilitent la rencontre entre les jeunes et l’équipe. De plus, cela évite des déplacements supplémentaires aux jeunes qu’ils pourraient en plus juger inutiles.

L’ensemble des parcours des jeunes ainsi que leurs particularités individuelles sont pris en compte. Au-delà des problématiques de santé mentale, l’équipe s’intéresse aux questions administratives, d’hygiène, de loisirs, d’alimentation, de compréhension de l’environnement, à la santé globale ou encore à la scolarité des jeunes accompagnés. Si leurs trajectoires et leurs récits peuvent se ressembler (les histoires de vie, les parcours migratoires, l’exposition aux traumatismes et à la perte d’êtres chers), leur rencontre avec les professionnels s’inscrit dans un contexte unique. Le fait de s’intéresser à ce qui leur pose question dans l’ici et maintenant per- met de créer un lien de confiance et d’aborder des sujets de mal-être plus profonds. Garder un esprit ouvert aux singularités permet de mieux entrevoir certaines spécificités et d’éviter certains écueils (par exemple, celui du « tout trauma » qui impliquerait que toute la souffrance du jeune serait en lien avec l’exposition à des événements traumatiques). En effet, de nombreux symptômes sont réactionnels aux conditions de vie, les facteurs de risques (notamment la consommation de substances) sont multiples, les connaissances en santé et les représentations de la maladie sont variables, et les idiomes de détresse – soit la manière dont la souffrance s’exprime – différents. Par exemple, la frontière entre des éléments psychotiques, traumatiques et dissociatifs est parfois ténue. Il y a donc un intérêt à ne pas voir les troubles uniquement sous la forme de diagnostic (en prenant une approche catégorielle), mais plutôt sous la forme de dimensions, d’un continuum entre le normal et le pathologique (en prenant une approche dimensionnelle).

Du côté des professionnels de l’équipe mobile, prendre en compte l’ensemble de ces caractéristiques et proposer un soin psychosocial moins cloisonné semble permettre une meilleure adhésion des jeunes. L’identification de partenaires pouvant contribuer au mieux-être du public les incite à rester en veille sur les orientations possibles (vers des dispositifs de soin, mais aussi des activités sportives ou artistiques).

Conclusion

Les actions d’aller vers sont indispensables afin de suivre, d’accompagner et d’orienter au mieux les jeunes migrants isolés dans le réseau de soin. Il est important de souligner que leur parcours ne se termine pas avec la reconnaissance de leur minorité. Le recours n’est qu’une étape de leur « parcours MNA » qui s’inscrit lui-même dans un parcours de vie. Développer, dans les soins comme dans l’accompagnement social, une vision à long terme éviterait d’ajouter des obstacles et des ruptures aux parcours semés d’embûches de ces jeunes.

Notes de bas de page

1 Selon l’article 10 de l’arrêté du 20 novembre 2019 pris en application de R. 221-11 du Code de l’action sociale et des familles relatif aux modalités de l’évaluation des personnes se présentant comme mineures et privées temporairement ou définitivement de la protection de leur famille : « La personne qui est évaluée mineur privé temporairement ou définitivement de la protection de sa famille bénéficie des dispositions relatives à la protection de l’enfance. »

2 Mission d’évaluation et d’orientation des mineurs isolés étrangers – Meomie (2023). Bilan d’activité 2022.

3 En effet, la grande majorité des jeunes qui saisissent le juge des enfants obtiennent le statut de mineur.

Les analyses présentées dans cet article se basent sur différentes données. Un travail ethnographique a tout d’abord été réalisé à Lyon, de février à juin 2023, dans différents lieux de vie des jeunes en recours ainsi qu’auprès de l’équipe mobile en santé mentale à destination des jeunes migrants de la Métropole de Lyon, portée par la fondation OVE. Un corpus de 8 entretiens semi-directifs a été effectué avec 9 jeunes hébergés ou ayant été hébergés dans différents lieux (tels que des gymnases, des squats, ou la salle mise à disposition par un collectif). Huit entretiens ont également été menés avec différents acteurs professionnels et bénévoles qui travaillent, à Lyon, auprès des jeunes migrants.

5 Les dispositifs « Les stations », portés par l’association Le Mas, ont été mises en place sur la métropole lyonnaise.

6  Loth, C. et Tissot,N. (2023). Jeunes à la rue usagers de drogues : se construire des territoires existentiels. Revue française des affaires sociales, 1, 131-151.

7 Les prénoms des jeunes ont été modifiés par souci d’anonymat.

8 Par exemple, les jeunes logés dans les squats du 4e arrondis- sement ont plus d’une heure de marche pour participer aux cours proposés par le Secours populaire français, dans le 7e arrondissement.

9  Le Courant, S. (2022). Vivre sous la menace : Les sans-papiers et l’État. Édition Seuil.

10 Des repas, de l’aide au devoir, des interven- tions d’autres structures associatives…

11  L’équipe mobile en santé mentale à destination des jeunes migrants de la Métropole de Lyon, portée par la fondation OVE, est composée d’une infirmière, d’un psychologue et d’une éducatrice spécialisée. Elle intervient auprès de jeunes jusqu’à l’âge de 21 ans, pris en charge par l’ASE ou « en recours ».Leur mission principale est de soutenir la santé mentale des jeunes migrants en proposant un soin non spécifique, psychosocial, et en facilitant l’accès aux soins (vulgarisation, orientation, accompagnement, coordination, médiation). Ils participent à la déconstruction de certains blocages que peuvent rencontrer certains jeunes au sujet de l’accès aux soins. Ceux-ci peuvent être liés à la méconnaissance des dispositifs, à des croyances culturelles ou encore à des symptômes. L’équipe travaille de manière confidentielle dans une démarche d’aller-vers et de libre adhésion.

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