Les associations d’accompagnement au deuil constatent que les publics exposés à des inégalités sociales recourent peu à leurs offres. En effet, trois facteurs peuvent compliquer le processus de deuil, soit le lien avec le défunt, les circonstances du décès, mais aussi les fragilités et les antécédents individuels. Comment le deuil est-il vécu par les personnes en situation de vulnérabilité, de précarité, d’isolement ou de déficit d’accès aux soins ? Dans ces contextes, comment accompagner le deuil ? L’association Empreintes mène, depuis 2023, une étude permettant de dresser un état des lieux et d’identifier des propositions pour soutenir les personnes vulnérables face au deuil1. Les contextes de migration, de détention, de protection de l’enfance, de victimisation ainsi que de grande précarité ont été explorés. Les observations partagées par l’ensemble des professionnels rencontrés ont constitué une matière précieuse. Elles ont révélé des éléments spécifiques aux expériences de deuil traversées par des personnes concernées par la vulnérabilité, ainsi que l’exposition que vivent les professionnels qui les accompagnent.
Accompagner le deuil, regards de professionnels
Les situations décrites par les professionnels mettent en lumière le cumul de fragilités, l’isolement, les urgences de vie, les ruptures de parcours et les circonstances des décès des personnes. Indépendamment du contexte, il est important de souligner une convergence des expériences, des enjeux du deuil et de son accompagnement puisque, dans toutes les situations explorées, le deuil apparaît souvent comme étant traumatique, tu, répété, non reconnu, incertain, empêché, ou encore symbolique. Parmi les constats principaux qui ressortent des entretiens menés auprès des professionnels, nous pouvons tout d’abord citer le fait que le deuil est omniprésent dans les parcours des personnes. Souvent en toile de fond dans la vie des bénéficiaires, il demeure cependant rarement nommé ou exprimé. Les parcours de vie des personnes sont marqués par des ruptures, des séparations, des pertes anciennes ou récentes, laissant des empreintes durables et des douleurs souvent sourdes.
Une confusion fréquente entre le deuil symbolique et la perte réelle d’un être cher apparaît également. Les premières évocations de deuils concernent souvent « la vie d’avant », « la famille absente », « le logement perdu » avant d’aborder les vécus de deuils de « compagnons de galère », « de voisins et résidents » ou « de proches dont on a perdu le contact ». Les pertes, les ruptures et les décès vécus par les personnes accompagnées apparaissent multiples et imbriqués. Le sentiment de responsabilité des professionnels vis-à-vis des personnes accompagnées face aux questions liées à la fin de vie, à la mort et à la préparation des décisions anticipées marque lui aussi fortement les discours. Les besoins des professionnels face au deuil sont rarement pris en compte. En effet, peu d’espaces pour en parler en équipe existent et une forme de pudeur persiste, empêchant d’aborder cette thématique au travail. Pourtant, ces acteurs de terrain sont régulièrement confrontés à la mort des personnes qu’ils accompagnent, parfois sur une longue période, et qui sont majoritairement isolées de leurs familles ou socialement. Lorsqu’un décès survient et en l’absence de proches identifiés, ils endossent souvent la responsabilité de l’organisation des obsèques ou du tri des effets personnels. Ces situations génèrent un sentiment de dénuement lorsque rien n’a été anticipé et sont d’autant plus complexes lorsqu’elles résonnent avec des deuils personnels. Enfin, le positionnement de l’équipe et de la structure lors d’un décès sont attentivement observés par les personnes accompagnées. Ainsi, elles le perçoivent comme une forme d’indice sur la manière dont leur propre décès pourrait être traité. Ce signal fort mérite aussi d’être pris en compte.
Vivre le deuil, expériences des personnes concernées
À travers les entretiens menés2, les personnes concernées ont exprimé leurs besoins au sujet du deuil et des questions liées à la fin de vie ainsi qu’aux obsèques, soulevant aussi certaines spécificités. Dans de nombreux récits, les deuils se répètent sans répit et s’accumulent. Ils concernent la perte d’amis, de proches, de voisins, mais aussi de compagnons de galère. L’enchaînement des décès, souvent brutaux, parfois violents, laisse peu de place à l’élaboration de chacun d’eux. « J’ai fait mon calcul. En huit ans ici, il y a eu sept décès. Sept, c’est incroyable. J’ai jamais vu autant de décès », dit Robert, résidant au sein d’une pension de famille. Les deuils de pairs sont souvent invisibilisés, privés de reconnaissance et d’espaces pour être partagés. Pourtant, des liens discrets se sont parfois tissés entre les personnes lors des petits déjeuners partagés, des activités collectives, des anniversaires fêtés ensemble dans les hébergements collectifs. Pour certaines d’entre elles, dont les vies sont marquées par les ruptures, il s’agissait parfois de leurs seuls liens. De plus, le décès de pairs auxquels on s’identifie renvoie à sa propre finitude, à ses peurs et à la réalité de son isolement, comme l’exprime Noël, soutenu par une association engagée auprès de personnes âgées isolées : « Quand j’y pense, tous ceux qui sont partis, mes trois meilleurs copains. Dans ma tête, je ne dis rien, mais des fois, je crois toujours que le prochain, ce sera moi dans la boîte. » De même, la perte d’un animal, véritable compagnon de vie, suscite également une douleur profonde, pouvant par ailleurs raviver des deuils antérieurs ou fragiliser un équilibre déjà précaire. « Ça a réactivé la mort de mon père […]. Comme un abandon. Un re-abandon […]. Ça m’a déclenché plein de choses », évoque Élisabeth, accompagnée dans le cadre d’un dispositif visant à garantir un accompagnement digne des personnes en situation de précarité. Les deuils fragilisent les personnes. « C’est dur de remonter une pente, surtout comme ça », confie Noël, pour qui c’est important d’être là lorsqu’un résident, un voisin, un compagnon décède. « C’est un coup à reprendre l’alcool », ajoute-t-il. La douleur du deuil apparaît comme un facteur de grande vulnérabilité. Lorsqu’elle n’est ni exprimée, ni reconnue, ni accompagnée, elle devient un facteur de risque. Par conséquent, certaines personnes évoquent le fait de consommer de l’alcool, de se replier sur elles-mêmes, de s’isoler ou d’avoir des idées suicidaires.
Pour les personnes en situation de grande précarité et dont les priorités sont, avant tout, de trouver un lieu pour dormir, de se nourrir ou de régler des démarches administratives, les émotions sont souvent reléguées au second plan. De plus, l’isolement familial ou social fait que l’information qui concerne le décès d’un proche est aléatoire et arrive souvent de manière tardive. Ainsi, le contexte de rupture de liens ne favorise pas l’intégration de la réalité du décès et le partage des émotions. Ici, les deuils sont donc différés, comme l’explique Rémi, hébergé depuis plusieurs années en pension de famille, qui n’a pas pu assister aux obsèques de sa mère : « Après, c’était trop tard, elle était déjà enterrée. Comment faire le deuil ? » Enfin, en situation de précarité, les rituels collectifs peuvent être empêchés par des conflits familiaux, des contraintes matérielles, telles que l’absence de moyens financiers ou de moyens de locomotion, l’éloignement géographique ou une santé fragilisée par les conditions de vie. Les deuils et les rituels associés sont empêchés, comme le souligne Rémi : « Je n’ai pas de moyen de locomotion. C’est surtout ça, comme je n’ai plus le droit de conduire et que là-bas où elle est enterrée, c’est un tout petit village, il n’y a pas de bus. »
La force du lien
Il importe de reconnaître pleinement le vécu de deuil des personnes parallèlement exposées à des inégalités sociales et de renforcer leur soutien. Accompagner le deuil, c’est s’appuyer sur la force du lien social. Des liens nouveaux se tissent au sein des espaces collectifs et des lieux de vie, ces derniers sont essentiels au soutien d’une personne endeuillée. L’objectif est également de donner aux personnes l’accès à une écoute individuelle ou collective, fondée sur des connaissances et des compétences concernant les spécificités de leur situation, le deuil et son accompagnement. Le soutien apporté par les professionnels doit être valorisé car ils accompagnent avec justesse et pudeur ces vécus sensibles. Ils doivent être davantage outillés, soutenus et pouvoir s’appuyer sur des formations, de la supervision ainsi que sur des relais extérieurs, comme certaines associations d’accompagnement au deuil ou des professionnels experts.
Notes de bas de page
1 L’association Empreintes, d’abord nommée « Vivre son deuil », développe un accompagnement de deuil pour tous etpartout à travers trois pôles d’activité : aider, former et mobiliser. Elle a créé le collectif deuilS qui réunit 11 associations et fédérations engagées autour du deuil. L’étude « Deuils et inégalités sociales », réalisée entre octobre 2023 et 2025, a bénéficié du soutien de la Direction générale de la santé et de l’agence régionale de santé d’Île-de-France. Dans ce cadre, un comité de pilotage, réunissant des professionnels reconnus de la santé mentale, de l’insertion et de l’interculturalité, a été formé. Des entretiens ont été réalisés auprès des professionnels des structures accueillant des publics vulnérables et des personnes concernées.
2 Les personnes citées ont été anonymisées.
Bibliographie
POUR ALLER PLUS LOIN…
Association Empreintes. (2025). Deuil et inégalités sociales : état des lieux et enjeux d’accompagnement du deuil en contextes de vulnérabilité (détention, migration, grande précarité, enfance protégée, victimes). Association Empreintes.