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Des paysages

Sidonie Han - Docteure en études théâtrales

Année de publication : 2023

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SANTE MENTALE, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°84 – Échappées artistiques (février 2023)

En 2008, la rencontre entre Alexis Forestier et André Robillard, à l’initiative de Charlotte Ranson, se concrétise par une collaboration artistique imprévue : un spectacle, Tuer la misère, des constructions, puis un second spectacle, Changer la vie (2011), qui seront suivis d’une autre collaboration à mi-chemin entre concert et performance, Les Cratères lunaires (2017). Alexis Forestier est metteur en scène, il dirige la compagnie Les Endimanchés depuis plus de vingt ans. André Robillard, sculpteur, dessinateur, mais aussi musicien, est un artiste d’art brut renommé, notamment depuis l’intégration de ses oeuvres dans la collection de  Jean Dubuffet, qu’il a rencontré plusieurs fois. La particularité de ces spectacles, que l’on pourrait considérer comme le prolongement d’un seul geste, tient à la singularité de chacun des deux
artistes et à une collaboration sincère, d’égal à égal, qui se développe au-delà de la question du trouble psychique et qui ne cherche pas à faire de cet acte une pratique de soin.

Alexis Forestier définit ainsi sa compagnie lors d’un entretien avec Jean Oury, alors directeur de la clinique la Borde : « Les Endimanchés, pourquoi on a donné ce nom aussi au départ, c’était ça. C’était une identification, bon, un désir surtout d’aller à la rencontre et d’observer des modes de vie marginaux. Enfin marginaux non, mais des modes de vie plutôt au contraire totalement dans une norme sociale, mais qui donnent lieu tout à coup à des lignes de fuite, à des écarts, à des inventions de vie, à des formes de vie comme ça, assez curieuses1. »

Sa pratique théâtrale, mais aussi musicale et plastique tourne autour de ces « lignes de fuite », à la recherche « d’ailleurs » possibles. Ces lignes de fuite, nous les retrouvons sous une autre forme chez Fernand Deligny avec les « lignes d’erre2» qu’il dessine pour décrire les trajets des enfants autistes dont il s’occupe avec d’autres éducateurs dans les Cévennes. Ces lignes, de fuite, d’errance, dessinent des chemins autres. La rencontre avec André Robillard, qui vit à l’hôpital psychiatrique de Fleury-les-Aubrais3, fait écho à  un univers déjà présent chez Alexis Forestier. André Robillard a commencé par construire des fusils avec des objets glanés çà et là vers l’âge de 30 ans. Depuis, il étoffe cet univers fait de mitraillettes, de Spoutniks, de musiques populaires et de langues inventées. « La rencontre avec André a provoqué une chose assez curieuse, c’était comme si je retrouvais certains arrières mondes qui avaient constitué Les Endimanchés à leur origine : l’imaginaire lié à l’enfance, une curiosité pour les musiques traditionnelles ou folkloriques, un attrait pour la culture populaire. Aussitôt, une sympathie s’est instaurée parce qu’André est extrêmement accueillant, prêt à déployer le monde qui est le sien, formé de ressassements, de stéréotypies et débordant à la fois d’une générosité, d’une drôlerie sans égal. C’est comme si j’avais eu des dispositions particulières dans la mesure où son univers m’était familier4. »

André Robillard est un artiste d’art brut particulièrement prisé des milieux culturels. Sa production artistique est certes fascinante, mais cela tient aussi à sa personnalité. Il est accueillant, curieux et aussi heureux qu’étonné de cette reconnaissance internationale qui l’amène à voyager un peu partout pour des vernissage et autres présentations.

La collaboration scénique avec Alexis Forestier est pourtant d’un autre registre. Les deux objets scéniques que sont Tuer la misère et Changer la vie montrent l’enchevêtrement de ces différentes lignes d’errance, celles d’André Robillard, mais également celles d’Alexis Forestier et de Charlotte Ranson, qui est présente dans Tuer la misère.

« Vous avez fait référence à l’ajustement et au désajustement et je vous disais […] qu’il y a eu un temps de l’ajustement et peut-être d’un ajustement se préoccupant trop de la présence d’André, après quoi on a senti venir cette possibilité […] que chacun retrouve son territoire et son rythme propre ; évidemment, il est très important qu’André puisse avoir son rythme propre, mais que nous aussi nous puissions avoir à côté de lui, autour de lui, dans un voisinage, cette possibilité d’une idiorythmie, d’un rythme propre à chacun, pour traverser, habiter cette structure, qui en effet se déploie comme un paysage 5.

Les paysages d’Alexis Forestier, justement, sont souvent fragmentaires. Ils se composent, se décomposent et tournent autour de l’institution psychiatrique depuis longtemps, particulièrement autour de la psychothérapie institutionnelle. Cela apparaît dans la plupart de ses entretiens et dans ses journaux de mise en scène. Les liens qui y sont faits entre le théâtre, tel que l’envisage Alexis Forestier, et la psychothérapie institutionnelle reflètent une lutte constante contre la fixation. Cet intérêt n’est pas de l’ordre d’un art « thérapie ». C’est de la marge dont il est question. Un intérêt, une attirance même, pour ce qui se dessine à la marge de la société, ce qui n’entre pas dans la norme. La forme fragmentaire répond parfaitement à cette attirance parce qu’elle contrecarre toute velléité de formatage, elle dessine quelque chose d’ouvert et de fracturé dans le même temps.

Les espaces théâtraux que construit Alexis Forestier sont profondément précaires et, de ce fait, ils n’offrent pas la structure rassurante à laquelle le spectateur peut être habitué. Il n’est pas pour autant question de perturber ce dernier comme un but en soi. La précarité spatiale, l’impossible unité, est la condition pour que puisse émerger le sens immanent à la représentation, pour que tout se passe dans le « maintenant » plutôt que dans l’avant ou l’après. Or, le « maintenant » n’est pas « ici » justement. Il n’est pas situable. Il se trouve toujours dans une situation spatiale mouvante, précaire, qui n’est jamais fixée. Trouver le sens immanent de la représentation n’est pas chose aisée. Il n’est d’ailleurs pas évident que cela puisse se faire. C’est le mouvement de cette recherche qui importe dans le théâtre d’Alexis Forestier, plutôt que son aboutissement. Et ce mouvement est rythmique.

« Ce que l’on peut dire sur un autre plan c’est que le théâtre est de l’ordre du hors temps, mais paradoxalement est-ce que ce ne serait pas un exercice sur cette chose qui n’est pas situable qui s’appelle le maintenant. Ça n’est pas le présent, c’est mystérieux – maintenant. Il faut reprendre depuis Parménide et compagnie… On confond le maintenant et le présent, ce n’est pas vrai, le maintenant n’est ni le passé ni le futur6. »

C’est dans cet arrière-plan théâtral que vient s’inscrire la rencontre avec André Robillard et que la possibilité d’une œuvre scénique commune apparaît. Les objets sculptés par André Robillard sont faits de « choses », d’objets trouvés, comme nous l’avons déjà dit, de fragments pour ainsi dire, qui s’assemblent, ou se réassemblent. Il y a quelque chose du « hasard organique » comme l’appelle Jean Oury, hasard organique également essentiel dans l’agencement scénique des créations d’Alexis Forestier. C’est ce même hasard qui permet l’émergence d’une parole, d’un ailleurs, d’un possible. Dès lors, Tuer la misère est construit à la fois sur une structure encadrante, qui permet à André Robillard d’évoluer sur un terrain inconnu, nouveau pour lui à ce moment-là – une scène de théâtre – et de laisser l’ouverture nécessaire pour l’émergence d’un sens possible.

La conception de l’espace dans Tuer la misère est assez paradoxale puisqu’elle vise à permettre la circulation alors même que le plateau est très encombré. Les déplacements des acteurs doivent alors emprunter des chemins détournés : contourner le grand plan de travail qui occupe tout le centre du plateau, passer par-dessus les câbles, entre les différents instruments de musique… Cette prise de possession de l’espace se fait très différemment pour chacun : André Robillard a son propre rythme, plus lent et en même temps plus minutieux. Il est souvent accompagné par l’un ou l’autre des acteurs dans ses traversées du plateau, c’est-à-dire qu’un contact – une main sur l’épaule par exemple – est établi entre lui et l’acteur, sans qu’on y décèle l’intention de le diriger. À côté de lui, Antonin Rayon et Alexis Forestier s’agitent, bondissent d’un instrument à une console, dans une sorte de précipitation burlesque. Pour permettre à quelque chose d’advenir, il faut donc accepter de se tenir dans un espace précaire. Les paysages que compose Alexis Forestier reposent sur ce paradoxe, ils tendent en même temps vers la dissociation schizophrénique et vers des espaces qui peuvent accueillir cette schizophrénie. C’est-à-dire qu’ils se décomposent, qu’ils reposent sur un fond d’instabilité, mais que, dans le même temps, ils cherchent la reconstruction. Si bien que ces paysages ne tombent jamais tout à fait dans l’agonie primitive, mais ne trouvent pas non plus d’apaisement dans une reconstruction achevée qui porte toujours le danger d’une normalisation.

L’univers d’André Robillard, essentiellement fragmenté, entre en dialogue avec celui d’Alexis Forestier de façon troublante. Les deux créateurs se répondent, ou parfois cheminent côte à côte. Leurs corps sur le plateau se croisent momentanément à un endroit ou un autre avant de reprendre leur errance respective. Tuer la misère occupe une place à part dans le parcours de chacun : chez Alexis Forestier parce qu’il s’agit du spectacle où le rapport au trouble psychique est le plus explicite ; chez André Robillard parce qu’il s’agit de la première forme ouvertement théâtrale à laquelle il participe, une forme qui brouille encore un peu plus ce qui est en jeu et ce qui est vécu, mais qui lui permet de s’approprier un espace. Au fur et à mesure des représentations, et du travail de répétition, sa présence se détache de plus en plus de celles des autres acteurs. Il se défait partiellement du besoin d’accompagnement. Cela ne signifie pas qu’il cesse d’être accompagné, mais qu’il s’approprie sa circulation sur le plateau, et qu’il peut, de fait, entrer en jeu plus aisément.

« Un spectacle c’est une vie, il y a quelque chose qui bouge autour de nous qui n’était pas là avant.Qu’est-ce que tu veux, moi ça me plaît tout ça, ça me plaît, c’est plaisant, c’est comme si j’avais fait ça toute ma vie… C’est-à-dire que je suis développé maintenant, j’ai développé ma technique au théâtre… ce qui est impressionnant c’est quand ça monte, ça monte, ça monte et puis ça se remplit… […] J’avais vu des machins de spectacle, mais j’aurais jamais imaginé ça, puis d’un seul coup je me suis trouvé là, je suis tombé dans le même système […] et quand on voit tout le monde que ça attire et les gens qui venaient de l’extérieur et qui me connaissaient7… »

Il y aurait beaucoup à dire sur ces deux spectacles, plastiquement, spatialement, mais il s’agissait ici simplement d’esquisser ce qui peut faire sens dans le rapprochement entre les arts scéniques et le trouble psychique. Rester dans la marge, une lutte commune, continuelle, contre la réification. « Faut tuer la misère parce que la misère elle nous fait trop de mal. Alors on prend la relève et on tue la misère8. »

Notes de bas de page

1 Han, S. (2010). Entretien avec Alexis Forestier [document inédit].

2 Lire : Deligny, F. (2013). Cartes et lignes d’erre. Traces du réseau de Fernand Deligny, 1969-1979. Éditions L’Arachnéen.

3 L’hôpital de Fleury- les-Aubrais a été dirigé par Georges Daumézon dont il porte désormais le nom (Centre hospitalier spécialisé Georges-Daumézon) juste après la guerre.

Il y apporte sa réflexion désaliéniste. « Il dénonce, bien avant Erving Goffman décrivant l’asile comme “institution totalitaire”, le caractère aliénant de l’hôpital psychiatrique, montrant comment ce système hiérarchisé en castes place le malade au bas de la pyramide. S’inspirant
de son expérience du scoutisme, il introduit de multiples activités distractives, culturelles, sportives auxquelles participe tout le personnel, y compris le personnel administratif et technique. Il crée des réunions
de pavillon où sont dégagées les stratégies thérapeutiques de chaque patient, liant traitement biologique et psychothérapie, et où on débat des conflits et problèmes liés à la vie du pavillon.»

Ayme, J. (1994). Essai sur l’histoire de la psychothérapie institutionnelle. Dans P.Delion (dir.), Actualité de la psychothérapie institutionnelle (p. 36). Matrices.

Georges Daumézon quitte Fleury-les- Aubrais pour Maison- Blanche en région parisienne en 1951.

4 Forestier, A. (2009). Entretien avec Cathy Bouvard [Dossier pédagogique Les Subs]

5 Mondzain, M.-J. et Forestier, A. (2010). Tuer la misère avec André Robillard. Frictions, 16, 47.

6 Oury, J. et Forestier, A. (2009). La fonction du théâtre (à la Borde). Conversation à la Borde les 3 et 4 octobre 2009.

7 Robillard, A. (2010). Le bonheur de la planète : paroles d’André Robillard, retranscription Alexis Forestier. Frictions, 16, 28.

8 Robillard, A. (2010).

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