20 juin 2024, 20 heures. C’est fini, ce soir. Je pense. Je me revois un an avant, tout pile, il faisait une chaleur à mourir sur la table de l’ostéopathe. Un homme doux, précautionneux, à l’écoute, très professionnel. Il me manipule, normal, une, deux, dix, vingt minutes. Je crois me laisser faire, mais il s’arrête tout à coup et murmure : « Votre corps se tend comme un arc dès que ma main le touche. » Il suffit parfois de quelques mots pour faire sauter une défense. J’ai pleuré. Pleuré, pleuré, pleuré. D’en être toujours là malgré mes efforts, de ne pas différencier la main douce de la Main noire. J’ai pleuré de rage. Il m’a laissée me vider, debout, patient, bienveillant.
Quand j’ai repris mon souffle, il m’a doucement dit : « Pas besoin de m’expliquer. Une de mes patientes m’a parlé d’un atelier thérapeutique d’escrime, peut-être que… » Je me suis dit : c’est un signe. Je vis de cette Main galopant sur mon ventre, qui le met en remous permanent, qui entraîne des problèmes de santé récurrents, qui m’a menée à l’opération et aux soins post-opératoires, puis à cet ostéopathe qui me parle de cette association, et ça fait tilt : cette fois je vais boucler la boucle. D’une main gantée tenant le sabre, je vais trancher la Main noire. Et hop, on n’en parlera plus !
Le corps exprime
J’ai cette vie banale de femme victime de violences sexuelles. Enfant, par un proche, puis adulte, par un proche. La vie banale de plus d’une femme sur deux1, salies dans leur histoire. J’ai 42 ans et depuis mes 4 ans chaque jour en est taché. Des crispations, des appréhensions, de la tristesse, des angoisses… Mon corps est mutilé. Mes rêves, ma confiance, ma sérénité aussi. Je ne suis pas là où j’aurais aimé être. Je ne me suis pas résignée : j’ai fait des thérapies, brèves, longues et de toutes inspirations. J’ai tenté moins conventionnel, la médecine chinoise, le rebirth, les magnétiseuses et les sorciers en tous genres ; j’ai fait du sport, de manière anarchique, un peu ou beaucoup selon les périodes. J’ai mis ma force dans ces combats, chaque seconde de ma vie. Je suis fatiguée. Je n’ai jamais baissé les bras. Pourtant, les années ont passé, et mes économies avec, tenant toujours le même constat : ma tête se fichait de ce que ressentait mon corps. Je le regardais, de loin, dans sa souffrance comme dans son supposé plaisir. Je vivais dans un corps qui ne m’appartenait pas. En même temps, j’étais liée à cette enveloppe déchirée qui m’avait été assignée, forcée de supporter ce déguisement que je n’avais pas choisi et dans lequel je me sentais enfermée, à en devenir folle. J’étais condamnée à ce corps que je regardais parfois avec dégoût, souvent avec mépris, qui réagissait envers et contre moi, qui n’avait ni ma compassion ni ma confiance. Ma chair et mon esprit, comme deux entités foncièrement séparées.
Une partie de moi a pourtant toujours cru, su que ces souffrances n’étaient pas fatales, que j’allais trouver un jour comment dépasser tout ça. L’instinct de survie ? Je n’ai pas hésité une seconde à taper « escrime thérapeutique » dans le moteur de recherche. J’ai trouvé l’association Stop aux violences sexuelles et j’ai appelé sa présidente, Muguette. Elle n’a pas demandé mon histoire. Elle n’a pas émis de doute, n’a pas demandé de preuve, de détail, pour vérifier si… Elle m’a crue. Elle m’a dit : « Tu as été blessée dans ton corps, c’est ton corps qu’on doit réparer, ton corps qui doit expulser. » Sur le coup, je n’ai pas très bien compris, mais je lui ai fait confiance. J’ai fermé les yeux et je l’ai suivie. Muguette, avec un prénom comme ça j’étais sûre qu’elle aidait les fleurs à percer après l’hiver.
Premiers pas en thérapie du sabre
Première fois : je saisis le sabre. Il me brûle la main, il est trop long, trop lourd, j’ai peur de faire mal. J’abaisse le masque, grillagé. Premiers instants : je suis bloquée, oppressée, l’air ne passe pas. Je suffoque, je l’enlève, je respire, le rabaisse. J’étouffe ! Je l’enlève. Je le remets. Je vais le faire. En une seconde, les visages ne sont plus que des fantômes noirs et blancs, une armée guerrière dans une danse terrifiante. Je mouline avec mon arme. Je veux maîtriser, mais quand l’attaque vient, mon corps panique et part dans tous les sens. Il réagit en réflexes désordonnés, mes membres ne sont pas coordonnés. Je siphonne mes forces en gesticulant de manière anarchique. Je m’épuise contre un ennemi non identifié. Je n’y arriverai jamais.
Ça a duré dix mois comme ça. Dix jeudis, dix séances millimétrées lors desquelles nous avons travaillé dix thèmes, découverts les matins mêmes. Dix réveils embrumés d’une hâte mêlée d’angoisse. Dix femmes en dehors de moi. Une salle d’armes aux confins de la ville, grise et froide, où cinq autres femmes m’ont, nous ont accueillies, dix fois, avec du café, des amandes et des cœurs chauds. Deux psycho- logues, une kinésithérapeute, une maîtresse d’armes et une coordinatrice ont posé sur nous un regard inconnu, mêlé de confiance et de tendresse inconditionnelles. Un dispositif rigoureux, réfléchi, monté avec soin, au sein duquel rien n’est laissé au hasard.
Combats
À chaque fois la même chose.
Mon estomac serré quelques jours avant et la tension qui monte. L’inconnu, le gouffre, l’angoisse du vide : je sais que je vais me jeter. Je ne veux pas y aller, je ne veux pas y aller, je ne veux pas y aller. Je dois y aller. Je sais que je dois y aller.
Toujours la boule dans la gorge en passant la porte. En enfilant la paire de chaussettes de foot, le bustier en plastique, le drôle de pantacourt à bretelles, la bizarre sous-veste à un bras, boutonnée sur le cou, l’épaisse surveste à deux bras, épaisse, lourde, qui serre à la gorge. Un drôle d’accoutrement. Pesant.
Croiser leurs regards. Y voir ce que j’essaie de cacher dans le mien. Elles savent que je sais qu’elles savent : j’ai peur. Elles savent ce que j’essaie de cacher dans mes gestes retenus, dans la fausse désinvolture. Elles savent que je crains ce que peut faire mon corps, sans camisole. À chaque fois la même chose, mais un pas plus loin. Tout doucement, la peur s’estompe, elle sort de moi, longe mon sabre et s’agite en bout de lame.
Tout doucement, enserrée dans le carcan blanc, ma peau se colle à moi et mon enveloppe corporelle qui m’étouffait se transforme en couche de protection. De boulet à traîner, elle devient elle-même l’armure. Le costume s’allège : je maîtrise petit à petit la lourdeur de mes membres. J’apprends dorénavant à attaquer, à me défendre, à riposter. L’escrime, si codifiée, ouvre la porte de la libération. Je sens mes gestes plus sûrs et la panique domptée : j’adresse davantage mon geste. J’adresse ma rage et mon désespoir. Dans ce monde où l’on peut tuer sans dégât, où je colle qui je veux sur le grillage de l’adversaire sans visage, je peux pourfendre mon ennemi. Et je les vois, elles autres, gémir, pleurer, hurler, faire dégouliner les larmes, vomir l’injustice, frapper jusqu’à l’effondrement, faire sortir d’elles l’alien qui les ronge. Quand je les vois elles, je me vois moi. Mes sœurs d’armes. Nous n’étions à l’arrivée qu’un amas d’inconnues éparpillées, éclatées, de tous milieux, de tous âges, de toutes histoires. Je ne connaissais d’elles que leurs prénoms et la douleur de leurs visages… On n’a pas parlé. Ou très peu. J’avais toujours pensé que la parole permettait de mettre des mots sur une réa- lité, qu’elle donnait accès à l’écoute, au soutien et au soin. Pourtant, c’est parler qui m’a fait sombrer. Quand la parole est balayée, comment se croire soi-même ? Isolée dans ma tour d’ivoire, je subissais les assauts de l’armée furieuse, ces démons aux têtes d’anges qui tentaient de me prouver qu’indéfiniment le problème c’était moi. Je ne sais pas comment j’ai tenu. Peut-être que je les attendais ? Mes sœurs.
Sororité
Mes sœurs ne me jugent pas. Jamais. Elles ne connaissent de moi que les tréfonds de mon intimité, elles ne me traitent pas de folle. Elles sont là et me permettent d’être là, juste parce que j’existe. Avec elles, je suis légitime. Je pensais devoir éternelle- ment me battre pour justifier qui je suis, ressentir ce que je ressens, avec ce de quoi je suis faite. Je pensais toujours devoir faire avec, le trauma, la faille, le talon d’Achille. Jamais je n’avais voulu, ou jamais pu, prendre conscience que je pouvais, que nous pouvions, faire une force de ce que nous avons vécu. Que de nos douleurs conjointes, nous pouvions créer une boule de feu. Pourtant c’est là, maintenant ! Nos onze incendies ont créé ensemble un immense feu de joie autour duquel nous dansons, presque pleines, presque entières. Nous avons revêtu les tenues de combat, découvert que nous étions capables, que nous pouvions apprendre, que nous avions le droit d’assumer et d’utiliser la force qui est en nous. Dix mois après, nous repartons chacune sur nos chemins, poussées par celles qui nous ont suivies, mues par la certitude de n’être plus jamais seules. Nous devenons puissantes, désormais, nous, les Buffies, droites et fières contre les vampires.
20 juin 2024, 20 heures. Je pense à mon corps, ma maison, que deux hommes avaient ravagés. Je me suis donné le droit de la nettoyer, de la ranger et de la réparer. Je me suis donné le droit de demander de l’aide et d’accepter les mains tendues pour cet immense travail. Les fondations sont refaites. Les murs sont en cours. Le système d’alarme est plutôt efficace. Je m’y sens de mieux en mieux, même si par- fois la couleur des peintures me hérisse – je ferme les yeux et j’attends demain.
20 juin 2024, 20 heures. J’ai déposé les armes, c’est fini, je pense : c’est là que tout commence.