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Politiser l’anxiété

Nicolas Chambon - Sociologue, Directeur de publication de la revue Rhizome, Orspere-Samdarra - Maître de conférences associé, Université Lumière-Lyon 2, CMW

Année de publication : 2024

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC PRECAIRE, SANTE MENTALE, Santé publique

Télécharger l'article en PDFRhizome n°90-91 – Anxiéter (décembre 2024)

Appeler à « politiser » l’anxiété peut sembler contre-intuitif tant les psychothérapies sont aujourd’hui largement reconnues et efficaces pour la soigner. De la crise d’angoisse aux troubles anxieux généralisés, les manifestations de cette souffrance sont nombreuses et souvent spectaculaires, se traduisant par des effets psychiques et somatiques intenses. Le travail de déstigmatisation en santé mentale doit se poursuivre afin que chacun puisse accéder à des soins adaptés. Politiser l’anxiété viserait non seulement à permettre à tout un chacun d’avoir des espaces où sa subjectivité est prise en compte, mais aussi à comprendre et à réagir à la dimension systémique de l’anxiété.

Les classifications médicales actuelles regroupent sous la catégorie des « troubles anxieux » des phénomènes divers, allant de l’angoisse aux traumatismes. Ce numéro Rhizome, dans la lignée de la clinique psychosociale, explore comment l’anxiété, souvent décrite comme une peur sans objet, se manifeste à la fois à l’échelle individuelle et collective.

Au-delà de son expression physiologique et psychologique, l’anxiété révèle des inégalités sociales profondes. Elle peut être un symptôme des mécanismes de domination existant entre ceux qui détiennent le pouvoir – et en réclament toujours plus – et ceux qui en sont démunis et le subissent. Dès lors, l’anxiété n’est-elle pas aussi un indicateur de l’évolution de nos structures et organisations sociales ?

Inégalités sociales et spatiales de santé mentale

Politiser l’anxiété, c’est d’abord comprendre comment elle est façonnée, d’une part, par notre environnement et, d’autre part, par les injonctions constantes à réussir et à choisir. Politiser l’anxiété, c’est agir sur ce contexte pour redonner du pouvoir à celles et ceux qui en souffrent.

Il est crucial de noter que les personnes vulnérables sont particulièrement touchées par les troubles anxieux. Les études épidémiologiques présentées dans ce numéro montrent que plus d’une personne sur dix en France souffre de troubles anxieux, avec des taux de prévalence beaucoup plus élevés chez les femmes et les jeunes. Les facteurs socio-économiques, comme le niveau de vie ou le soutien social, renforcent ces inégalités.

Réussir… ou pas ?

Dans ses réflexions sur la santé mentale contemporaine, Alain Ehrenberg avait analysé la dépression comme un symptôme des sociétés individualistes, marquées par une responsabilisation excessive. Aujourd’hui, l’anxiété semble être l’héritière de cette dynamique : elle naît de l’écart entre les attentes de réussite individuelle et une réalité faite de contraintes sociales, d’échecs et de doutes. L’anxiété reflète ainsi la pression à « réussir », souvent au détriment d’autrui.

Cependant, qu’entendons-nous par « réussir » ? Le désir de toujours choisir « le meilleur » – que ce soit pour soi ou ses proches – interroge profondément notre rapport aux autres et aux structures de pouvoir en place. Dans quelle mesure faudrait-il objectiver les meilleures écoles pour étudier ou les villes où il fait bon vivre pour habiter ? Dans les approches orientées vers le rétablissement, cette idée de réussite est revisitée. Il n’est plus tant question d’une réussite objective que de réaliser ce qui compte vraiment pour soi et pour les autres. Cette perspective apparaît sécurisante car elle permet aux personnes de se sentir écoutées et valorisées, animées par leurs aspirations propres. L’objectif n’est pas de se conformer à des normes de performances extérieures, mais d’aider les personnes à réaliser ce qui est significatif pour elles en reconnaissant leurs propres compétences et en tenant compte des obstacles sociaux auxquels elles sont confrontées.

Devoir choisir… ou pas ?

L’augmentation des troubles anxieux chez les jeunes est souvent associée à leur confrontation précoce à des choix de vie décisifs. Cette multiplicité de décisions, plutôt que de leur offrir des opportunités, renforce parfois des situations de précarité. Trouver un logement, une école, un travail, des amis, ouvrir des droits… Autant de « stresseurs » qui se multiplient pour tout un chacun. La quête du « bon » — le « bon travail », la « bonne carrière », la « bonne vie » — est constamment menacée par l’échec, ce qui exacerbe les troubles anxieux, notamment chez les personnes déjà fragilisées.

La précarité, autrefois perçue comme une fragilité des positions sociales, se redéfinit aujourd’hui autour de l’exigence de faire les « bons choix » et de la responsabilité qui incombe à chacun de ses échecs. Comment, dès lors, accompagner et sécuriser les individus sans les surresponsabiliser, tout en leur laissant la liberté de choisir ? Cette question nous amène à repenser les modalités de l’intervention sociale et sanitaire. Plu- tôt que de considérer l’échec comme une faute ou un manque, il pourrait être vu comme une étape d’apprentissage. Cette revalorisation de l’échec ouvre la voie à des approches dans lesquelles l’expérimentation personnelle est encouragée et les personnes sont soutenues dans leur cheminement, quelles que soient les embûches rencontrées.

Écouter et révéler toutes les expériences

Choisir implique de renoncer à certaines possibilités, nous confrontant ainsi à la finitude de notre existence. L’angoisse et l’anxiété sont intimement liées à des questions existentielles et représentent des réponses naturelles face à l’incertitude de la vie. Les troubles anxieux seraient profondément influencés par la manière dont chaque individu perçoit ces incertitudes et y réagit. En fin de compte, ils reflètent le sens que chacun donne à son existence. L’anxiété est donc à appréhender comme un phénomène à la fois individuel et social, ancré dans des contextes culturels et historiques spécifiques.

Il importe de considérer l’anxiété non seulement comme une émotion, mais aussi comme un processus permettant d’encourager une réflexion collective sur la justice sociale. Ce numéro, en donnant la voix aux personnes concernées par la précarité ou des troubles de santé men- tale, permet d’approcher la manière dont l’anxiété est thématisée, comment elle est associée aux épreuves de la vie et à l’isolement social. Des articles mettent en lumière les liens entre l’anxiété et les inégalités tout en soulignant l’importance de contester l’autorité épistémique dominante.

Les dynamiques de pouvoir patriarcal, par exemple, jouent un rôle majeur dans la production et la perpétuation de traumatismes, en alimentant des violences structurelles qui touchent particulièrement les femmes et les minorités de genre. Ces traumatismes se traduisent souvent par des troubles anxieux, accentués par des systèmes de domination qui non seulement créent de l’insécurité, mais rendent aussi plus difficile l’accès à des soins adaptés ou à des espaces d’écoute.

Traumatismes et anxiété

Des contributions explorent la façon dont l’anxiété s’imbrique dans le trouble de stress post-traumatique, à la fois comme un symptôme central et une comorbidité. Elles mettent en lumière les impacts psychosociaux des traumatismes prolongés, en particulier chez les personnes ayant subi des violences répétées telles que la maltraitance ou les abus, notamment sexuels. L’anxiété devient une réponse de survie, exacerbée par des croyances négatives et des émotions intenses, tout en alimentant la précarité sociale et économique des personnes victimes. Les stratégies thérapeutiques, incluant la régulation émotionnelle et l’exposition progressive à l’anxiété, sont essentielles pour restaurer leur sécurité intérieure.

Penser le répit et l’apaisement

L’exposition permanente à l’information et aux réseaux sociaux rend le repos psychique de plus en plus difficile, notamment pour les personnes confrontées à une insécurité constante au regard de la précarité qu’elles vivent. Contrairement aux idées reçues, les publics concernés par la précarité, la migration ou les troubles de santé mentale sont souvent les premières victimes de cette insécurité sociale. À titre d’exemples, dormir à la rue ou dans des hébergements collectifs expose les personnes à la violence ; être en attente de son droit au séjour ou d’une réponse sur la garde de ses propres enfants, provoque de l’incertitude.

N’est-il pas temps de réinventer des espaces de répit, où les rythmes effrénés de la société seraient ralentis, permet- tant ainsi aux individus d’échapper à la pression sociale ? Politiser l’anxiété pourrait ainsi permettre de créer des lieux où chacun pourrait nommer, comprendre et aborder ses souffrances sans honte ni stigmatisation.

Ce numéro rappelle l’importance d’une prise en charge spécifique et d’un accompagnement thérapeutique, fondé sur l’écoute et la stabilisation, avant de débuter tout travail psychothérapeutique approfondi. Il importe de donner aux individus la possibilité de reprendre le contrôle sur leur propre récit, mais aussi d’être à l’écoute des professionnels de la santé mentale, des psychologues aux différents intervenants du champ de la psychiatrie, s’inquiétant aujourd’hui de la réduction des lieux thérapeutiques. Ces derniers permettent à chacun de comprendre et de travailler son propre mal-être sans que cela ne soit soumis aux logiques de rentabilité.

Toutes les contributions de ce numéro s’accordent sur la nécessité d’un accompagnement continu et sécurisé, notamment pour les jeunes et les personnes précaires ou migrantes, souvent confrontés à des politiques d’accueil inhospitalières. Il apparaît urgent que ces dernières, ainsi que les conditions de vie, s’améliorent afin d’atténuer les effets délétères sur la santé mentale des populations vulnérables.

Les politiques de gestion de crise, notamment en psychiatrie et dans le champ de l’action sociale, sont parfois anxiogènes. Ainsi, dans ce numéro, les conséquences néfastes des hospitalisations sous contraintes sont explorées. La contention et la médication forcées sont identifiées comme des sources majeures d’angoisse. Aggravant souvent les symptômes psychiques, elles génèrent également des sentiments d’abandon et de violence.

Pour une action collective

Ce numéro souligne que l’action, individuelle ou collective, peut redonner du sens et de l’apaisement face à l’angoisse. Si l’anxiété nous pousse souvent à éviter ce qui nous effraie, il en va de même pour les crises sociétales qui nous semblent insurmontables, comme celle du dérèglement climatique. Pourtant, l’évitement est souvent contre-productif et peut même, dans certains cas, renforcer le problème – une leçon que la psychologie met en lumière et qui trouve un écho dans les enjeux politiques d’aujourd’hui. Cette crise, qui touche à l’essence même de notre survie, nous oblige à réagir collectivement. Il n’y a plus d’autre choix que de sortir des logiques de croissance infinie et de chercher de nouveaux chemins, plus justes et durables. C’est en transformant cette anxiété collective en une force motrice que nous pourrons non seulement surmonter les crises contemporaines, mais aussi bâtir des sociétés plus justes et résilientes, capables de vivre l’incertitude avec solidarité.

 

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