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Sortir de prison, se perdre dans les mailles du filet

Camille Lancelevée - Maîtresse de conférences en sociologie, Université de Strasbourg, UMR7363 – Sage, F-67000
Thomas Fovet - Maître de conférences en psychiatrie adulte Université de Lille, Inserm, CHU Lille U1172 - Lille Neuroscience & Cognition, F-59000

Année de publication : 2024

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Sociologie, Psychiatrie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°87 – Pars, cours, dévie (mai 2024)

25 septembre. Boris1 est libéré après deux mois d’incarcération. Cinquante-huit jours exactement. Il est presque insouciant dans la voiture de l’équipe mobile transitionnelle (Emot) qui le ramène en centre-ville : sa sœur a accepté de l’héberger pour quelque temps, son frère lui a transféré un peu d’argent. Il commence par « appeler Barack Obama » pour l’informer de sa sortie, puis il se rendra dans les rues commerçantes pour « se resaper » : il ne ressemble plus à rien après ces semaines en cellule. Fanny et Antoine (les deux infirmiers de l’équipe) lui proposent de déjeuner dans un fast-food avant d’aller chercher ses traitements : l’équipe mobile lui fournira son antipsychotique le temps qu’il puisse mettre ses droits à jour auprès de la caisse primaire d’assurance maladie. Mais ça peut attendre, se dit-il, il se sent bien et il entend profiter de cette belle journée de printemps.

30 septembre

Boris s’impatiente sur un banc de la place de la République. Sa sœur l’a mis dehors parce qu’elle le trouvait « ingérable ». Il a appelé le portable de l’équipe mobile et a rendez-vous dans un café voisin avec Paloma, psychiatre, et Liv, assistante sociale, pour faire le point : il n’y comprend rien à ces histoires de 115, de délai d’attente, de centre d’hébergement. Il suffirait que « Barack Obama intervienne » comme il a promis de le faire et ce serait réglé. Ou au moins qu’il puisse rentrer dans l’appartement qu’il partageait avec sa compagne et son fils. Mais une mesure d’éloignement familial a été prononcée par le juge, craignant une réitération des faits de violences conjugales qui l’ont amené en prison pour cette peine de deux mois. Il aimerait au moins pouvoir récupérer ses vêtements, ses papiers : Liv suggère d’en parler lors de son prochain rendez-vous avec le service pénitentiaire d’insertion et de probation pour que la demande soit transmise au juge d’application des peines. Quant à Paloma, elle lui répète ce qu’elle lui avait déjà dit lorsqu’ils se sont rencontrés en prison2 : « Il faut prendre les traitements ! » Boris n’est pas contre, mais il se dit que l’urgence n’est pas là : il faudrait déjà qu’il sache où dormir ce soir. Quelques coups de fil plus tard, son frère accepte bon gré mal gré de lui payer quelques nuits dans un hôtel Formule 1. Mais à la condition de payer directement l’hôtel pour que Boris n’utilise pas l’argent à d’autres fins, pour s’acheter des baskets neuves, par exemple.

11 octobre

Les deux infirmiers de l’Emot accompagnent Boris à son rendez-vous au service pénitentiaire d’insertion et de probation, chargé de vérifier qu’il respecte bien les conditions de son sursis avec mise à l’épreuve. Depuis l’instant où ils l’ont récupéré dans l’hôtel de fortune où il dort maintenant – après avoir été prié de quitter l’hôtel précédent pour tapage nocturne –, Fanny et Antoine s’échangent des regards inquiets. Boris les regarde à peine, il est plongé dans une conversation exaltée avec son téléphone éteint. Ce n’est pas Barack Obama aujourd’hui, c’est le président du Ghana, son pays d’origine. Boris est en colère, il lui reproche de l’avoir abandonné. Il tape férocement du plat de la main sur la carrosserie de la voiture tandis que Fanny le tire doucement vers l’entrée du bâtiment pour son rendez-vous. Antoine s’éloigne et appelle discrètement le service d’aide médical d’urgence (Samu) pour obtenir son hospitalisation en psychiatrie. Une ambulance arrive bientôt, Boris s’éloigne en direction de l’hôpital de Paumelle.

12 novembre

Boris sort de sa deuxième hospitalisation sans consentement à l’hôpital de Paumelle. Celle-ci a duré cinq jours. La précédente, quatre. À peu de choses près, c’est le même scénario : on l’amène en ambulance depuis les urgences de l’hôpital. Il finit par accepter de prendre un traitement pour ne pas rester enfermé en chambre d’isolement, il dort pendant 24 heures, puis il commence à tourner en rond et à peine a-t-il commencé à se plaindre qu’il se retrouve sur le perron du service, sans solution d’héberge- ment pour le soir. Il a l’impression que le psychiatre « s’en fout », il lui a bien dit qu’il n’était pas son référent, qu’il fallait « voir ça avec [son] secteur ». Cette fois encore, il saisit son téléphone, appelle l’équipe mobile qui lui réexplique : « Il faut appeler le 1153, maintenant vous avez un peu d’ancienneté, ils vont vous aider à trouver un centre d’hébergement! » Mais il aimerait bien que quelqu’un vienne le chercher, il ne sait pas quoi leur dire aux gens du 115. Un rendez- vous est convenu pour que l’équipe le dépanne pour la suite de son traitement : il n’est toujours affilié à aucune caisse d’assurance maladie4 et il est hors de question qu’il utilise la petite somme que lui verse son frère pour se payer des traitements qu’il ne trouve pas indispensables.

4 décembre

Le rendez-vous tant attendu par l’équipe mobile arrive enfin. Près de trois mois après sa sortie de prison, Boris rencontre aujourd’hui un psychiatre du centre médico-psychologique (CMP). Paloma et Antoine l’attendent à l’extérieur de la structure : il en sort une bonne heure plus tard, un peu dubitatif. Son psychiatre, le Dr Barbe, lui a proposé de passer à un traitement par injection retard : « Vous y croyez, vous ? Une piqûre par mois et c’est bon ? » Les encouragements de la psychiatre et de l’infirmier semblent le rassurer. Il essaiera. Pour l’heure, il est temps de rejoindre le centre d’hébergement des Lys où il a enfin une chambre. Elle est petite, elle est sombre, elle donne presque sur l’autoroute, mais il s’y sent bien. Bien mieux en tout cas qu’à la rue, où il a passé trois nuits au mois d’octobre.

10 janvier

Boris sirote un diabolo menthe à la terrasse du café des Anges. Fanny et Liv s’installent à sa table : il a bonne mine, un grand sourire, des lunettes de soleil sur la tête malgré le temps gris. Elles lui ont donné rendez-vous pour prendre de ses nouvelles. Il se sent bien, il est étonné de ne pas être plus « cassé » après l’injection qu’il a reçu le matin même. Il commence à parler de projets : il aimerait pouvoir revoir son fils un peu plus souvent, peut-être trouver une colo- cation, peut-être passer voir sa famille au Ghana. Mais en attendant, il y a plus important : la coupe d’Afrique des Nations vient de débuter, le Ghana joue ce soir contre le Maroc. C’est une petite équipe de foot mais « qui n’espère rien n’a rien », explique Boris.

12 mars

Quartier arrivant de la prison de Marlin. Paloma a identifié le nom de Boris sur la liste des personnes récemment incarcérées. Elle le reçoit pour un entretien arrivant et comprend qu’il a été incarcéré pour non-respect de la mesure d’éloignement : son sursis avec mise à l’épreuve a été révoqué et il débute une deuxième peine de deux mois. Son récit est confus, aux délibérations complexes avec ses interlocuteurs imaginaires se mêlent des considérations sur le rôle de père de famille. Boris est tellement emporté par ce dialogue interne qu’il ne semble pas tout à fait conscient de se trouver dans un établissement pénitentiaire. Paloma suppose qu’il n’a pas poursuivi les injections retard. Elle se demande combien de temps Boris « tiendra » dans le bâtiment de détention classique, à quel moment ses comportements débordants finiront par excéder ses codétenus et les surveillants d’étage. Elle se doute qu’il faudra bientôt l’envoyer à l’unité hospitalière spécialement aménagée (UHSA)5 d’Herbin qui accueille les personnes détenues. Elle recommande aux infirmières qui assurent la distribution des traitements de « le surveiller comme le lait sur le feu ».

L’équipe mobile transitionnelle (Emot)

L’Emot est un dispositif de soins psychiatriques ambulatoires dédié aux personnes avec des troubles psychiatriques sévères et sortant de prison. La première Emot a débuté son activité à Lille à l’automne 2020. Toulouse (2021) et Aix-en-Provence (2022) disposent désormais d’une équipe mobile sur le même modèle. La durée de prise en charge par l’Emot après la libération est initialement fixée à deux mois mais elle peut être renouvelée, pour une période maximale de six mois. Les équipes accompagnent en priorité des personnes vivant avec des troubles psychiatriques sévères (trouble psychotique, trouble bipolaire), souvent en association avec des consommations de subs- tances psychoactives (cannabis, héroïne, crack…), cette association étant fréquente en milieu pénitentiaire. Les questions d’accès aux droits sociaux représentent une part importante du travail de l’Emot, mais la mission principale de ce dispositif d’interstice consiste à fluidifier le lien entre les structures psychiatriques intra et extra-carcérales. Le relais de soin au CMP est cependant compliqué par l’allongement des délais de rendez-vous et la sectorisation géographique. Le délai médian de premier contact dépasse 21 jours (plusieurs mois en ce qui concerne le rendez-vous avec un psychiatre) et certains CMP restent réticents à accueillir des personnes sortant de prison.

Notes de bas de page

1 Le nom de la personne présentée dans ce texte a été pseudonymisé. Les informations susceptibles de l’identifier ont été supprimées ou légèrement modifiées afin de protéger son anonymat. Le portrait de Boris est reconstruit à partir des témoignages des membres de l’Emot qui l’ont accompagné pendant cinq mois.

2 Comme plusieurs des membres de l’Emot, Paloma exerce à mi-temps en milieu pénitentiaire et à mi-temps au sein de l’équipe mobile.

3 Le 115 est un dispositif de veille sociale pour l’accueil et l’orientation des personnes sans abri ou en détresse ayant besoin d’un hébergement d’urgence ou d’un logement adapté. Les places d’hébergement étant largement inférieures à la demande, une liste d’attente mise en place prend en compte l’ancienneté de la demande. L’incarcération n’étant pas considérée comme une période de sans- abrisme, les sortants de prison ne bénéficient d’aucune priorité pour accéder aux places d’hébergement.

4 À la sortie de prison, les personnes libérées quittent le régime d’assurance maladie spécifique auquel ils sont affiliés au cours de leur incarcération et doivent régulariser leurs droits (accès à la sécurité sociale, complémentaire santé solidaire) auprès de leur caisse primaire d’assurance maladie de auquel ils sont affiliés au cours de leur incarcération
et doivent régulariser leurs droits (accès à la sécurité sociale, complémentaire santé solidaire) auprès de leur caisse primaire d’assurance maladie de rattachement. Néanmoins pour les sortants sans hébergement, cette régularisation est compliquée par l’absence d’adresse de domiciliation.

5 L’unité hospitalière spécialement aménagée est une unité de psychiatrie qui prend en charge des personnes détenues nécessitant des soins psychiatriques en hospitalisation complète. Il en existe 9 (440 lits) sur le territoire métropolitain pour l’ensemble de la population carcérale (76 766 personnes au 1e mars 2024). Trois unités supplémentaires vont ouvrir dans les prochaines années.

Bibliographie

À lire :

Fovet, T., Scouflaire, T., Belet, B., Demeulemees- ter, E. et Thomas, P. (2023). L’équipe mobile transitionnelle, des soins psychiatriques en sortie de prison. Soins Psychiatrie, 44, 36-40 ;

Fovet, T., Eck, M. et Bouchard, J.-P. (2023). De quels troubles psychiatriques souffrent les personnes détenues en France ?, Les Annales Médico-Psychologiques, 180(9), 970-77 ;

Fovet, T., Lamer, A., Teston, R., Scouflaire, T., Thomas, P., Horn, M. et Amad, A. (2021). Access to a scheduled psychiatric community consultation for prisoners with mood disorders during the immediate post-release period. Journal of Affective Disorders Reports, 4, 100088 ;

Lancelevée, C., Fovet,T. (2024). La prison pour asile ? Enquête sur la santé mentale en milieu carcéral. Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

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