« Avoir la mort au cœur. » Cette expression, qui remonte au XVIIe siècle, évoque un sentiment de tristesse, une affliction profonde. À cette époque, le terme « mort » était utilisé pour désigner une souffrance intérieure, une douleur émotionnelle importante, et non la fin de vie elle-même. La mort est souvent éprouvée comme une contrainte extérieure, une fatalité qui s’impose à nous, plutôt qu’un processus à la fois intime et collectif. Les changements sociétaux façonnent notre compréhension de la mort et du deuil. Ces évolutions ont des implications profondes sur la manière dont nous accompagnons ceux qui sont confrontés à la fin de vie.
Aujourd’hui, avec les avancées des sciences médicales, la mort est souvent perçue comme un échec à éviter à tout prix. Dans le cadre d’une recherche ethnographique menée auprès de l’association Dare Protezione1, nous avons exploré le thème de la mort dans les soins en biomédecine. Des entretiens ont été réalisés avec des médecins travaillant dans des hospices ainsi qu’avec des infirmiers en arrêt maladie et en reconversion professionnelle. En tant qu’individus et soignants, nous sommes amenés à nous interroger sur la place de la vieillesse, de la maladie et de la finitude au sein de nos institutions, mais aussi sur leur prise en charge. La perte d’un être cher nous confronte, tout comme les patients et leur famille, à un profond malaise. Cela soulève également des défis éthiques et subjectifs.
Face à la mort, un malaise partagé
Les entretiens réalisés auprès des soignants révèlent des sentiments d’abandon et d’incompréhension importants lorsqu’ils sont confrontés à la mort. Le système de santé, souvent axé sur la guérison à tout prix, peut négliger l’importance de l’accompagnement en fin de vie. Dans la culture hospitalière, la mort est souvent perçue comme un échec, tant sur le plan personnel que professionnel. En effet, elle marque la fin des soins, prérogative exclusive des vivants. Les soignants se retrouvent alors dans une position délicate, tiraillés entre les attentes institutionnelles et leurs propres valeurs humaines. Un profond malaise s’exprime donc chez ces derniers, en réponse à l’imposition des protocoles, aux « injonctions paradoxales » au sein des pratiques thérapeutiques – notamment dans un contexte d’accompagnement à la fin de vie –, ainsi que des « forts écarts » entre leur formation et les pratiques hospitalières – particulièrement au sujet de la relation avec le patient. Ce malaise est également partagé par les patients et leurs familles. Il se manifeste de différentes manières, soit par l’expression de nombreuses plaintes, des dénonciations à l’encontre des soignants et des institutions de soins, des échecs thérapeutiques, la rupture de l’alliance thérapeutique, des recours inappropriés aux urgences et une demande accrue de recours à l’euthanasie.
L’importance de la sociabilité autour de la mort
La perspective biomédicale de la mort modifie profondément la dynamique entre les soignants et les patients en influençant la manière dont ceux-ci interagissent et se perçoivent mutuellement dans le contexte des soins de santé. « Tout de suite, dès que le patient meurt, notre travail de soignant se termine. Nous devons libérer le lit le plus tôt possible, nous n’avons pas le droit de faire la toilette funéraire. Le corps doit être soumis à d’autres protocoles. Mais, pour moi, il ne s’agit pas d’un corps, c’est toujours mon patient. » Une transition brutale s’opère entre l’image d’un patient et celle d’un corps après la mort comme l’exprime l’embarras de cette infirmière ayant travaillé en réanimation. Pour elle, le patient garde son identité même après son décès. Cette idée se heurte cruellement aux impératifs du système hospitalier. La discordance entre ses valeurs humaines et les principes institutionnels est vécue comme une source de stress et d’angoisse constante.
L’absence de moments collectifs pour accompagner la mort d’un patient est également mise en lumière par les entretiens menés. En effet, la mort est un moment charnière qui entraîne une réorganisation sociale. Les rituels funéraires ne se limitent pas à de simples actes de mémoire, ils sont également un moyen de renforcer les liens communautaires. En partageant leur chagrin, les membres d’une commu-nauté créent un espace de solidarité et de soutien mutuel. Ainsi, ils maintiennent le lien social entre les vivants et les morts tout en offrant un espace pour l’expression des émotions. Ils offrent donc un soutien inestimable aux personnes endeuillées, qu’il s’agissent de professionnels ou des membres de l’entourage.
Vers une réflexion collective
La mort, en tant que sujet de réflexion, nous pousse à interroger nos propres représentations, mais aussi à envisager des cadres institutionnels plus humains et respectueux des valeurs des professionnels, des patients et de leur entourage. Un risque élevé de burn out est repéré auprès des soignants qui se sentent souvent « maltraités » par les institutions et la société, considérant que celles-ci ne leur fournissent ni les outils, ni les espaces, ni le temps nécessaires pour élaborer l’expérience de la mort. Afin de prévenir l’épuisement professionnel et de favoriser un accompagnement de qualité, des espaces de dialogue et de soutien à destination des soignants s’avèrent nécessaires. Il importe aussi que des temps de formation soient proposés afin que les dimensions émotionnelles, culturelles et spirituelles de la mort soient abordées.
Notes de bas de page
1 Cette recherche a été menée à Livourne, en Italie, entre 2008 et 2010. Dare protezione est une association italienne qui s’inspire des principes de la philosophie bouddhiste tibétaine. Elle a été fondée dans le but de promouvoir la culture de l’accompagnement à la mort afin de soutenir les individus et les familles dans le processus délicat de la maladie grave et de la fin de vie. Grâce à la présence de bénévoles, d’assistants spirituels et de coaches, les personnes bénéficient d’un soutien humain et spirituel en soins palliatifs.